Materiae Variae Volume III
Les jugements de Renart : impunités et structure romanesque de Jean R. Scheidegger
Les "vieux sages" épiques de Jean Subrenat
Pères et filles dans Apollonius de Tyr de Jean R. Scheidegger
Problèmes de justice dans Li chevaliers as deus espées de Régine Colliot
Le Graal et la Chevalerie de Jean Frappier
LE GRAAL ET LA CHEVALERIE*
Jean Frappier
Les romans du Graal offrent cette complexité d'être à la fois des romans de chevalerie et des romans religieux ; certes la présence simultanée des deux inspirations — la chevaleresque et la religieuse — n'a rien d'exceptionnel au Moyen Âge, maiscette union des deux courants prend dans les fictions du Graal un caractère singulier. Si l'on a spéculé beaucoup sur lesr apports du Graal, ou plutôt du Saint-Graal, avec la liturgie et avec la théologie, non sans excès de subtilité, alors qu'il s'agit le plus souvent de vérités fondamentales enseignées par le catéchisme, peut-être n'a-t-on pas prêté une attention suffisante à nombre de traits qui ne sont point sans lien avec la théologie, mais appartiennent surtout au domaine de la psychologie. Ces traits sont convergents et tendent à créer un assemblage indissoluble de la chevalerie et de la religion. En les rapprochant j'ai eu le sentiment d'avoir saisi un fil conducteur capable de guider à travers une littérature assez dédaléenne et de faire mieux comprendre la genèse et le développement du thème du Graal. Je ne me flatte pas d'être le premier à découvrir ce fil conducteur ; on l'a entrevu, mais on n'a fait à son propos, çà et là, que des remarques éparpillées. Le dessein s'est donc formé dans mon esprit d'une étude plus méthodique où j'essaierais d'établir que, dans les romans du Graal, même dans ceux qu'anime le plus l'élan mystique, ceux-là surtout peut-être, la religion n'a guère cessé d'être exaltée en fonction de la classe des chevaliers, et dans l'intention précise d'exalter cette classe elle-même. C'est ce fait de psychologie collective que je voudrais examiner. Le sujet est vaste, il se nuance et se diversifie d'un roman à l'autre ; je ne vise ici qu'à l'esquisser en opérant une coupe à travers les oeuvres capitales inspirées par le Graal à la fin du XIIe siècle et dans le premier tiers du XIIIe.
Avant que je m'engage dans cette analyse, quelques remarques vont tenter de la jalonner et serviront à définir le sens que j'attribue à la fusion de l'idéal chevaleresque et de l'idéal religieux dans les romans du Graal.
Ceux-ci sont religieux au sens général du mot ; ils illustrent et ils prônent la foi et la morale chrétiennes ; l'un d'entre eux, la Queste del Saint Graal, se change par endroits en un traité de vie dévote. Cependant leur caractère commun et distinctif est leur esprit eucharistique. Il en est déjà ainsi dans le plus ancien qui nous soit parvenu : le Conte du Graal de Chrétien de Troyes. Même si, comme je le pense, des traces de l'origine païenne et magique de la légende persistent dans le texte du poète champenois, qui s'est plu à ne pas dissiper toute ambiguïté, il est hors de doute que sa conception du Graal est déjà christianisée et orientée vers le mystère eucharistique. Le plat mystérieux — tant sainte chose — que Perceval a vu passer après la lance au château du Roi Pêcheur, sans poser la question libératrice, contient une hostie destinée à soutenir la vie d'un saint homme très âgé. Le branle était donné au jeu des imaginations ; après Chrétien, et en partie dans le sillage de son oeuvre, la christianisation des deux objets, la lance qui saigne et le Graal, se poursuit et s'achève par leur assimilation explicite à d'augustes reliques. La lance est identifiée avec celle du soldat romain qui perça le flanc du Christ et qu'une antique légende nommait Longinus ; le Graal est le Saint-Graal, le « vaisseau » dont Jésus s'était servi pour la Cène et le « calice » où Joseph d'Arimathie avait recueilli le sang qui coulait des plaies du Crucifié. L'oeuvre où apparaît en toute clarté cette dernière assimilation est celle de Robert de Boron, le Roman de l'Estoire dou Graal, écrit entre 1200 et 1215. Finalement, dans des romans en prose postérieurs à Robert de Boron, dans le Perlesvaus et dans la Queste (vers 1225-1230), des visions mystiques et plastiques à la fois montrent le sang de la Sainte-Lance, de l'éternel sacrifice, coulant dans le Saint-Graal, vaisseau de l'éternelle rédemption. Plutôt qu'une relique au sens courant du mot, le Saint-Graal était dans l'imagination des auteurs de ces romans un symbole ; pour eux, sa quête et sa révélation étaient celles de la grâce eucharistique, de la communion avec Dieu, de l'extase. Or, cette guête, ils l'ont réservée à l'élite de la chevalerie.
Élite mi-réelle, mi-idéale, qu'il faut essayer de définir elle aussi. Au sein de la société féodale, la chevalerie, à laquelle le rite de l'adoubement donnait le caractère d'une initiation simplement laïque au début, sanctifiée ensuite par une cérémonie religieuse (mais toujours un chevalier plus ancien adoubera le nouveau chevalier), constituait un compagnonnage ; un compagnonnage par cooptation, qui entendait être celui des meilleurs. Le concept de la naissance, du sang noble, du lignage ne perdait rien de ses droits ou de ses privilèges ; à l'époque considérée, l'esprit aristocratique et la conscience de classe, ou de caste, restent extrêmement vifs dans la chevalerie(1) ; toutefois le compagnonnage des chevaliers abolissait la hiérarchie féodale, au moins en principe : une fois chevalier, un simple vavasseur devenait l'égal d'un baron, d'un comte, d'un fils de roi ; l'esprit de caste composait de la sorte avec le mérite personnel.
Ainsi la figure du chevalier était-elle la plus haute pour la société féodale des XIIe et XIIIe siècles ; à cet égard le roman dépassait la stricte réalité, et se chargeait de l'embellir. C'est surtout dans les romans arthuriens, et d'abord dans ceux de Chrétien de Troyes, que le chevalier est le type de la noblesse, comme le baron l'avait été dans les chansons de geste pour la génération précédente. Gauvain, Erec, Yvain et les autres héros de la Table Ronde appartiennent à de très hauts lignages, mais leur gloire est inséparable de leur qualité de chevaliers et de leurs exploits proprement chevaleresques. Au point qu'on sentirait une dissonance, à entendre parler d'un duc Gauvain ou d'un comte Lancelot. Avec ces personnages, la réalité du temps est projetée sur un passé lointain, époque d'une idéale chevalerie. Ces héros de romans accomplissent au cours de leurs chevauchées, le plus souvent solitaires, leur brillante mission de défenseurs des faibles et de redresseurs de torts. Dans un univers visité par le merveilleux, ils quêtent l'aventure capable de consacrer leur prouesse et de les tirer hors de pair ; de Chrétien de Troyes au Perlesvaus et au Lancelot en prose, le type du chevalier errant qui va aventure querant, se précise de plus en plus(2) ; d'aventure en aventure, il cherchera et peut-être il rencontrera un jour la plus haute de toutes, celle du Sâint-Graal.
Du roman, revenons maintenant sur le plan de la vie réelle : le chevalier errant, que l'on est tenté de considérer comme un personnage chimérique, parce qu'il pourfend des géants et des monstres, avait son premier modèle, beaucoup moins parfait assurément, dans la société féodale du temps ; ce premier modèle était le chevalier sans fortune, le cadet de famille, le vassal non « chasé », non pourvu d'un fief. Ce chevalier-là, menacé par la pauvreté, courait de tournoi en tournoi, lorsqu'il savait bien manier le cheval et la lance, dans l'espoir d'être vainqueur et d'obtenir une rançon de ses adversaires prisonniers ; ou bien il louait ses bras et ses armes à la noblesse possédante et devenait un « soudoier », tel Eliduc dans le lai de Marie de France ; ou bien il entreprenait le voyage d'outremer et partait pour les expéditions lointaines et pour les croisades; ou bien, faute de se résigner à l'inaction, il se faisait quelquefois, de façon très peu honorable, pillard et voleur de grands chemins (cette catégorie de chevaliers dévoyés est représentée dans les romans, où, il va sans dire, le héros lutte contre eux). C'est peut-être surtout à ces nobles sans terre, à demi déclassés, en état presque continuel de disponibilité que devait plaire à titre de compensation et de revanche, fussentelles illusoires, l'image du chevalier de la Table Ronde et du chevalier errant.
Cependant, d'une manière plus générale, la majeure partie des nobles perdaient de leur force réelle(3). Contrainte entre la bourgeoisie et le pouvoir royal, la noblesse s'est défendue contre la montée des périls. Sa défense a été, dans une large mesure, morale et symbolique. Elle s'est enfermée dans ses modes de vie ; elle a entouré le prestige de la chevalerie de plus d'étiquette et de cérémonie; enfin elle a voulu se recréer sous la catégorie de l'idéal. A cette transformation sociale et psychologique correspondent le romanesque et le merveilleux des récits arthuriens. L'irréalité même des exploits accomplis par les chevaliers errants nous laisse entrevoir une noblesse qui a renoncé en partie à son activité pour se réfugier dans la contemplation de hauts faits imaginaires. Elle en est à la période contemplative, quasi mystique — sans que disparaisse toute pensée de complicité avec les auteurs qui sauront lui présenter les embellissements les plus flatteurs et les plus audacieux.
J'incline à croire que cet état d'esprit est l'une des causes, et peut-être la cause principale, des aspects nouveaux que revêt l'union de la chevalerie et de la religion dans les romans du Graal. Car il ne s'agit plus seulement, comme dans les chansons de geste, d'une chevalerie de croisade, milice séculière, livrant le combat de l'Église contre les ennemis de la foi et gagnant les armes à la main la récompense du paradis. Si saint Bernard(4), célébrant à propos de l'ordre des Templiers, la conciliation possible des aspirations chevaleresques et des vertus monastiques, avait esquissé l'idéal que devait personnifier plus tard un Galaad dans la Queste del Saint Graal, l'invention de ce héros et de son extraordinaire évangile a dépassé tous les desseins de l'Église. L'éclat ne manque pas aux prérogatives « historiques » et mystiques qu'assume la classe des chevaliers dans les romans du Graal, du moins dans les plus évolués d'entre eux. Ils parlent en effet d'une chevalerie messianique, enracinée dans les temps bibliques, présente à la Passion, prédestinée, digne d'approcher, presque sans médiation, des mystères de la foi et d'accéder à la connaissance du divin. C'était un rêve, et, sans que je prétende donner une explication unique de cet immense rêve, j'espère ne pas me tromper tout à fait en y discernant le désir à demi conscient qu'avait la chevalerie de préserver son essence sur un plan sublime et purement spirituel, de se justifier.
