Materiae Variae Volume III
Les jugements de Renart : impunités et structure romanesque de Jean R. Scheidegger
Les "vieux sages" épiques de Jean Subrenat
Pères et filles dans Apollonius de Tyr de Jean R. Scheidegger
Problèmes de justice dans Li chevaliers as deus espées de Régine Colliot
Le Graal et la Chevalerie de Jean Frappier
LE DIABLE ET SON ADVERSAIRE DANS L'ADVOCACIE NOSTRE DAME
(POÈME DU XIVe SIÈCLE)*
Gérard Gros
"Pour cela qu'en vaut le celer,
Doit l'en le livret apeler
L'ADVOCACIE NOSTRE DAME :
Quer el deffent le cors et l'ame
De tuyt cil qui la veut amer
Et à son besoing reclamer".
(v. 2493-2498)
L'Advocacie Nostre Dame est un poème de 2498 octosyllabes à rimes suivies. Il date de la première moitié du XIVe siècle, et on l'attribue habituellement à Jean de Justice, chanoine de Bayeux. Cette œuvre a connu une certaine notoriété : cinq manuscrits (dont l'un incomplet) au moins nous en restent ; la reine Clémence de Hongrie, veuve de Louis le Hutin, morte le 13 octobre 1328, possédait un exemplaire de l'œuvre ; le roi Charles V, deux.
Comme le titre l'indique, le sujet de l'œuvre est la plaidoirie de Notre-Dame lors du Jugement Dernier, devant Dieu, et en face de Satan, que l'Ancien Testament déjà nommait l'"accusateur" (Zacharie, III, 1 ; Apocalypse, XII, 10), et qui fait office ici de "procuratour" de l'enfer (238, 293, 422, 427, etc.). Le titre développé de ce texte est le suivant : "L'Advocacie Nostre Dame Sainte Marie, et véz ci les rèsons pour quoy elle est apelée Advocate de l'umain lignage". L'auteur se propose donc, dans cette œuvre édifiante, de confirmer par l'exemple le bien-fondé de ce titre d'"avocate" que porte la Vierge, et, par là-même, d'encourager la piété mariale.
Cette Advocacie semi-dramatique pose plusieurs problèmes, celui par exemple de savoir à quel public elle était originellement destinée, ou encore si elle devait être lue à l'occasion d'une fête liturgique (qui pourrait être Pâques). On pourrait aussi étudier sa genèse, et la comparer avec le traité latin, attribué au jurisconsulte Barthole, dont on dit qu'elle a subi l'influence (De virgine Maria quae voluit esse advocata humano generi coram Domino nostro Jesu Christo). La présente étude, d'ampleur limitée, ne portant que sur le texte français, s'intéressera seulement au rôle d'accusateur pitoyable dévolu à Satan et à l'habileté de l'avocate dont la réussite est révélatrice d'une certaine mentalité.
Voici le résumé de l'histoire : après un préliminaire de louanges à la Vierge et un rappel de son influence à la Cour céleste (v. 1-110), nous apprenons la décision qu'à l'issue d'un "concile", les gens de l'enfer ont prise, d'intenter un procès à la nature humaine qui, depuis la Rédemption, échappe au "servaige" définitif (v. 111-292). Désigné comme procureur, Satan vient expliquer sa cause à Dieu qui fixe la date du procès au "saint vendredi" malgré les objections et protestations du demandeur (v. 293-420). Au jour dit, aucun des accusés ne se présente ; la cause des hommes paraît perdue ; les saints de paradis tremblent ; Satan est sur le point de triompher (en obtenant la condamnation par défaut), mais Dieu ajourne le procès (v. 421-676).
Le lendemain (samedi saint), en grand arroi, Notre-Dame se présente (v. 677-800). Le procès se déroule longuement, suivant les lois de la procédure et les procédés de la chicane. Le diable affirme d'abord l'incompétence de l'avocate (à cause de son sexe et de sa parenté avec le juge) ; ces arguments sont réfutés par Notre-Dame qui contrôle ensuite la procuration de Satan (v. 801-983). Celui-ci demande alors la propriété du genre humain (v. 984-1135), appuie, Bible en main, sa requête, en invoquant de manière tronquée le texte du péché originel (v. 1136-1244). Comme il n'est pas débouté, après une nouvelle malice (v. 1245-1390), la Vierge, en pleurs, emploie "l'argument maternel" (v. 1391-1525).