Certaines correspondances ont du favoriser cette sublimation : le concept féodal du lignage, des privilèges de la naissance et du sang n'étaient pas en désaccord avec l'image de l'Arbre de Jessé, l'idée de l'arbre généalogique de Jésus, ni même avec les notions théologiques de la prédestination et de la grâce. D'autre part, la tradition des évangiles apocryphes était très vivante au Moyen Âge, et c'est à cette tradition que s'est rattachée la grande légende hagiographique de la chevalerie ; elle en est comme le prolongement, un rejeton vigoureux poussé au coeur même de la civilisation médiévale. Ce nouvel évangile apocryphe ne semble pas avoir causé d'inquiétude sérieuse à l'Église; en matière de dogme et de morale, il n'était pas suspect d'hétérodoxie, et c'est à tort que certains critiques, quêteurs trop tenaces d'un Graal albigeois, ont cru y déceler des traces de catharisme. Les romans du Graal sont des romans très pieux, traversés par la nostalgie et l'espérance de la sainteté. C'est un fait cependant qu'ils demeurent en marge de la foi officielle, qu'ils se placent en flèche par rapport à elle. On comprend la réserve, ou la défiance, de l'Église à leur égard. Peut-être, comme on l'a supposé, a-t-elle soupçonné le paganisme originel de la légende ; mais, de toute manière, pouvait-elle sembler accorder l'appui de son autorité à une semblable exaltation mystique de la chevalerie ? Celle-ci s'attribuait, en toute candeur, une participation directe aux « secrets » de Dieu, et au plus émouvant d'entre eux, le mystère eucharistique. Pointe extrême d'une idéale revanche de caste.
Cette image sublime de la chevalerie ne s'est pas réalisée d'un coup. Les textes que nous avons conservés permettent de reconnaître des étapes. Au départ nous avons Chrétien de Troyes et son Conte du Graal ; Perceval n'est pas encore un représentant de la chevalerie « celestielle » et il n'est pas de le confondre avec un Galaad; pourtant, il ne ressemble pas non plus aux héros antérieurs de Chrétien, un Erec, un Cligès, un Yvain, un Lancelot, un Gauvain, et l'on dirait que les développements futurs du Saint-Graal sont en germe dans le roman inachevé.
Chrétien de Troyes a toujours été le poète de la chevalerie ; mais jusqu'au Chevalier au Lion et au Chevalier de la Charrette inclusivement, la conduite de ses héros avait été commandée par les valeurs courtoises. Ils agissaient dans le siècle et pour le siècle ; s'ils ne reniaient en aucune manière la foi chrétienne, ils obéissaient avant tout à cette divinité allégorique qu'était l'Amour ; sans doute la chevalerie d'un Yvain, et plus encore celle de Lancelot, prenaient-elles un coloris religieux, paraissaient-elles vouées quelquefois au sacrifice et à une sorte de sainteté, mais cette idéalisation tournait en fin de compte au bénéfice d'une morale profane.
Or le Conte du Graal, si délicate que soit à trouver sa juste interprétation, apporte des indices non trompeurs d'un ou tout au moins d'une orientation nouvelle : l'idée proprement religieuse, écartée en somme de la poésie devient, ou redevient, un élément essentiel de l'éthique chevaleresque. Il en est ainsi dès le prologue où l'accent est mis avec force sur la charité et sur l'amour de Dieu(5) ; il serait étonnant que Chrétien eût écrit ce prologue dans la seule intention d'une louange à l'adresse de Philippe d'Alsace et sans établir quelque rapport avec le sen de son roman ; de fait, exemple le plus significatif, l'enseignement de l'ermite à Perceval - Deu croi, Deu aimme, Deu aore(6) fait écho au
et à sa spiritualité.
Chrétien, de façon ingénieuse et souvent piquante, a donné aux aventures de Perceval l'allure d'un roman éducatif, d'une suite progressive d'apprentissages, grâce auxquels le sauvageon de la forêt galloise, animé d'une magnifique vitalité, plein denbonne volonté, mais « nice », simple et fruste, est instruit peu à peu par les conseils et par l'expérience, apprend la technique et les règles morales du combat chevaleresque(7), acquiert tant bien que mal un vernis de bonnes manières, devient apte à goûter les délices sentimentales et extatiques de l'amour, d'une souffrance intérieure remords d'avoir abandonné sa mère, tourment tardif (il prend d'abord son échec à la légère), mais très âpre d'avoir manqué par sa faute l'aventure du Graal , traverse un long désarroi durant cinq années où il « ne se souvient plus de Dieu », parvient au repentir, est touché par la grâce un Vendredi saint dans l'ermitage de son oncle, et communie enfin le jour de Pâques. C'est lorsque son héros est à ce degré de perfection spirituelle que Chrétien nous parle de lui pour la dernière fois.
Cette brève analyse avait seulement pour but de rappeler que dans le Conte du Graal, tel qu'il nous est parvenu, les valeurs proprement religieuses apparaissent comme le couronnement de l'apprentissage chevaleresque, ou plutôt de morale du chevalier. Constatation de portée toute générale. Elle ne suffit pas à caractériser le héros du Graal ni les qui entourent l'apparition, puis la quête de l'objet mystérieux. Ce sont des traits complémentaires de prime abord, et pourtant décisifs, car ils domineront l'évolution future du thème, qui donnent une couleur particulière au personnage et à l'histoire de Perceval. Or ces traits complémentaires ont justement pour qualité commune d'isoler, autant qu'il est (il y a une limite à tout), l'aventure du Graal, en dépit de ses résonances religieuses, à l'intérieur des concepts et des formes de la vie féodale et chevaleresque.
C'est d'abord l'idée du lignage, de la noblesse du sang. Elle se manifeste de deux manières. En premier lieu, par le motif de la vocation irrésistible, que Chrétien, dès le début du roman, a brillamment conduit à la gloire de la chevalerie. appartenait à une famille très noble, mais il n'en savait rien, car sa mère, la veuve endeuillée à jamais par la mort de deux autres fils, tués à la fleur de l'âge peu après leur a voulu élever celui qui lui restait dans l'ignorance absolue de la chevalerie. Mais un matin de printemps, l'adolescent voit passer dans la forêt cinq chevaliers, si beaux à ses yeux qu'il les prend d'abord pour Dieu et ses anges (Chrétien a été le premier à sourire de cette naïveté, mais un temps viendra où l'élu le plus sublime de la Queste del Saint Graal sera véritablement comparable à un ange). La force de l'instinct et de l'hérédité triomphe d'une éducation timide ; Perceval décide sur-le-champ de partir pour la cour du roi Arthur et de devenir lui-même chevalier. C'est en vain que sa mère a voulu étouffer en lui la voix du sang. Conception profondément féodale. D'autre part, l'aventure même du Graal est inextricablement mêlée à l'histoire d'un lignage. Contrairement à ce qu'on a prétendu parfois, Perceval n'est pas n'omporte qui : par sa mère, il est de la même race que le Roi Pêcheur, qui est son cousin ; il a pour oncles le père de ce Roi et l'ermite du Vendredi saint. Sans parler d'une certaine cousine qui s'indigne de son échec. Tant et si bien que le mystère du Graal finit par ressembler à un secret de famille. Chrétien ne dit rien de plus, il ne dresse pas tout un arbre et il ne rattache pas le lignage de son héros à une haute antiquité sacrée ; mais il indique assez, ou il suggère, que le Graal et sa conquête sont une sorte d'apanage, un privilège réservé à une race ou à une dynastie. A-t-il été plus loin ? A-t-il vu en Perceval un héros prédestiné ? Ce n'est pas certain, car il n'a jamais formulé pareille conception ; cependant deux passages au moins laissent entendre, malgré leur tour énigmatique, que Perceval est promis à une destinée exceptionnelle : à la cour d'Arthur, une pucelle, qui n'avait pas ri depuis six ans, rit en regardant Perceval (parti le jour de sa forêt galloise), et elle ne devait rire, d'après la prédiction d'un «sot», qu'en voyant «celui qui de chevalerie avra tote la seignorie »(8) ; il est dit en outre d'une épée remise par le Roi Pêcheur à Perceval, qu'elle lui « fut jugée et destinée » (v. 3168). Même si de tels indices semblent légers et n'autorisent pas de conclusion ferme, Perceval prend au moins l'apparence d'un libérateur attendu par tout un lignage. L'espérance de sa venue, et peut-être de son retour, était de nature à entraîner l'idée de sa prédestination.
Si l'on se tourne maintenant vers le personnage de une double constatation s'impose : sa naissance le
rattache à la classe des seigneurs et des chevaliers, et il est le seul représentant du clergé, j'entends le seul qui joue un rôled'ordre spirituel(9). Ce saint oncle de Perceval restera le modèle des nombreux ermites que les quêteurs du Saint-Graal rencontreront presque à chaque tournant de leurs aventures dans les romans en prose du XIIIe siècle ; sans doute ces ermites remplissent-ils au fond des forêts un devoir d'hospitalité à l'égard des chevaliers errants, mais, en dehors même de tout rapport religieux, des affinités morales et psychologiques rapprochent les uns des autres, ne serait-ce que le goût commun de la solitude. Beaucoup de ces ermites très saints, nous apprennent les textes, sont d'anciens chevaliers passés de la vie active à la vie contemplative; ils connaissent ou les prophéties et les mystères du Saint-Graal. Plus d'une fois la quête spirituelle paraîtra se dérouler dans un système clos, le sens en étant transmis de l'ermite (ou du religieux) ancien chevalier au chevalier encore novice, quelque peu en dehors des cadres de l'Eglise officielle, le plus loin possible en tout cas de la hiérarchie ecclésiastique. Cette impression est déjà celle que nous laisse l'épisode de l'ermitage dans le roman de Chrétien ; jusqu'alors l'instruction religieuse du héros était restée bien décousue : c'est à son oncle l'ermite qu'il appartient de lui faire comprendre l'essentiel de la foi chrétienne(10), tandis qu'une oraison secrète, dite de bouche à oreille, ressemble à une initiation et teinte la scène d'un léger ésotérisme(11).
Considérons un troisième élément ; ce n'est pas le moins important, car il s'agit du motif central, qui n'est autre que le cortège du Graal. Certainement la belle description de Chrétien a beaucoup plu et, après lui, d'autres auteurs, avec moins de bonheur, se sont évertués à la refaire en l'adaptant aux conceptions d'un Graal entièrement christianisé. Cependant, de quelque façon qu'on interprète la scène, d'esprit très aristocratique(12),décrite par Chrétien (il est probable qu'elle représente un cérémonial de cour, d'une particulière solennité), elle est à l'origine des futurs offices du Graal ; quelque chose d'elle ne s'effacera jamais, même dans la version la plus épurée(13), et la miraculeuse liturgie du Saint-Graal continuera à se dérouler dans le décor d'un château féodal.
Après Chrétien de Troyes, des changements évidents, parfois même des mutations brusques, surviennent dans l'histoire romanesque et symbolique du Graal ; elle s'amplifie, se complique, se ramifie en versions nombreuses. Cependant une continuité subsiste : cette histoire fixe de plus en plus les aspirations et les rêves de la classe noble en glorifiant chevalerie et religion.
D'un texte à l'autre on pourrait s'attarder à noter ressemblances et différences, à saisir des nuances qui ont certainement leur prix ; mais je cherche surtout à tracer des lignes générales, à dégager une perspective. Qu'il me suffise donc de mentionner les Continuations en vers du poème inachevé de Chrétien. Les deux dernières - celle de Gerbert et celle de Manessier - datent du deuxième quart du XIIIe siècle, et elles ne nous apportent que des témoignages et des reflets tardifs, puisqu'elles sont postérieures à la phase ultime de la transformation du Graal en Saint-Graal. Les deux premières, anonymes(14), du début du XIIIe siècle, peignent de préférence les scrupules et les raffinements de l'honneur chevaleresque ; leur ton est souvent plus profane que religieux, et la visite au du Roi Pêcheur sert avant tout à éprouver la valeur du chevalier, quïl soit Gauvain ou Perceval. A vrai dire ces textes, où s'affirme cependant par endroits la christianisation de la légende, ne sont que très partiellement des romans du Graal.
Combien me paraît plus probant, je veux dire plus propice à mon sujet, le Parzival de Wolfram d'Eschenbach composé tout au début du XIIIe siècle, vers 1201-1205. Si sa dette est grande à l'égard de Chrétien, Wolfram avait l'imagination fertile et il a tiré beaucoup de son cru. Son poème fougueux, touffu et coloré est original par l'invention et par le style. Chevalier, il n'était pas seulement un spectateur admiratif, un moraliste, souvent amusé, et parfois un peu détaché, de l'honneur et de la prouesse, à la manière de maître Chrétien le clerc ; Wolfram participait en personne à cet honneur et à
cette prouesse. Féodalité et chevalerie constituaient les assises et le tremplin de sa vie intérieure et de sa vie active. Aucun autre poète du moyen âge n'a exalté avec autant d'énergie que lui l'efficacité humaine, temporelle, spirituelle, divine même de l'ordre des chevaliers. Une telle foi dans la valeur d'une institution serait inconcevable sans un élan de caractère religieux et, de fait, Wolfram était un croyant, respectueux des dogmes de l'Eglise, et acquis à un idéal de vertu et de pureté (malgré des pointes d'enjouement et de scepticisme). Il n'existe chez lui aucun conflit entre la chevalerie et la religion ; mais de la fusion ou de la confusion des deux domaines se dégage moins l'idée d'une chevalerie au service de la religion que celle d'une véritable religion de la chevalerie, et il semble en fin de compte que Wolfram rêvait bel et bien d'une élite vaguement théocratique de chevaliers recevant du Ciel des messages directs(15).
Certains des traits qui, chez Chrétien, caractérisaient ou commençaient à caractériser la figure du héros du Graal sont repris et accentués. Wolfram accorde une plus grande portée au lignage en dressant toute une généalogie de Parzival et des rois du Graal et en consacrant une ample introduction à la biographie de Gamuret, père de Parzival ; cependant, non plus que Chrétien, il ne fait remonter le lignage insigne jusqu'aux temps bibliques ou jusqu'à l'époque de la Passion. L'idée de la prédestination, latente dans le roman français, passe au premier plan(16) : les chevaliers du Graal sont des privilégiés de la grâce divine, des élus, et des inscriptions apparues sur la pierre mystérieuse les désignent à l'avance. Wolfram pousse très loin l'interprétation féodale et chevaleresque de la religion : selon lui, un contrat vassalique lie Dieu et le chevalier élu ; ce contrat doit être respecté par le seigneur comme par le vassal ; aussi, quand Parzival estime que Dieu l'a injustement traité en manquant de triuwé - de loyauté et de droiture - à son égard (lors de sa première visite au château du Roi Pêcheur et de son échec immérité a ses yeux), Wolfram n'a pas un mot de blâme pour son héros, et ensuite Dieu a tout l'air de réparer une erreur en restituant à Parzival la plénitude de sa grâce. Comment expliquer ces audaces naïves autrement que par une hypertrophie de l'esprit de caste ?
Une innovation de Wolfram est le rôle que jouent les Templiers dans le Parzival ; au château de Montsalvage, autour du roi infirme, Amfortas, ils forment la confrérie des gardiens du Graal et ils défendent l'approche du château contre tous ceux qui voudraient y pénétrer sans en être dignes(17). On se rappelle que saint Bernard avait célébré dans la fondation de l'ordre du Temple la naissance d'une chevalerie nouvelle (De laude Novae Militiae ad Milites Templi) : milice de la guerre sainte - cette notion changeait l'homicidia en malicidia les Templiers alliaient les vertus chevaleresques aux vertus monastiues (du moins avant la décadence de l'ordre). Ils pronononçaient les trois voeux de pauvreté, de chasteté et d'obéissance. Cependant les sévérités de l'ascétisme étaient relativement atténuées en leur faveur, et il convient aussi de ne pas oublier que les authentiques Templiers c'est-à-dire les combattants, chevaliers et écuyers, n'étaient jamais ordonnés prêtres. De toute manière la haute fonction que Wolfram octroie aux chevaliers du Temple est une preuve certaine de son admiration pour cet ordre militaire, qui paraissait résoudre l'antinomie de deux états. Faut-il conclure de là qu'il se ralliait à la solution de l'Église, qu'il rejoignait exactement la pensée d'un saint Bernard ? Evidemment non. Les Templiers du Parzival sont eux aussi des personnages de roman ; s'ils sont astreints à la chasteté tant qu'ils demeurent à Montsalvage, leurs voeux ne sont pas éternels, ils peuvent retourner dans le siècle où il ne leur est pas interdit de courtiser les dames et de se marier ; inversement Parzival, devenu roi du Graal et entré dans la sainte confrérie, recevra de Dieu lui-même la permission de garder près de lui celle qu'il avait déjà épousée. Sans attacher une extrême importance à ces inventions, j'y verrais volontiers une tentative de Wolfram pour tirer davantage l'ordre des Templiers du côté de la chevalerie.
Cette apparition des Templiers dans un roman du Graal reste énigmatique ; elle est de nature à faire naître bien des hypothèses. Jusqu'ici les recherches entreprises sur l'histoire de l'ordre n'ont pas abouti à la découverte d'une porte secrète qui permettrait de pénétrer jusqu'aux arcanes du Graal.
Au surplus, le tableau d'une collectivité organisée de chevaliers gardiens du Graal manque chez les auteurs français, ou ne s'entrevoit que tout à fait à l'arrière-plan ; peut-être parce que ces auteurs s'intéressaient davantage à l'individualité des différents héros. S'il est sûr enfin que dans le Perlesvaus et dans la Queste, les quêteurs du Saint-Graal ressembleront de près aux chevaliers-moines de l'ordre du Temple, l'assimilation ne sera jamais totale ni explicite ; une marge subsistera toujours, le dernier pas ne sera point franchi, et la chevalerie « celestielle » elle-même restera indépendante de toute organisation ecclésiatique.
Le grand tournant s'est accompli dans la légende et dans la littérature du Graal avec l'oeuvre de Robert de Boron ; c'est alors que le Graal est devenu vraiment le Saint-Graal. Robert, messire Robert de Boron, était un chevalier ; à une date indéterminées - à une date en tout cas, entre les dernières années du XIIe siècle et 1215 environ - il composa un Roman de l'Estoire dou Graal qu'on nomme aussi le Joseph d'Arimathie. Cette Estoire raconte, selon l'heureuse expression de W. A. Nitze, les «enfances» du Saint-Graal, relique de la Cène et de la Passion. A ce prologue écrit en octosyllabes on sait qu'il convient d'ajouter sans doute un Merlin en prose et un Perceval, également en prose (appelé Didot-Perceval et quelquefois Perceval de Modène, d'après l'un ou l'autre des deux manuscrits qui nous l'ont conservé) ; ce sont des remaniements probables de poèmes perdus de Robert de Boron lui-même(18). Quoi qu'il en soit, l'équilibre et la relative cohérence de ces trois romans répondent à un plan
unique, et il paraît juste d'appeler cet ensemble la trilogie de Robert de Boron.
Voilà donc que la légende du Graal, répartie en trois époques, acquiert soudain (du moins pour nous, qui ne pouvons juger que d'après les textes conservés) une ampleur étonnante et un développement séculaire ; elle s'étend sur un demi-millénaire, de la mort de Jésus mis en croix jusqu'à celle du roi Arthur, le roi de la Table Ronde et de la chevalerie la plus illustre(19). En reliant la légende au drame de la Passion, Robert de Boron la faisait entrer dans le plan de l'histoire, et il en rapportait une forme nouvelle, à moins que Chrétien de Troyes et Wolfram d'Eschenbach, s'ils ont connu une version identique à la sienne, n'aient voulu nous cacher les deux premiers volets du triptyque en contant l'aventure de Perceval, et qu'ils n'aient rien laissé filtrer des événements prodigieux accomplis pendant les deux premières époques ; hypothèse d'une invraisemblance totale.
Robert n'était pas un écrivain de grand talent; sa langue est chétive, sa phrase souvent gauche. On ne retrouve pas chez lui ce don de la vie, cette succession d'images et de tableaux qui font le charme du roman de Chrétien ; mais l'envergure de son dessein, à la fois historique et théologique, permet de le considérer comme un constructeur.
Cette version de Robert de Boron, dont dépendent tous à quelque degré les romans postérieurs du Saint-Graal, le Perlesvaus, la Queste et encore l'Estoire del Saint Graal, est appelée quelquefois la version « ecclésiastique »(20) : assurément les raisons ne manquent pas pour justifier ce terme : lien établi entre l'histoire sainte et l'aventure du Graal, au point que celle-ci a désormais l'apparence d'un nouvel évangile, assimilation du Graal et de la lance qui saigne à des « reliques » chrétiennes, explication du symbolisme de la messe, enrichissement théologique du concept lui-même du Graal, puisque, plat de la Cène et calice à la fois, il contient le Christ sous les deux espèces, est un témoignage complet de la réalité eucharistique et de la grâce. Cependant cette version «chevaleresque» ne cesse pas d'être une version « chevaleresque » ; autant que les romans de Chrétien et de Wolfram elle exalte la gloire de la chevalerie, et elle revêt finalement d'une splendeur religieuse le chevalier conquérant du Saint-Graal.
Dans la trilogie de Robert, l'idée du lignage, qui antérieurement était déjà inséparable de l'aventure du Graal, grandit et acquiert un caractère de sainteté. Perceval est, en effet, du même sang que Joseph d'Arimathie, l'un des témoins de la Passion et presque un confident du Christ. Sans doute, Joseph était-il mort, selon Robert, sans postérité directe ; mais il a remis le Graal et révélé les secrets du Graal à l'époux de sa soeur Enygeus, à son beau-frère Hebron ou Bron. Celui-ci, appelé désormais le Riche Pêcheur(21), transporte l'objet sacré « devers Occident » (entendons la Grande-Bretagne) ; ses douze fils, sous la conduite de l'un deux, Alein, nom manifestement breton, partent de leur côté pour la même région. Or cet Alein, neveu, par sa mère, de Joseph d'Arimathie, n'est autre que le père de Perceval ; comme Robert l'annonçait, nonsans quelque confusion, vers la fin de son poème, Bron devenu Riche Pêcheur, gardien du Graal, devait attendre la venue du « fils de son fils » (vers 3363) ; cette attente est comblée dans le Didot-Perceval, quand le héros, fils d'Alain le Gros, comme il est précisé au début de ce roman(22), pénètre pour la seconde fois dans le château mystérieux de son taion, de son grand-père Bron, pose enfin la question libératrice, devient à son tour« sire du Graal », possesseur du sang divin, et fait cesser les enchantements de la terre de Bretagne(23). Ainsi, l'histoire du Saint-Graal est exactement enclose, on peut dire confinée, dans celle d'un lignage placé sous la protection céleste et pourvu d'une grâce extraordinaire(24). En vertu d'une telle conception Perceval est nécessairement un personnage providentiel et prédestiné ; la certitude de sa victoire finale est impliquée dans les deux vers où l'ange de Dieu révèle à Joseph que Bron «[...] atendra le fil sen fil Seürement et sanz peril(25). » Que se manifestent là un esprit religieux et probablement une influence ecclésiastique, on ne peut guère en douter ; que d'autre part l'idée d'un lignage consacré au culte du Graal ait été suggérée à Robert non seulement par la lecture de Chrétien, mais aussi par l'Ancien Testament et le souvenir des familles de grands-prêtres qui se succédaient à la garde de l'Arche Sainte, le nom d'Hebron, emprunté au Livre des Nombres, le prouve assez(26) ; il n'en demeure pas moins que le privilège insigne dont bénéficie le lignage auquel appartient Perceval ne nous éloigne nullement du monde de la chevalerie.