C'est l'épisode le plus émouvant du procès. Mais Satan poursuit son attaque : évoquant l'Evangile (dont il souligne la vérité), il propose à Jésus-Christ de partager avec lui la possession du monde, en séparant les bons des méchants ; mais c'est oublier que le partage définitif, ou plutôt le sauvetage des condamnés, a été décidé lors de la Passion (v. 1526-1703). Nouvel argument de Satan : l'homme, pécheur malgré l'avertissement de Dieu, mérite d'être condamné au même titre que les anges désobéissants ; mais c'est ne pas tenir compte de la fragilité de la créature au corps fait de terre (v. 1704-1885). Alors intervient (v. 1886-2017) une querelle entre la Vierge et Satan sur des questions de procédure ; Dieu le Père arbitre le différend. Nouvelle attaque de Satan : le péché contre l'être infini doit être puni par une peine infinie (la même idée, pour la punition du péché mortel, est développée dans le Pèlerinage de l'âme de Guillaume de Digulexille ; voir C. V. Langlois, La vie en France au Moyen Age, IV, Paris, Champion, 1928, p. 254) ; mais satisfaire à la demande de Satan serait oublier, encore une fois, la Passion (v. 2018-2124). De plus, ce serait juger deux fois, puisque Dieu peut pardonner la faute, dès lors qu'il y a repentir (v. 2125-2244). A court d'arguments, Satan, vaincu, se tait ; l'avocate triomphe (v. 2245-2441). La Cour céleste mène alors grande joie et chante l'antienne Salve, Regina, que les hommes connaissent par révélation (v. 2442-2498).
Comme on vient de le voir, l'essentiel de l'action se passe à la Cour de Paradis, organisée pour l'occasion en tribunal : il ne faut donc pas attendre de ce texte une description de l'enfer. Tout au plus, quelques propos dispersés de l'auteur, de la Vierge ou de Satan, suggèrent-ils un monde inférieur, perverti, inversé par rapport au ciel ou même k la terre. Il est question de "la félon-nie d'Enfer" (v. 300), de "la grant compaignie / D'Enfer et (de) sa félonnie" (v. 997-998), de Satan et de sa "route" (v. 174, 353, 676, 2303). C'est un monde fermé, muni de portes (celles-là même que le Fils de Dieu a brisées, v. 219), sans communication directe, bien entendu, avec le ciel : "procuratour" de l'enfer au ciel, Satan est un messager dans l'autre sens (v. 411 et suiv.). Les affaires théologiques, ou politiques, y sont discutées lors de "conciles" (v. 175, 232). On doit d'ailleurs souligner la discipline des démons dans ces conseils de crise, et l'unanimité à laquelle ils parviennent dans leurs décisions. Apparemment, les diables vivent entre eux an bonne intelligence : il n'en est pas ainsi dans tous les documents littéraires que nous possédons sur l'enfer. Enfin, on ne trouve pas dans cette Advocacie l'imagerie habituelle des tortures infernales ; l'auteur nous renseigne sobrement sur l'atmosphère : c'est "Enfer l'orrible" (v. 1006) "ou nul bon jour n'a" (v. 412), où "l'on tourmente" "a grant rage" (v. 1007).
Cependant Satan, le "procuratour" intrus, apporte au Paradis une bouffée d'air chaud. C'est un diable thermogène. La Vierge le traite de "fel enfumé" (v. 1030) ; la Bible que, pendant le procès, il tire de sa "gibecière" est "mout orrible" et "mout enfumée" (v. 1137). Il brûle constamment à petit feu. Dieu, non sans humour, lui demande de tempérer cette ardeur :
"[...]Seuffre toy, maufey ;
Ne soies pas si eschaufey" (v. 457-458)
L'attente à laquelle le juge le condamne, la premier jour, rend son impatience brûlante (v. 487). Le matin du samedi saint, la crainte de voir arriver un avocat pour l'espèce humaine le rend encore plus inflammable :
"Mès au cuer out tant d'amertume
Que tout en esprent et alume" (685-686)
En vérité, cette combustion est le symptôme du malaise, de l'"angoisse" perpétuels de Satan. Le voisinage de Dieu lui-même ne calme pas cette douleur, comme le précise l'auteur :
"Ne cuide nul que dire vuille
Que le Déable ne se duille,
En quelconques lieu qu'il se boute.
Qui ce cuideroit n'entent goute ;
Quer, en queil lieu qu'il soit présent,
Touz jors angoisse ou peine sent ;
Sa peine par est si diverse
Qu'en ses os est aussi aerse
Comme au mesel sa maladie" (v. 259-267)
Le sort de Satan, auprès de Dieu, est exprimé par-deux images : celle du lépreux d'abord (amorcée par la comparaison des vers 266-267) s si le "mesel" épouse une "reïgne" ou une "contesse", il n'en demeure pas moins que :
"Touz jors est mesel et pourri
Combien que aiese soit nourri" (v. 73-274)
La seconde image est celle de l'âne que charge
"I. fèz de busche ou de charbon" (v. 281).
"Culdiez tous qu'il fust alegié
S'il iert devant le roy de France ;
Nenil. Là meins n'aurait grevance" (v. 284-628)
Ces deux images qui traduisent l'accablement et l'impossibilité du soulagement permettent à l'auteur de conclure :
"Le Déable est de tel manière ;
S'il est devant Dieu ou derrière,
Ou près ou loing, ou coste à coste,
Touz jors art il, ou fruit, ou roste,
Et seuffre si très grant angoisse
Qu'il n'est nully qui le coignoisse." (v. 287-292)
C'est ainsi que l'acharnement de Satan contre l'espèce humaine dont il est naturellement l'ennemi (v. 225-227), s'explique aussi par un egoïsme de malheureux qui souhaite, sans l'avouer, la contagion de sa misère :
" [...] c'est a chétif grant soulas
Quant il ne se voit pas soul las,
Mès en compaignie en sa peine ;
Einsi iert, c'est chose certeine" (v. 195-198)
Cependant l'auteur a voulu nous rendre plus accessible la signification de ce "Jugement" en présentant son propos "à l'umaine manière" (v. 247-255, 439-440), donc en imitant les procès réels. C'est pourquoi Satan est évoqué assez sobrement. Ce diable n'est pas burlesque. Malgré son angoisse et sa combustion, il s'humanise, en quelque sorte, dans sa mission de "procuratour". Il est vrai que de certaines épithètes diffamatoires qu'on lui décerne, on déduit aussi qu'il est "ort" et "puant". Enfin, dans certaines circonstances, la bête se réveille en lui. Pris en défaut, ou frustré dans ses prétentions, il commence à "grondre" (v. 314) ; il fait des grimaces de mécontentement ou de dépit (v. 1135) ; vaincu, il "brait" et l'on entend son cri jusqu'en enfer (v. 2399-2400) ; lorsqu'il se sent persécuté, il lui échappe même une image cynégétique :
"Chescun me court a la gargate." (v. 1887)
Mais dans l'ensemble, son comportement est à peu près correct à la Cour divine. Un peu d'exaspération - surtout après l'emploi par l'avocate de l'argument maternel dont il connaît la redoutable efficacité sur le juge, le conduit à quelques sarcasmes à l'égard de la Vierge (v. 1551-1558) ; il lui échappe aussi un méprisant "cette famine" (v. 1744) désignant Notre-Dame. Mais, tout bien considéré, il s'agit d'un diable relativement bien élevé.
Il apparaît plutôt comme un modèle d'habileté dans la procédure et la chicane. Il sait prendre des précautions utiles, arriver avant l'heure au "consistoire" (v. 425-435) : la diligence est en somme la politesse du diable ; il y a au moins un péché dont il n'est pas affublé, c'est la paresse (v. 681). Il est rusé, retors, éloquent. Le premier jour, il feint d'accepter de plaider contre un défenseur, alors qu'il sait bien (pour avoir constaté le désarroi de tous les saints de Paradis), qu'aucun ne se présentera. Puis, comme il sait mieux que personne, et autant que tous les diables de procéduriers, que les écrits restent, il essaie d'obtenir la condamnation écrite du lignage humain (v. 517-568).