A lui seul Perceval suffirait à maintenir le lien ; son image reste celle d'un chevalier. Au début du Didot-Perceval, il s'échappe du manoir de son enfance, à l'insu de sa mère devenue veuve, et il se rend tout droit à la cour du roi Arthur, qui l'arme chevalier : «
Et Percevaus cevauca tant que il vint a le cort le rice roi Artu ; et vint devant lui, et le salua molt hautement voiant les barons. Et dist que se lui plaisoit que il demoërroit a lui molt volentiers, et seroit de se maisnie. Et li rois le retint et le fist cevalier ; et illuec aprist molt de sens et de cortesie, car saciés que quant il issi de ciés sa mere que il ne savoit riens.(27)
Perceval réalisait ainsi le rêve caressé par son père Alein le Gros, qui lui répétait volontiers : « Biaus
flus, quant vous serés grans je vos menrai molt ricement a le cort le roi Artu. » (28) Ce langage et un souci paternel aussi beau indiquent assez qu'Alein le Gros était lui-même un chevalier. A vrai dire, ni Perceval ni son père ne m'apportent d'arguments nouveaux ; les versions antérieures à la trilogie de Robert nous parlaient déjà d'eux et de leur chevalerie. Tournons-nous donc vers celui qui est à l'origine du saint lignage ; c'est Joseph d'Arimathie qui doit fixer maintenant notre attention.
Joseph d'Arimathie, on le sait, figure dans les quatre Evangiles canoniques : c'est lui qui, après la mort de Jésus, se rend auprès de Pilate, obtient que le corps du Crucifié lui soit remis et l'ensevelit pieusement dans un sépulcre neuf. Le fond du récit, très bref, reste le même dans les quatre textes évangéliques ; ils ne diffèrent entre eux que par des variantes d'expression et par quelques détails secondaires. Ces différences ne sont pourtant pas sans intérêt. Le rang social de Joseph d'Arimathie est indiqué, assez vaguement, dans trois des Évangiles (saint Jean garde le silence à ce sujet) : Joseph était un notable, mais il est qualifié d'« homme riche » chez saint Matthieu(29), de «decurión » chez saint Luc(30), de « noble décurion » chez saint Marc(31). Si, d'autre part, les quatre Évangiles nous présentent Joseph d'Arimathie comme un disciple de Jésus, un juste qui attendait le royaume de Dieu, saint Jean
précise, en outre, que c'était « en secret par crainte des Juifs »(32). Il va de soi que le poème de Robert ne rompt pas avec la tradition des Évangiles canoniques ; mais, comme on l'a reconnu depuis longtemps, il dépend plus directement d'un évangile apocryphe, l'Evangelium Nicodemi, très lu au Moyen Âge et traduit plusieurs iois en français ; l'Évangile de Nicodème amplifie, embellit le rôle et l'histoire de ce personnage mineur qu'était d'abord Joseph d'Arimathie et raconte comment, arrêté par les Juifs et promis à la torture et à la mort, il fut visité dans sa prison et miraculeusement délivré par Jésus lui-même. De plus, Robert rattache l'évangélisation de la Grande-Bretagne à Joseph d'Arimathie et à son lignage. On peut hésiter à croire qu'il a imaginé, à lui seul, un prolongement aussi surprenant des récits évangéliques, et peut-être a-t-il suivi quelque invention forgée à l'abbaye de Glastonbury, comme inviterait à le supposer la curieuse mention des « vaus d'Avaron»(33) à la fin de son poème ; mais même s'il a utilisé une version «ecclésiastique» et glastonienne de la légende de Joseph d'Arimathie(34) — et l'hypothèse se heurte à des objections sérieuses(35) — bien des indices subsistent qu'il a obéi à des intentions propres qui visaient exclusivement à glorifier la chevalerie.
Pour saisir les innovations caractéristiques de Robert, la seule méthode fructueuse est de comparer son poème à l'Évangile de Nicodème ; ce pseudo-évangile lui était familier et peut-être accessible en français même, car sa vogue était telle qu'il nous en reste trois traductions en vers (d'autres se sont probablement perdues) ; deux d'entre elles, l'une d'un certain Chrétien qui n'est certainement pas Chrétien de Troyes, la seconde d'André de Coutances, datent des premières années du XIIIe siècle(36).
Robert a repris, en la remaniant, toute la partie de l'Évangile de Nicodème que l'on appelle Gesta Pilati et notamment l'épisode de la prison où s'affirme avec tant de force l'amour du Christ pour Joseph(37). L'autre partie, qui conte la descente en enfer, dut lui servir de modèle pour le conciliabule des démons
par lequel s'ouvre son Merlin(38). Ces ressemblances ont été signalées maintes fois ; en revanche, autant que je sache, on ne s'est pas arrêté aux différences, et pourtant c'est justement dans les endroits où Robert s'écarte de l'Évangile de Nicodème qu'on doit avoir les meilleures chances de découvrir son dessein personnel.
Il est aisé de le constater : le pseudo-évangile, qu'il s'agisse du texte latin ou des traductions, ne suggérait en aucune manière la possibilité d'un rapport entre Joseph d'Arimathie et la légende du Graal ; en effet, c'est seulement chez Robert de Boron que Joseph recueille le sang du Crucifié dans le «vaisseau » de la Cène (voir les vers 395-398, 433-438, 507-511, 555-572). Cette innovation, ajoutée à d'autres arguments, ne permet-elle pas de penser que l'Évangile de Nicodème et lepersonnage de Joseph ne sont nullement à l'origine de la légende du Graal, et que ce thème romanesque, primitivement indépendant de toute tradition évangélique, a pris un caractère d'hagiographie au cours d'une phase secondaire de son évolution ? Il me semble que oui(39). En tout cas, à en juger d'après les textes conservés, Robert de Boron a été le premier à accorder à Joseph d'Arimathie un incomparable surcroît de gloire mystique en désignant en lui le possesseur du saint « vaisseau », du Saint-Graal.
Mais pourquoi ce privilège extraordinaire en faveur de Joseph d'Arimathie ? Dira-t-on que Robert de Boron était guidé par des raisons d'ordre strictement religieux et théologique ? On ne voit vraiment pas lesquelles. En revanche, bien des points obscurs s'éclairent, si l'on prend garde au rang social qui est
celui de Joseph dans l'Evangile du Graal selon Robert de Boron ; on touche alors à l'innovation la plus révélatrice. Joseph d'Arimathie est devenu un « soudoier » : le sens de ce mot n'offrait rien de péjoratif en ancien français, et il faut voir en lui un synonyme de chevalier, de vassal non « chasé » qui, pour vivre, s'est mis à la solde d'un roi, d'un prince ou de quelque seigneur et fait la guerre, avec loyauté et honneur, pour le compte d'un autre. Ce type de chevalier mercenaire apparaît dans les romans et, par sa condition sociale, Joseph d'Arimathie est comparable à un Éliduc(40), le héros du lai de Marie de France, ou à un Tristan, qui n'est pas le dernier à se considérer comme un « soudoier » soit de son oncle, soit, éventuellement, d'un autre roi, s'il est obligé de quitter la cour de Marc(41). Joseph, «soudoier » de Pilate, commande un groupe de cinq chevaliers et lui-même est qualifié de «preudomme et mout boen chevalier » :
A lui (Pilate) servoit uns soudoiers
Qui souz lui eut cinc chevaliers... (v. 199-200)
(Joseph)
Vint a Pilate isnelement
Et dist : « Servi t'ei longuement
Et je et mi cinc chevalier... (v. 441-443)
J'avoie o moi un soudoier,
Preudomme et moût boen chevalier.
..........................................................
Li preudons Joseph non avoit,
Et sachiez que il me servoit
Tout adés a cinc chevaliers,
A beles armes, a destriers.
(v. 1351-1358, Paroles de Pilate aux messagers de l'empereur)
Robert s'est appliqué, avec une insistance un peu naïve, à faire valoir dans son personnage les mérites du chevalier.
Cette transformation de Joseph d'Arimathie en chevalier et en « soudoier »(42) n'apparaît pas dans l' Evangelium Nicodemi ni dans ses traductions françaises(43) ; il est probable cependant qu'elle n'a pas été tout à fait spontanée ; elle était, en effet, préparée et justifiée en partie par le titre que porte Joseph dans l'Évangile selon saint Marc (XV, 43) : nobilis decurio(44) ; cette expression permettait de reconnaître en Joseph un gentilhomme et un chevalier ; c'est peut-être, en fin de compte, grâce à elle que la légende chevaleresque du Graal a été entée sur la tradition évangélique ; mais, de toute manière, l'Evangile ne fournissait que le germe encore bien frêle d'une idée qui s'épanouit dans l'oeuvre de Robert, puisque celui-ci, en faisant de Joseph d'Arimathie, sans la moindre ambiguïté, un chevalier, changeait l'affabulation du Graal en une histoire sainte de la chevalerie.
On pourrait prétendre que l'image d'un Joseph d'Arimathie chevalier ne tire pas à tant de conséquence, qu'elle est un trait superficiel, un exemple, entre mille, de l'habitude qu'avaient les auteurs du Moyen Âge d'habiller l'antiquité, sacrée ou profane, suivant la mode de leur temps, au mépris de ce qui devait s'appeler bien plus tard la couleur locale ; dans le poème de Robert, Judas ne remplit-il pas l'office de sénéchal (v. 219) et Caïphe n'est-il pas pourvu de la dignité épiscopale (v. 267) ? On aurait tort de s'en tenir à une explication de ce genre, car Robert, et rien ne prouve davantage la profondeur de son dessein, a noué du noeud le plus fort la chevalerie et la conduite mystique du « soudoier » ; il a établi entre l'une et l'autre un rapport de cause à effet. Voici comment(45) : à l'heure où
Jésus est crucifié, Joseph accourt auprès de Pilate et, en échange de la somme qui lui est due pour ses soudées (ses services de « soudoier ») et qu'il n'a jamais réclamée, il demande à Pilate de lui donner un don. Donner un don, c'était, par un raffinement de courtoisie et d'honneur, accorder une demande avant qu'on en connût l'objet : cette coutume si généreuse, très probablement d'origine celtique, et l'expression elle-même étaient apparues pour la première fois, à ce qu'il semble, chez Chrétien de Troyes, et elles étaient devenues l'un des motifs du roman breton, puis du roman d'aventures en général ; il est bien curieux de les retrouver dans ce passage de l'Estoire dou Graal : elles insinuent au coeur du récit hagiographique l'esprit et comme la présence de la chevalerie arthurienne(46). Pilate accorde le don, tout comme l'aurait fait le roi Arthur, et Joseph demande « le cors de Jhesu » crucifié ; Pilate ne cache pas sa surprise, il trouve que le don sollicité est « petit », il s'attendait à être contraint d'octroyer une faveur bien plus grande. C'est ainsi que Joseph obtient le privilège de descendre Jésus de la croix et de l'ensevelir ; il l'obtient, lui dit Pilate, «pour ses soudees » (v. 464) ; et la même expression, si riche de sens, est reprise par Jésus en personne parlant à Joseph dans sa prison : " Tu meïsmes, pour tes soudees, Has mout de joies conquestees."(47) Robert de Boron pouvait-il déclarer plus nettement la relation étroite qui existait dans sa pensée entre la chevalerie et la
fervente piété de Joseph, et aussi la récompense mystique reçue par lui et par son lignage(48)?
Robert ne manque pas non plus de préciser qu'un amour secret lie Joseph et Jésus ressuscité ; le trait rapporté par l'Évangile selon saint Jean que Joseph « était disciple de Jésus, mais en secret par crainte des Juifs "(49) trouve sa correspondance glorieuse dans l'Évangile de Nicodème, et bien plus encore dans le poème de Robert ; Jésus rend à Joseph son amour caché :
Nul de mes deciples o moi
N'ei amené, sez tu pour quoi ?
Car nus ne set la grant amour
Que j'ai a toi des icé jour
Que tu jus de la crouiz m'ostas,
Ne veinne gloire eü n'en has.
Nus ne connoit ten euer loial
Fors toi et Dieu l'esperital.
Tu m'as amé celeement,
Et je toi tout certainnement(50).
En gage de cet amour, Jésus remet à Joseph le « vaisseau »,. le Graal qui répand la grâce du Saint-Esprit et qui est aussi l'« enseigne » de la nouvelle alliance de Dieu avec une dynastie privilégiée, celle des « riches pêcheurs » :
En ten pouoir l'enseigne aras
De ma mort et la garderas,
Et cil l'averunt a garder
A cui tu la voudras donner(51).
C'est donc un lignage de chevaliers qui reçoit en garde le « vaisseau » d'une rédemption accomplie pour le salut de l'humain lignage tout entier. Je ne pense pas aller trop loin en estimant que Robert de Boron a implicitement étendu à l'ensemble de la chevalerie cette dilection du Christ pour le chevalier Joseph d'Arimathie. Robert était lui-même chevalier ; il n'est pas inconcevable qu'il ait cédé au désir d'une exaltation spirituelle de la classe à laquelle il appartenait ; il a voulu qu'en la personne de Joseph d'Arimathie la chevalerie fût présente au drame de la Passion et qu'une alliance fût scellée entre Dieu et elle. Imagination grandiose et naïve à la fois. Robert a pu avoir des clartés en matière de théologie, un peu comme cet autre chevalier, Jean de Joinviîle, commentateur du Credo, mais il est fort douteux qu'un théologien, un homme d'Eglise eût consenti à écrire, ainsi qu'il l'a fait, un Nouveau Testament de la chevalerie.
Si l'on tente de comprendre la psychologie de Robert de Boron, il ne faut pas oublier que son Estoire dou Graal reste dans la lancée des évangiles apocryphes et répond au même besoin : celui de remédier à la sobriété austère des Évangiles canoniques trop dépourvus de faits concrets, au gré de bien des croyants, et de raconter la vie de Jésus dans sa réalité familière et pittoresque, afin de l'aimer davantage. De ces « fraudes pieuses » le moyen âge fut complice avec délices et bonne foi, loin de toute arrière-pensée de mystification, et l'Eglise, sans approuver les apocryphes, n'en prit guère ombrage, car ils étaient un puissant auxiliaire de la ferveur religieuse. C'est dans le même esprit de fraîcheur et d'ingénuité, en dépit de son faible talent littéraire, que Robert a conté l'histoire de Joseph d'Arimathie.et du Graal; la seule différence est que son évangile apocryphe à lui est né en plein moyen âge, à l'usage d'une aristocratie de fidèles.
Après la trilogie de Robert, Joseph d'Arimathie reste dans les romans du Graal le gentilhomme témoin de la Passion, le «soudoier", le chevalier aimé du Christ ; c'est sur sa qualité de chevalier qu'est mis l'accent, et la mention revient comme un leitmotiv ; voici quelques exemples :
Lancelot en prose (Lancelot propre) :
...Si en fu Joseph d'Arimachie, li gentiex chevaliers qui Jhesu Crist despendi de la sainte crois a ses deus mains et coucha dedens le sépulcre... (édit. Sommer, t. III. p. 117).
Chil Leucans fu niés Joseph d'Arimachie, dont li grans lignages descendí, par qui la Grans Bertaigne fu puis enluminee, car il portèrent le Graal... (ibidem, p. 140).
...Car il (Lancelot) est estrais de si haute Hgnie comme del lignage le roy David et de si haus chevaliers comme de Joseph de Arimachie... (ibid., t. V, p. 17).
Queste del Saint Graal :
...Joseph d'Arimacie, li gentix chevaliers qui despendi Nostre Seignor de la sainte veraie Croix... (édit. Pauphilet, p. 32, l. 7-8).
...Joseph d'Arymacie, li preudons, li venus chevaliers... (ibidem, p. 83, l. 21 et p. 134, l. 14).
...vos estes assis a ma table, ou onques mes chevaliers ne menja puis le tens Joseph d'Arymacie... (ibid., p. 270, 1. 9-1 1).
Perlesvaus :
Buens chevaliers fu il (Perlesvaus) par droit, car il fu du lignage Joseph d'Arimacie. Cil Joseph fu oncles sa mere, qui ot esté soudoiers Pilate set anz... (édit. W. A. Nitze et T. A. Jenkins, l. 22-24).
« Sire, fet il a l'ermite, de quel lignage est il, li chevaliers? Du lignage Joseph d'Arimacie, le buen soudoier. » (ibidem, l. 1679-1680).
Et cil chevaliers porteroit l'escu le Buen Soudoier qui le Sauveur du Monde descendi de la croiz. (ibid., l. 5793-5794).
...e fu dou lignaje le bon soudoier Joseph Abarimachia...(ibid., l. 6225-26).
Estoire del Saint Graal :
Anchois s'en vint a Pylate qui chevaliers terriens il estoit, car il avoit esté ses soldoieres set ans. (édit. Sommer, t. I, p. 13).
Estoire de Merlin :
Sire, après ce avint que Nostre Sires souffri mort por nous et que uns chevaliers le demanda por oster de la crois, et il li fu donnés por le loier de ses saudees... (édit. Sommer, t. II, p. 54).
Considérons, de nouveau, la trilogie de Robert et son symbolique et prophétique. Si le Joseph d'Arimathie correspond à l'âge biblique, où Dieu manifeste directement sa volonté et ses desseins, le Merlin est comparable à l'âge - grâce à Merlin le Prophète, le Graal entre dans l'histoire arthurienne- , et enfin le Didot-Perceval représente l'âge évangélique, où le Prédestiné part en quête du Graal, dont il devient possesseur, réalisant ainsi les promesses de Dieu. Or, cet ensemble est organisé de telle sorte que la glorification de la chevalerie ne cesse de s'accroître d'une partie à l'autre : la louange du chevalier Joseph d'Arimathie s'élargit en celle de l'institution et de son rôle providentiel dans l'histoire de l'humanité. Tout ce qui touche à la chevalerie apparaît comme prédestiné : Arthur, son roi idéal, la Table Ronde, son symbole, fondée le jour de la Pentecôte à l'instigation de Merlin, instrument de la volonté divine. En s'asseyant au siège périlleux, au siège vide de cette Table Ronde, qui est aussi pour
Robert la figuration de la table eucharistique où le Christ mangea la pâque, Perceval affirme (non sans témérité) son caractère de chevalier élu, mais s'il éclipse dès lors le reste de la chevalerie arthurienne, il la résume à son plus haut degré de perfection. Le sens chevaleresque de la trilogie a été fort bien discerné et défini par Paul Zumthor(52) dans son excellente étude sur Merlin le Prophète ; qu'on en juge par cette page :
« (La Table Ronde) a une valeur typique : elle est le plus haut symbole de la chevalerie. La chevalerie, c'est-à-dire un certain état de civilisation, une certaine réussite de la culture humaine, qui, dans le plan historique, à une certaine époque, qu'elle définit, représentant pour l'auteur médiéval l'homme moderne, l'homme « réel », celui du milieu social alors vivant - et qui dans la perspective de l'oeuvre est la société prédestinée à qui est réservé de découvrir le secret du Graal. A ce titre, l'inspiration de l'ouvrage, bien qu'à l'opposé de celle des romans courtois, en fait un roman de la société chevaleresque : la vie terrestre du Christ d'une part, l'institution chevaleresque de l'autre, sont les deux pôles autour desquels l'oeuvre se meut, ses deux points d'insertion dans le temps. Le Christ sur terre a opéré l'oeuvre de Rédemption. Bien qu'elle soit ineffablement abondante, on peut dire en un certain sens qu'elle est inachevée puisqu'elle doit se réaliser dans les âmes au fur et à mesure que se succèdent les générations. Cet inachèvement est signifié par l'absence de - Judas le siège vide. Ce siège sera rempli par le chevalier bienheureux, le meilleur chevalier du monde..., c'est-à-dire que la civilisation chevaleresque, si elle parvient à produire ce chef-d'oeuvre de perfection humaine que sera Perceval, achèvera le symbolisme de la Rédemption, mettra un terme au drame humain, complétera la gloire... de Dieu sur la terre... La chevalerien aura, en tant qu'institution humaine, réalisé les promesses révélées : toute l'histoire sacrée qui précède ne se distingue pas d'elle, elle ne sert qu'à la magnifier.»(53)
Certainement, comme le dit encore Paul Zumthor, Robert de Boron « fait un beau rêve » dont l'accomplissement serait l'entrée de l'humain lignage « dans la grâce de la Jérusalem céleste »(54), et il est certain aussi que Perceval, devenu possesseur du Graal, « prend congé » de la chevalerie et veut désormais « se tenir a la grace nostre Seygnor », comme l'annonce Merlin à la cour d'Arthur(55) ; sur quoi P. Zumthor n'a pas tort de commenter en note : « La chevalerie n'est pas un but en soi. Vie active, elle s'ouvre en contemplation (c'est une condamnation de l'idéal chevaleresque mondain et anthropocentrique des romans courtois).»(56) L'erreur serait de reconnaître dans cette ascension spirituelle de Perceval un reniement, pur et simple, de la chevalerie, car justement il s'est élevé à la contemplation en étant le meilleur chevalier du monde (cette meilleure chevalerie englobe évidemment les valeurs chrétiennes). Qu'une « théologie de la chevalerie du Graal »(57) soit présente dans la trilogie, on ne saurait non plus le nier ; mais l'application dogmatique de Robert n'empêche qu'un puissant courant d'affectivité traverse son uvre ; il est l'interprète des désirs obscurs, d'autant plus forts qu'ils étaient à demi conscients, d'une classe menacée, très fière d'elle-même et toute prête à accueillir le rêve le plus ennoblissant, l'idée que la chevalerie était digne d'accéder par ses voies propres à la vie mystique.