Le deuxième jour, il sait trouver des arguments nouveaux, et mettre la science au profit de la ruse, en utilisant, au besoin, la Bible. Notre-Dame a fort à faire alors pour montrer combien ses arguments sont spécieux. Mais c'est à sa mission à elle, et à sa victoire, que l'auteur s'est surtout attaché.
La Vierge Marie n'entre en scène que le second jour ; son intervention marque sa suprématie sur les saints dans la protection de l'humanité. La veille, comme Satan, condamné à l'attente, regardait autour de lui :
"Si vit les Sains de Paradis,
Chà. V., chà. VI., chà. IX., chà dis,
Alans et venans, ce li semble,
Et estrivans de deul ensemble." (v. 469-472).
Ce spectacle avait encouragé le "procuratour" à demander la condamnation par défaut des hommes. Lorsque, quelques heures plus tard, le juge a fait appeler "l'umain lignage",
"Lors n'y out nul saint, tant fust sage,
A cuy tout le cuer ne frémist" (v. 504-505).
Mais, le même soir, la Vierge Marie apprend que l'espèce humaine a été citée en justice par Satan. Elle,
"Qui de cela fut plus marrie
Que qui ly donnast un buffet" (v. 654-655)
promet de défendre et de sauver les accusés. Alor s:
"Onques ne fut tel joie fète Com les Sains de Paradis firent ;
Quer la délivrance bien virent
Puis que celle out la chose emprise,
Qui est si sage et si aprise,
Que rien ne creint, ne rien ne doute,
Ne le Déable, ne sa route". (v. 670-676)
C'est ainsi que la promesse formulée par la Vierge, d'intervenir, rassure tous les saints, déconcertés jusqu'alors, et prépare l'éventualité d'un changement, ou d'un renversement, de situation.
Au matin du procès, l'arrivée de l'avocate dans le "consistoire" forme un contraste très appuyé avec celle de Satan. L'auteur consacre alors à la Vierge trois fois plus de vers qu'au demandeur (pour Satan : v. 677-692 ; pour la Vierge : v. 693-744). Le diable gagne sa place en toute hâte (il "acourt", v. 682), et se réfugie dans une solitude un peu honteuse ("tapi", v. 683) ; aucun honneur pour lui ("Mès n'y out sarge, ne tapi", v. 684). Au contraire, Notre-Dame est accompagnée de "toute la chevalerie / Des Cyex [...]" (703-704) ; la foule qui forme son cortège est innombrable (v. 705-709) ; sa marche enfin est solennelle :
" [...] tout belement, pas à pas
S'en vint très bien matin à court". (730-731)
Mais voici l'accueil que le juge réserve à l'avocate :
"Quant Dieu vit sa mère venir,
De rire ne se pout tenir Et,
quant il la vit apreuchier,
Nul ne li pourrait repreuchier,
A sa destre la fist séer
Que chescun le pout bien véer". (v. 745-750)
Curieux procès que celui où l'avocat(e) siège à la droite du juge : la cause des accusés paraît promise à une bonne évolution... Mais le détail est intéressant aussi pour la représentation de l'intercession mariale : la Vierge n'est pas à genoux. C'est la reine du Paradis qui siège. A un moment du procès, toutefois, elle s'agenouille et même se prosterne aux pieds du juge, lorsqu'elle emploie l'argument maternel (v. 1417-1419) ; on la retrouve à genoux également à la fin, lorsqu'elle supplie son Fils de faire justice (v. 2403).
L'avocate, malgré sa dignité maternelle et royale, l'auteur la présente avec un réalisme émouvant. Dès le début du procès apparaît chez elle une certaine fragilité nerveuse (v. 840-842). Excédée, la Vierge peut se laisser aller à des propos violents à l'égard de Satan qu'elle traite de "dampné des-loial" (v. 1877), d'"Orrible mauvèz enfumé" (v. 1895), de "Traïstre, desloial, testu" (v. 1897), ou qu'elle invite fermement au silence :
"Advocat mauvèz, deputaire,
Tès tey donc ; tu te dois bien tère.
D'arguer pour nient te penas". (v. 1883-1885).
Mais, dans cette œuvre où le diable même n'a pas perdu tout souci de dignité, les invectives de Notre-Dame n'atteignent pas à la brutalité qu'elles ont quelquefois dans les Miracles (voir I. Siciliano, Villon et les thèmes poétiques, Paris, Armand Colin, 1934, p. 206, n. 3 et 4. Cette différence est peut-être propre à nous renseigner sur les auteurs comme sur les publics).