Cette revendication mystique d'une classe ou d'une caste a-t-elle disparu des deux romans dont notre esquisse doit encore tenir compte, en raison de leur importance et de leur valeur, le Perlesvaus et la Queste del Saint Graal ?(58) . Il n'en est rien, et ils permettent de ressaisir le fil conducteur qui me guide dans cette exploration. Tous deux ils recueillent les apportées par Robert de Boron, mais ils les amplifient, les étoffent et les nuancent ; ils l'emportent incomparablement ; en intérêt littéraire, dramatique, psychologique sur la trilogie, dont la conception architecturale est puissante, mais reste schématique. Leur couleur religieuse est très accentuée ; une théologie de la grâce y sert d'assise aux aventures touffues dans le Perlesvaus, clairement ordonnées dans la Queste. S'ils illustrent l'un et l'autre un idéal de chevalerie sainte, une différence les sépare : le Perlesvaus, dont certains épisodes sont d'une violence sauvage, fait l'apologie de la guerre sainte ; Perlesvaus - autre nom de Perceval - reconquiert par la force le château du Graal dont s'était emparé un usurpateur et il restaure la foi chrétienne les armes à la main. Cette ardeur guerrière ne signifie point que le Perlesvaus soit coupé de tout courant mystique, mais l'élan vers la contemplation est beaucoup plus pur dans la Queste, où s'exprime aussi l'horreur du sang versé, même lors du châtiment des impies et des hérétiques ; l'effort de spiritualité y atteint son plus haut point dans la figure de l'élu à qui est réservée la vision des plus profonds mystères du Saint-Graal, le chevalier vierge qui porte un nom biblique, Galaad, image éthérée d'un Messie, d'un Christ chevalier. Pourtant, si l'auteur de la Queste connaissait la mystique cistercienne, s'il l'avait méditée et assimilée, son roman révèle une expérience qui n'était pas monastique ; il était loin d'avoir rompu toutes les attaches avec le monde de la chevalerie, et il ne saurait être question de voir en lui un moine de Cîteaux, ne fût-ce que pour cette raison péremptoire que les Cisterciens n'écrivaient pas de romans.
Indépendamment de leur sens religieux et de leur portée symbolique, le Perlesvaus et la Queste sont des romans de si l'on considère leur aspect temporel et historique ; dans leur cadre à demi irréel, il reflètent la civilisation du temps où ils ont été écrits, et ils ne sont guère moins riches que les romans de Chrétien de Troyes en traits concrets qui pourraient entrer dans un tableau de la vie féodale ou chevaleresque. Il ne serait pas malaisé de grouper nombre de détails non seulement sur la guerre, la bataille, la joute, mars encore sur l'adoubement, sur l'accueil au château, l'étiquette courtoise, les jeux et les divertissements, la chasse et la vénerie, les plaisirs et les périls des longues chevauchées dans la forêt ; la récolte serait plus abondante et plus variée dans le Perlesvaus, mais l'apport de la Queste ne serait pas non plus négligeable, et il apparaît notamment que son mystique auteur connaissait fort bien la technique et les termes du combat chevaleresque et de la joute. Si ces précisions n'appartiennent guère qu'au décor des oevres et ne font pas pénétrer beaucoup dans la vie intérieure des personnages, des nuances morales les complètent qui sont inséparables d'une conduite propre au chevalier. Empruntons à la Queste un exemple caractéristique(59) : Lancelot, entré dans la voie de la repentance après avoir confessé son péché à un ermite, rencontre en pleine forêt un certain « vaslet ». Ce « vaslet », mystérieusement informé des « mescheances », des disgrâces dont a souffert Lancelot dans sa quête, insulte le héros malheureux sans épargner non plus la reine Guenièvre :
« Certes, mauves failliz, mout poez avoir grant duel, qui soliez estre tenuz au meillor chevalier dou monde, or estes tenuz au plus mauves et au plus desloial ! »(60) « ...Si soliez estre la flor de terriane chevalerie ! Chetis ! bien estes enfantosmez par cele qui ne vos aime ne ne prise se petit non. Ele vos a si atorné que vos avez perdue la joie des ciex et la compaignie des anges et toutes honors terriannes, et estes venuz a toutes hontes recevoir. »(61)
Lancelot, conscient de son indignité, supporte le flot des insultes jusqu'au bout, avec une patience sans défaut ; pourtant il a esquissé une parade pour sauvegarder et son amour-propre et son honneur de chevalier : « Biax amis, tu me diras or ce que tu voldras, et je t'escouterai. Car nus chevaliers ne se doit corrocier de chose que vaslez li die, se trop grant honte ne li dit. »(62) Il est évident que cette excuse, ou cette tentative d'excuse, devient incompréhensible, et que l'interpréation de tout le passage est faussée, si l'on donne au mot vaslet son sens moderne ; il est employé ici dans son sens féodal de « jeune gentilhomme non encore adoubé » ; l'idée qu'il faut dégager des paroles de Lancelot - paroles très conciliantes, car un vaslet était tenu en principe au respect et à la courtoisie envers un chevalier(63) - est qu'un maître est au-dessus des insolences d'un apprenti et des maladresses d'un novice, et qu'il peut faire preuve à son égard d'une indulgence un peu ironique. Cette scène ne nous écarte pas autant qu'on pourrait le croire d'un comportement de classe, et il n'est pas sûr du tout que malgré ses dispositions sincères à l'humilité Lancelot du Lac supporterait avec autant de patience les mêmes injures sorties de la bouche d'un goujat.
Galaad lui-même, cette figure de vitrail, cet « être de raison »(64) figé dans la perfection de sa sainteté, comme on le dit souvent non sans quelque injustice... En vérité, sa raideur hiératique s'assouplit et s'anime, s'éclaire de quelques sourires, dans la mesure où il conserve la générosité et la courtoisie du
chevalier : ainsi, dans le joli épisode de Melyant, ce « vaslet », fils de roi, qu'il consent de très bonne grâce à adouber et à qui il accorde son compagnonnage « en don »(65). Ne tient-il pas, en outre, à ce même Melyant, un langage qui reste celui de la chevalerie « terrienne », puisqu'il célèbre avant tout dans la personne du nouvel adoubé la noblesse du sang et la beauté du lignage ?
« Biaus amis, fet Galaad, puis que vos estes chevaliers et estrez de si haut lignage come de roi et de roïne, or gardez que chevalerie soit si bien emploiee en vos que l'anors de vostre lignage i soit sauve. Car ausi tost com filz de roi a receue l'ordre de chevalerie, il doit aparoir sor toz autres chevaliers en bonté, ausi com li rais del soleil apert sor les estoiles. »(66)
L'opposition dramatique de la chevalerie « terrienne» et de la chevalerie « celestielle » est fondamentale dans le Lancelot en prose, dont la Queste del Saint Graal fait indissolublement partie, mais elle ne doit pas nous égarer. Les erreurs de la chevalerie « terrienne » sont condamnées et non la chevalerie elle-même. Plus encore :la « celestielle » sort de la « terrienne » tout en la dépassant ; le meilleur chevalier de la chevalerie « celestielle», Galaad, est le fils du meilleur chevalier de la chevalerie « terrienne ». Remplacer idéalement la « terrienne » par la « celestielle », c'était une manière d'exalter plus encore la chevalerie(67). Celle-ci n'est jamais reniée par les quêteurs du Saint Graal ; toujours ils cherchent à accroître son éminente dignité. C'est ainsi que Bohort, conversant pieusement avec un religieux, lui demande de le conseiller « au profit de l'ame et a l'ennor de chevalerie »(68) ; Lancelot, confessé et pénitent, promet de ne plus succomber à son amour coupable pour la reine Guenièvre, mais il refuse de renoncer à la chevalerie : « Mes de sivre chevalerie et de fere d'armes ne me porroie je tenir tant come je fusse si sains et si haiticz corne je sui. »(69) Il ressort de la réponse de l'ermite que Dieu n'exige pas de Lancelot le sacrifice du chevalier qu'il est(70).
Glorification religieuse de la chevalerie, révélation mystique réservée à une élite de chevaliers en vertu d'une prédestination bqui ne se distingue pas toujours d'un privilège de caste, ces tendances que nous avons déjà reconnues dans l'oeuvre de Robert de Boron nous apparaissent renforcées dans le Perlesvaus et dans la Queste.
Si la généalogie de Perlesvaus, enrichie cependant par rapport à la trilogie de. Robert, ne remonte pas plus haut que l'époque de la Passion(71), le lignage de Galaad s'illumine d'une splendeur biblique ; Joseph d'Arimathie ne suffit plus à son illustration et sa sainte antiquité s'enracine dans l'Ancien Testament ; Galaad, en effet, descend du roi David tout en appartenant au lignage de Joseph d'Arimathie : « Rois Artus, je t'ameign le Chevalier Desirré, celui qui est estraiz dou haut lignage le roi David et del parenté Joseph d'Arimacie... »(72), annonce un religieux au début, de la Queste. Galaad se rattache à Joseph du côté paternel et du côté maternel à la fois ; il est du même sang que David par son père Lancelot, fils du roi Ban de Benoïc et de la reine Hélène: «... haute dame vers Dieu et vers le
sie cle, comme chele qui est desch endue de la haute lignie le roi David »(73). Quant à Bohort, cousin de Lancelot, il appartient lui aussi à la lignée de David par sa mère, soeur d'Hélène(74). L'ascendance de ces héros, Lancelot, Bohort, Galaad, les relie directement aux temps lointains où ceux qui furent les
et véritables modèles de la chevalerie luttèrent contre les mécréants ; déjà la Dame du Lac avait cité ces modèles dans le discours qu'elle adressait à Lancelot, son fils adoptif, avant de le conduire pour son adoubement à la cour d'Arthur :
« ... Dame, fai li enfes, puis que chevalerie commencha, fu il onques nus chevaliers qui toutes ches bontés eüst en soi ? Oïl, sire, fait ele, assés, dont Sainte Escripture nous est tesmoins, et devant che que Jhesus Crist souffri mort. Au tans que li pueples Israel servoit Nostre Signor a foi et a loyauté et se
combatoient pour sa loi essauchier et acroistre encontre les Philistiens et les autres pueples mescreans qui lor voisin estoient pres, de chels fu Jehans li Ircaniens et Judas Macabeus, li tres boins chevaliers..., si en fu Symons ses freres et David li rois et maint autre dont je ne parlerai pas ore, qui furent devant l'avènement Nostre Signor... »(75)
Cette prestigieuse chevalerie du Graal ne progresse pas dans la quête de la plus haute aventure, l'aventure mystique, sans rencontrer des auxiliaires et des guides spirituels - qui sont des religieux et le plus souvent des prêtres (beaucoup d'entre eux célèbrent la messe et confessent les chevaliers). Ces représentants de l'Église sont d'une parfaite orthodoxie ; s'ils sont animés, comme il se doit, d'un esprit de charité évangélique, ils ne manifestent aucune indulgence pour les égarements de la chevalerie mondaine. Pourtant, sur un autre plan que celui de la doctrine, certaines particularités méritent de retenir l'attention. D'abord, l'absence presque totale du clergé séculier ; de fait, le seul membre de ce clergé qui joue un rôle dans la Queste est un évêque, et encore s'agit-il d'un personnage mort depuis plus de trois siècles et descendu miraculeusement du ciel pour officier au château du roi Mehaigné dans la première partie de la liturgie du Saint-Graal ; et encore ce « premier évêque des chrétiens » n'est-il autre que Josephes, le fils de Joseph d'Arimathie, dont le lignage a été perfectionné entre la trilogie de Robert et le Lancelot en prose, - de sorte que cette intervention sacerdotale demeure dans le cadre étroit d'une famille, d'une dynastie privilégiée(76).