Parce qu'elle est femme, la Vierge plaide aussi avec ses pleurs, dont l'auteur souligne la sincérité (v. 1401-1404). Cependant, il serait excessif d'affirmer que sa victoire représente celle uniquement du sentiment sur le droit, du coeur sur la raison. Dès le début de l'œuvre, l'auteur affirme qu'elle défend les hommes suivant le droit (v. 89-101). Sa plaidoirie montre qu'elle connaît la jurisprudence, lorsque par exemple, elle exige que Satan, dans son accusation, s'en tienne à une seule voie (v. 1279 et suiv.). Elle connaît aussi le métier d'avocat. Au début du procès, le samedi (806-33), Satan récusant le défenseur, elle renvoie l'argument en récusant l'accusateur (il n'a pas présenté sa procuration). Du point de vue technique et oratoire, elle sait, avant de réfuter l'argumentation de son adversaire, la résumer en quelques mots, sous forme de syllogisme fidèle :
"Tu argues einsi en somme :
Se nous péchames, si fist homme ;
Par nostre pechié dampnez sommes ;
Aussi doivent estre touz hommes". (v. 1779-1782)
Ou encore :
"Il allègue einsi et argue :
Homme pécha, ch'a il conté,
Encontre toy, qui es bonté
Sans fin et qui seras sans terme ;
Et pour ce dit il et afferme
Que sans fin iert dampné tout homme". (v. 2098-2103)
L'avocate sait aussi développer de façon claire, ordonnée, équilibrée, son discours, qui peut être long (voir par exemple v. 875-889 ; v. 890-906 ; v. 907-926, etc.). Elle est habile, enfin, à mettre en relief la mauvaise foi de son adversaire ; ici, la versification sert efficacement l'expression de l'idée :
"Les auctors, dist il, estre doivent
Restituez premièrement.
Les Droiz l'entendent autrement ;
Il ment, le fel advocat ort ;
Ce sont les despoilliez à tort
Que l'en doit, ce dit bien la lètre,
Arrière en possession mètre". (v. 1032-1038)
Voici encore comment elle relève la ruse de Satan, qui a cité à l'appui de sa demande un fragment tronqué de la Bible :
"Il a dit d'une auctorité
Le chief maliciousement,
Mais il a fraudou(lou)sement
La queue celée et téue". (v. 1184-1187)
Ses argumentations et ses répliques sont efficaces, puisqu'elles réduisent le diable au silence,...au moins pendant un moment :
"Quant le Déable oy ceu dire,
Il s'enfla si de deul et d'ire
Qu'a bien petit qu'il ne creva,
Quer la response le greva.
Si dist au juge par malice :
Entent moy, [...]". (v 1245-1250)
Ou encore :
"Le Sathan fut si esbahi
De la response qu'el douna
Que de pièche mot ne souna,
Et, quant pièche s'en fut tenu,
Il dist : [...]" (v. 1704-1708)
Ou enfin :
"Le Déable mot ne souna,
Quant ceste response douna ;
Le lieu fut tout coy et seris". (v. 2125-2127)
Cependant, à l'intérieur de cette plaidoirie réussie, l'argument maternel intervient comme une garantie d'efficacité. C'est aussi le temps fort du procès, et l'épisode le plus émouvant de l'œuvre (v. 1383-1525, soit 142 vers). Cette péripétie est intégrée au souci de réalisme psychologique de l'auteur. La Vierge, lorsqu'elle voit que Satan n'est pas "trébuché" (v. 1380), réagit, dit le texte, comme une femme qui craint de perdre ce qu'elle aime :
"Chescun sceit que de sa nature
Est fame frelle créature
Et que de légier creint et doute ;
Einsi fut il, ce n'est pas doute.
La Virge creignoit le damage
Et le mal de l'Umain Lignage ;
Si très grant pitié en avoit
Qu'a poy que parler ne savoit.