A cette exception près - et le sens de cet épisode est avant tout symbolique - le clergé séculier n'entre pas en ligne de compte. Les chevaliers du Saint-Graal n'engagent le dialogue spirituel qu'avec des religieux qui sont quelquefois des moines rattachés à une abbaye, mais bien plus souvent des ermites. Ces ermites abondent dans le Lancelot propre et dans la Queste, ils pullulent dans le Perlesvaus ; les voilà devenus bien trop nombreux pour être tous parents à quelque degré du chevalier élu (ou des chevaliers élus); la direction de conscience ne peut plus se cantonner à l'intérieur d'un lignage et se transmettre uniquement d'un oncle ermite à un neveu chevalier, comme dans le roman de Chrétien de Troyes et encore dans le Didot-Percevall(77). Il est d'autre part conforme à la vraisemblance qu'au fond des forêts où se déroulent leurs aventures les chevaliers ne rencontrent pas d'autres gens d'Eglise que des anachorètes. Mais, ces remarques faites, il reste que des affinités curieuses tissent des liens solides, bien qu'un peu secrets à première vue, entre l'ermite et le chevalier. Déjà, il est révélateur que la qualité de chevalier errant anime d'un empressement tout particulier l'accueil hospitalier que le moine, ou l'ermite, réserve en principe à un hôte, comme si le devoir de charité se doublait alors pour lui d'une joie intime. C'est surtout dans la Queste qu'on peut noter cette nuance. Galaad arrive
« aprés hore de vespres, ... a une blanche abeïe. Et quant il fu la venuz, si hurta a la porte et li frere de laienz issirent fors et le a fine force, corne cil qui bien conurent qu'il estoit chevalier errang. Si prist li uns son cheval et li autres l'en mena en une sale par terre por lui desarmer »(78).
Le même Galaad est surpris une autre fois par la nuit devant un ermitage :
« Et quant il vit que la nuiz fu venue, si descent et apele a l'uis l'ermite, tant qu'il li ovri. Mes quant li hermites voit qu'il est chevaliers errang, si li dist que bien soit il venuz. Si pense d'osteler le cheval, et li fet oster ses armes. Et quant il est desarmez, si li fet doner a mengier de tel charité corne Diex li avoit donee. »(79)
Ailleurs, le même zèle se déploie en faveur de Lancelot : « Un soir avint que Lancelot se herberja en une blanche abeïe, ou li frere li firent molt grant honor por ce que chevaliers errang estoit. »(80) ; ailleurs, encore, en faveur de Perceval, arrivé à la tombée de la nuit tout près d'une meson de religion :
« Et il vet cele part et apele a la porte tant quelen li oevre. Et quant cil de laienz le voient armé, si pensent lues qu'il est chevaliers errang : si le font desarmer et le reçoivent a mout bele chiere. Si prennent son cheval et l'en meinent en l'estable et li donent fein et aveine a grant plente. Et uns des freres l'en meine en une chambre por reposer. Si fu cele nuit herbergiez au mielz que li frere porent. »(81)
Dans le Perlesvaus les chevaliers errants ne sont pas hébergés avec moins de faveur et d'attentions par les ermites(82), sans qu'on relève de formule analogue à celles de la Queste ; probablement l'auteur n'a-t-il pas éprouvé le besoin de souligner une chose qui lui paraissait aller de soi. Le but religieux que poursuit la chevalerie errante du Saint- Graal explique assurément l'accueil fervent qu'elle reçoit dans les abbayes et les ermitages ; on peut aussi accorder quelque importance à un parallélisme psychologique entre la vie de l'ermite et l'aventure individuelle du chevalier, car tous deux, à l'écart du siècle, sont en quête d'une plus haute perfection. Mais une autre raison n'est pas négligeable, et celle-là ne permet pas de laisser dans l'ombre la persistance d'un esprit aristocratique et d'un esprit de classe dans le Perlesvaus et dans la Queste ; il se trouve en effet que les ermites sont plus d'une fois solidaires des chevaliers par une communauté d'origine, par la naissance, par la noblesse du lignage.
A quoi d'évident pourrait correspondre la mention répétée que les ermites sont des gentilshommes et d'anciens chevaliers, si ce n'est au désir d'incliner le plus possible les valeurs religieuses au profit de la chevalerie ? Déjà l'auteur du Lancelot propre, comme l'a signalé F. Lot, « a une prédilection pour les religieux qui dans le siècle ont été de vaillants chevaliers »(83). Voici frère Adragain, ancien chevalier entré dans l'ordre de Saint- Augustin :
« Et or estoit il moult preudons vers Nostre Signour, car il avoit esté chevaliers moult preus ; mais la terrienne chevalerie avoit il toute laisie grant pieche avoit, et si estoit rendus en un ermitage... Il fu grans et corsus, si ot les cavex mellés et cangiés, et les iex vairs et gros en la teste ; si ot le samblant fier et plain de plaies le vis, et la teste et le cors en maint lieu qui ne paroit pas ; si ot les puins megres et gros et plain de vaines, et lees les espaules, et il sist es estriers moult affichiés... »(84)
Sous la bure du moine il garde la carrure du preux. - Yvain, fils d'Urien, rencontre un ermite qui a connu son père : « Enon Dieu, sire, fai li hermites, dont sai je bien qui vous estes, quar jou fui ja moult acointes de vostre pere, quant jou estoie chevaliers errans devant le coronement le Roy Artus... »(85)- Bohort dit son nom à un ermite, qui l'héberge : « Et quant li preudons l'entent, si il dist : Biau sire, vous soies li bien venus ; si m'aït Diex, il n'a homme el monde de qui venue jou fusse aussi liez comme jou sui de la vostre, quar jou fui moult longement sergans a vostre pere, et chevalier me fist il de sa main. »(86) — Le personnage dont il s'agit ne disparaît pas de la Queste, bien qu'il y soit moins fréquent que dans le Lancelot propre et l'Agravain(87) : Melyant blessé est soigné dans une abbaye par « un moine ancien, qui chevaliers avoit esté »(88) ; l'ermite qui confesse et convertit Lancelot a pour frère un chevalier(89), il est donc lui-même de-noble origine. L'exemple le plus caractéristique est celui de cet ermite « gentilhomme et de haut lignage »(90) retourné dans le siècle pour soutenir la cause d'un neveu injustement attaqué ; il « le fist si bien de toute chevalerie », à la tête des siens, qu'il termina heureusement la guerre dès le troisième jour ; il regagne alors son ermitage, et sa mort, d'ailleurs tragique, s'accompagne de miracles où se manifeste la grâce divine. Les recluses sont elles aussi de sang noble : la tante de Percevals(91)
ainsi que celle qui héberge et conseille Lancelot, «...recluse que len tenoit . une des meillors dames dou païs »(92). — Quant à l'auteur du Perlesvaus, il identifie à peu près constamment k'ermite avec un ancien chevalier : Gauvain attend, en compagnie d'une demoiselle, devant la porte d'un ermitage; l'ermite survient :
« Atant ez vos l'ermite o vient, et salue la damoisele et Monseigneur Gavain, et huevre l'uis de sa meson et met les .II. chevax enz, e leur abat les frains e leur done de l'erbe avant e orge aprés, e leur voust oster les seles. Messire Gavains saut avant e dit : “Sire, fet il, non ferez, car il n'afiert pas a vos. - Fet li hermites : Ge en sé bien a chief venir, car ge fui en tor le roi Uter valiez e chevaliers .XL anz, e en cest hermitage é esté plus de .XXX. anz. »(93)
Et, un peu plus loin, l'ermite déclare : « Dex garisse le roi Artu, car ses peres me fist chevalier, et or sui prestres... » (94) Au cours d'une aventure Gauvain passe la nuit chez un ermite, nommé Josimas, qui " fu chevalier de grant pris et de grant valor..."(95) II serait aisé d'augmenter le nombre de nos références. Qu'il me suffise de citer encore l'ermite le plus original du Perlesvaus : celui-là est tout jeune, encore valet, « sanz barbe et sanz guernon »(96) ; du lignage de Joseph d'Arimathie, fils du roi Pelles, qui est devenu lui-même le Roi Hermite, il est entré à l'ermitage, ravagé par le remords, pour expier un crime
horrible, car il est le meurtrier de sa mère(97). Ce Joseus (tel est son nom, de couleur biblique) réussit à concilier sa vocation religieuse et son besoin d'action guerrière, car il ne peut éteindre en lui la valeur chevaleresque de son lignage(98). Il combat les pillards qui attaquent son ermitage, mais il se contente de les faire prisonniers, de les lier solidement à un arbre devant la chapelle, et de confier à d'autres le soin d'aller les pendre en quelque endroit désert(99). De même, sans armes, en évitant de commettre l'homicide et en laissant au moins une chance de salut à ses adversaires(100), il aide son cousin Perlesvaus à reconquérir le château du Graal - épisode qui apparaît comme une synthèse surprenante du mysticisme et de l'action. On comprend que Lancelot, admirant la vaillance de Joseus, remarque
non sans ingénuité « que c'est grant damage au siècle quant il n'est chevaliers »(101).
Dans la personne de semblables ermites, la chevalerie est tirée vers la religion, mais la religion est tirée elle aussi vers la nchevalerie. On saisit de nouveau la tendance à les enfermer l'une et l'autre dans un système clos, ou très peu ouvert.
C'est toutefois la Queste del Saint Graal qui laisse se manifester les signes les plus nets et les plus audacieux d'une symbiose spirituelle de la religion et de la chevalerie ; Galaad est en effet le Messie de la chevalerie mystique, « celestielle », et il n'est pas loin d'apparaître comme un Christ chevalier. L'auteur a dessiné et enluminé cette figure idéale avec ferveur, et l'on sent qu'il aurait voulu pouvoir dire comme le roi Mordrain enfin guéri de ses infirmités par la présence de Galaad : « Galaad, serjant Dieu, verais chevaliers de qui je ai si longuement atendue la venue, embrace moi et lesse moi reposer sor ton piz... »(102) L'évangile du Christ chevalier devait être annoncé par d'antiques prophéties : à ce dessein répond l'invention du mythe de la Nef de Salomon. Ce mythe dérive de la célèbre légende de la Croix, très vivante au moyen âge : elle disait que l'Arbre du Paradis Terrestre, miraculeusement présent aux drames essentiels de l'histoire sainte, avait fourni le bois sur lequel le Christ fut crucifié. En reprenant ce récit, l'auteur de la Queste ne s'est pas d'abord écarté beaucoup des données traditionnelles ; mais, parvenu à l'époque de Salomon, il a imaginé une étrange bifurcation. La voix du Saint-Esprit révèle à Salomon le double aboutissement de son lignage, le Christ d'une part, Galaad de l'autre. Dans sa joie d'apprendre qu'«en si haute bonté et en si haute chevalerie seroit fichiee la bosne de son lignage »(103), le roi sage et fastueux souhaite de pouvoir faire connaître à ce lointain descendant qu'il n'ignorait pas sa venue. Sur le conseil de sa femme, instrument de la Providence, Salomon fait construire une Nef, en bois incorruptible, dans laquelle sont placés l'épée de David et un lit surmonté de trois fuseaux taillés dans l'Arbre de vie. La Nef est abandonnée aux flots de la mer et à l'écoulement des siècles(104). Les temps venus, la soeur de Perceval, mystérieusement renseignée, conduit Galaad jusqu'à cette Nef divine : il prend l'épée de David et se couche sur le lit de Salomon, symbole de l'extase(105). Comment, à propos de cet épisode qui domine le dernier tiers du roman, ne pas constater avec Albert Pauphilet, que l'auteur, « substituant Galaad à Jésus, aboutit non plus à la Passion, mais à la "quête" du Saint-Graal » (106) ?Et le même critique d'ajouter: « Notre auteur, on le voit, poussait jusqu'aux plus hardies conséquences cette idée, dont son siècle était imbu, que la grande règle de la vie sainte est l'imitation de Jésus-Christ. » Je préciserais volontiers : imitation de Jésus-Christ, oui, mais avec une nuance curieuse, et peut-être un peu plus qu'une nuance, d'appropriation, car la Nef de Salomon contourne, sans aborder, l'époque de la Passion et elle relie directement l'élu de la chevalerie sainte à l'Ancien Testament.
Que l'idée d'un privilège mystique réservé à la chevalerie soit bien présente dans la Queste, la solennelle cérémonie liturgique qui se déroule au château de Corbenic (toujours un château) nous en apporte encore un témoignage : l'heure est venue des récompenses et des visions miraculeuses pour les trois élus, Galaad, Perceval et Bohort, qu'ont rejoints neuf autre chevaliers, trois de Gaule, trois d'Irlande, trois de Danemark(107). Ces douze nouveaux apôtres assistent à la célébration de la messe par Josephes, le premier évêque des chrétiens, le fils de Joseph d'Arimathie (lui aussi appartient donc à un lignage noble), puis par Jésus lui-même sorti du Saint-Graal ; les élus contemplent le miracle de la transsubstantiation et ils reçoivent la communion des mains du Sauveur(108). Ainsi, par une grâce extraordinaire, ils voient de leurs yeux de chair le mystère de la présence réelle, et ils s'élèvent à une connaissance, fût-elle partielle, des «secrets», des «privetés», des « repostailles » de Dieu. Cette scène prodigieuse à laquelle ne participe aucun prêtre vivant, scelle l'alliance mystique du Christ et de la chevalerie. Le Saint-Graal est l'apanage des chevaliers, comme le laissent clairement entendre ces paroles du Christ aux douze élus :
« Mi chevalier et mi serjant et mi loial fil, qui en mortel vie estes devenu esperitel, qui m'avez tant quis que je ne me puis plus vers vos celer, il covient que vos vëoiz partie de mes repostailles et de mes secrez, car vos avez tant fet que vos estes assis a ma table, ou onques mes chevaliers ne menja puis le tens Joseph d'Aryrmacie. Mes del remanant ont il eüt ausi come serjant ont : ce est a dire que li chevalier de çaienz et maint autre ont esté repeu de la grace del saint Vessel ; mais il n'ont mie esté a meesmes ausi corne vos estes orendroit. Or tenez et recevez la haute viande que vos avez si lone tens desirree, et por quoi vos estes tant travailliez. »(109)
Enfin, lorsque les douze élus, tout pénétrés d'un bonheur mystique, vont se séparer les uns des autres, par groupes de trois, l'auteur du plus «clérical »(110) des romans qu'ait inspirés le Graal, comme s'il tenait à écarter d'avance les malentendus possibles, ajoute une précision bien caractéristique où s'affirme sans ambages l'esprit de caste :
« Et quant il sont monté, si s'en issent dou chastel et s'entredemandent dont il sont por conoistre li un les autres. Et tant que il troevent es trois qui de Gaule estoient que Claudins, li filz le roi Claudas, en ert li uns, et li autre, de quel terre qu'il fussent, estoient assez(111) gentil home el de haut lignage. »(112)
Des fils de roi, de hauts lignages, toujours. Pourtant l'auteur, sans trahir la cause de la chevalerie, aurait pu admettre au nombre des éîus un simple vavasseur, au moins un.
Nous arrêtons ici notre esquisse. Elle englobe la période où le thème du Graal a fait naître des oeuvres originales et quelquefois puissantes ; cependant il n'a pas disparu des romans d'aventures aussitôt après cette luxuriante époque de création. Qu'adviendrait-il de notre interprétation, si notre enquête était poussée jusqu'à la fin du Moyen Âge, notamment à travers l'Estoire del Saint Graal et les divers remaniements de la Queste dans le cycle du pseudo-Robert de Boron, dans le Tristan en prose, dans les Demandas portugaise et espagnole, les Suites du Merlin et Le Morte Darthur de Malory ? Des investigations trop rapides ne me permettent pas de présenter des conclusions fermes ; je crois pouvoir dire cependant que la synthèse de la chevalerie et de la religion, telle que j'ai essayé de la définir, perd de sa netteté et de sa force dans ces versions postérieures ; des retouches et des altérations apparaissent, qui proviennent tantôt des scrupules orthodoxes de l'esprit « dévot » alarmé par les audaces mystiques de l'idéalisation chevaleresque, et tantôt d'un retour de l'esprit mondain qu'offusquait un ascétisme trop « celestiel». Ainsi l'alliance, forcément instable, que nous avons reconnue, se révèle alors plus d'une fois estompée, ou diluée ou dissociée. Malgré tout, il ne semble pas que le sens initial de cette alliance se soit jamais complètement effacé ; le Saint-Graal, possession exclusive d'un lignage privilégié, est demeuré la grande référence religieuse de la chevalerie des romans, dans Perceforest(113) , ce «miroir» delà vie chevaleresque, aussi bien que dans les oeuvres déjà citées. C'est d'ailleurs un fait que la haute noblesse de la fin du moyen âge a continué à lire et à goûter la Queste dans sa forme authentique : les magnifiques manuscrits cycliques du Lancelot-Graal, datés du XIVe et du XVve siècle, nous ont été transmis, comme l'ensemble de la tradition manuscrite des romans du Graal, par les bibliothèques des grands seigneurs, et non par celles des monastères.
Mon interprétation ne veut pas être totale ; elle ne donne pas la clé de tous les mystères du Graal ; elle s'appuie cependant sur des données nombreuses et convergentes, et elle éclaire l'évolution du thème et sa véritable singularité. Le commentaire liturgique et théologique des oeuvres ne saurait suffire à expliquer cette singularité ; on s'interdit même à mon avis de comprendre sa cause profonde si l'on écarte le fait de psychologie collective que je rappelle encore : à une époque où la classe des féodaux, pour qui le chevalier était le plus haut type d'humanité, subit une usure sociale et se défait lentement, elle aspire à s'enfermer dans des modes particuliers de pensée et de sensibilité et à contempler dans les romans son image idéale ; sa louange la plus sublime, elle l'a trouvée dans la littérature du Saint-Graal et dans l'invention du surprenant évangile d'un Galaad accédant directement, par les seuls moyens de la perfection chevaleresque, à la vie de la grâce et à la révélation mystique. Cette transcendance de la chevalerie, sur le plan religieux, était en somme un sentiment de luxe parallèle à celui de l'amour courtois dans le domaine profane. Sans nul doute, nombre de seigneurs et de chevaliers n'ont pas dû se déplaire à méditer l'enseignement théologique des romans du Saint-Graal, d'autant plus que cet enseignement, exposé dans un langage clair, élégant et sans excessives subtilités, restait à la portée des « prudhommes » vivant dans le siècle ; mais j'imagine que leur plaisir se doublait de la délectation plus secrète d'un vague parentage avec une chevalerie mystiquement élue.
S'il faut une contre-épreuve à l'appui de notre interprétation, elle peut être procurée par l'attitude de l'Église envers le Saint-Graal ; il n'apparaît pas que son hostilité ait été fondamentale, et qu'elle se soit sérieusement inquiétée de l'adaptation de thèmes sacrés à des romans qui dépassaient beaucoup les évangiles apocryphes en inventions audacieuses, mais où elle ne décelait aucune hétérodoxie. Elle avait pourtant des raisons de rester très réservée : des lignages vertigineux pourvus d'un privilège de sainteté, un chevalier-Messie, une paraliturgie sans clergé se déroulant dans un mystérieux château féodal, il n'y avait rien là qu'elle pût juger digne d'être encouragé, et certainement elle n'en souhaitait pas autant en voulant faire du chevalier le soldat de Dieu. Déjà, quelque défiance ecclésiastique, mêlée à de la curiosité, n'est peut-être pas absente de la remarque faite par Hélinand dans un passage fameux de sa chronique : l'histoire du Graal n'existe qu'en français et ce sont de hauts seigneurs qui l'ont en leur possession(114) ; de hauts seigneurs, des grands - proceres -, la constatation n'est pas de petite portée à nos yeux, et elle prouve au moins que le moine de Froidmont estimait n'avoir aucune chance de trouver dans son monastère, ni dans un autre, l'ouvrage dont il s'était mis en quête.
En revanche, le clerc flamand Jacob van Maerlant (1235-vers 1300) réussit à lire un ou plusieurs romans français du Graal, ainsi que divers récits arthuriens ; mais dans certains, passages de son Spieghel Historiael, traduit ou imité du Speculum Historiale de Vincent de Beauvais, il déplore leur caractère fallacieux et même il s'indigne « des sornettes du Graal et des mensonges de Perceval »(115). Des critiques de cette sorte sont exceptionnelles, et, d'une manière générale, l'Église jugea plus opportun de garder le silence.
Le monde de la chevalerie, lui, n'ignorait pas le Graal. En marge de l'orthodoxie, non contre elle, il a eu besoin de ce symbole exaltant, grâce auquel il a noué avec Dieu une alliance subtile et cachée, tel, selon saint Jean, l'amour de Joseph d'Arimathie pour le Christ : rêve du Saint-Graal, sentiment un peu étrange et troublant, l'un de ces alliages psychologiques, d'une qualité rare, que le Moyen Âge, à la fois proche et lointain de nous, a su inventer et dont il faut essayer de retrouver tout entier le secret à demi perdu.