Quant Sathenas vit demourer,
D'angouisse se prist a plourer ;
Quer c'est toute la contenance
De fame, quant elle a doutance
De perdre ceu qu'elle doit garder". (v. 1383-1395)
Cette attitude contraste avec sa dignité, - elle est alors "Aussi simple comme une teurtre" (v. 1397), et inspire la compassion :
"Qui véist la Virge hennourée,
Si courchie et si emplourée,
Nulluy de si dur cuer ne fust,
Et fust plus dur ne fer ne fust,
Qui jamès pour rien se tenist
Que plourer ne le convenist". (v. 1405-1410)
Dans un geste d'affliction et de supplication, elle déchire sa robe et montre sa poitrine à son Fils :
"Lors la véist l'en souspirer
Et puis sa robe dessirer
Tout contre val vers les mameles,
Que tant avoit tendres et beles,
Et puis remonstroit sa poytrine
A son filz, la douce royne,
Et devant li tout à genous
Se mètoit pour l'amour de nous,
Puis se restendoit toute plate". (v. 1411-1419)
Arrêtons-nous un instant à l'origine et à l'importance de cet argument maternel dans la littérature mariale (spécialement dramatique) de la fin du Moyen Age. L'argument consiste, de la part de la Vierge, à fléchir son Fils, le juge, en lui rappelant les joies et les douleurs de mère qu'elle a connues. L'Advocacie les évoque :
"Ha ! beau douz filz, je suy ta mère,
Qui te portey .IX. mois entiers ;
Tu me dois oïr volentiers.
Je t'enffantey mout povrement
Et te nourri mout doucement.
Ta mère suy, mère m'apeles.
Beau filz, regarde les mameles,
De quoy aleitier te souloie,
Et ces mains, dont bien te savoie
Souef remuer et berchier.
Tu me féis le cuer perchier,
Quant tu souffris de mort l'angoisse ;
Tout le cuer me ront et défroisse
Toutes les foiz qu'il m'en souvient,
Mès endurer le me convient". (v. 1458-1472)
Dans la relation de Notre-Dame à son Fils, notamment lors d'un procès où il juge, cet argument est tenu pour infaillible, comme l'auteur de l'Advocacie l'annonçait déjà au début de l'œuvre (v. 73-88). Cet argument illustre la puissance de Notre-Dame dans l'intercession. On le retrouve ailleurs, par exemple dans le Miracle de l'enfant donné au diable, où il est employé pour arracher l'enfant au maître de l'enfer, lors du jugement devant Dieu (Miracles de Notre-Dame par personnages, I, éd. G. Paris et U. Robert, Paris, Firmin Didot, 1876, v. 1358-1363). Ou bien, dans la Passion d'Arnoul Gréban, il devient un motif de supplication pour dissuader le Fils de mourir dans la douleur sur la croix (voir G. Cohen, Le théâtre en France au Moyen Âge, I, Le théâtre religieux, Paris, P.U.F., 1948, p. 47).
Du point de vue de son origine, cet argument maternel semble s'être développé dans la littérature mariale à partir des œuvres d'esprit cistercien. Mais " [...] la littérature byzantine le connaissait déjà. Dans une apocalypse grecque du VIIIe ou IXe siècle, La descente de la Vierge aux enfers. (...) les pécheurs interpellent l'Avocate et lui conseillent ce moyen irrésistible d'exoration : "Si ton Fils ne veut t'écouter, montre-lui l'étable de sa naissance, les seins qui l'ont nourri, les bras qui l'ont tenu ! " (M. Vloberg, La Vierge notre médiatrice, Grenoble, B. Arthaud, 1938, p. 204). Le critique ajoute : "Le Grec, à qui l'on doit cette trouvaille, connaissait bien ses classiques : l'Iliade lui suggéra sans doute de prêter à Marie voulant apaiser Jésus le même geste que fit Hécube pour fléchir Hector". (ibidem).
Cependant, notamment par rapport à l'iconographie de la fin du Moyen Age (voir M. Vloberg, La Vierge notre médiatrice, op. cit., p. 205 et suiv.), le thème employé dans l'Advocacie a une particularité. Le rappel, par la Vierge, de sa maternité et de son affection, s'adjoint celui de la Passion du Christ et de sa propre compassion. Ailleurs, la Vierge montre sa poitrine à son fils qui montre à son Père, le juge, ses plaies. Ici, l'intercession, de Notre-Dame au juge, est simple. Le juge, c'est le Fils. Le Père (et le Saint-Esprit) sont présents au procès de Paradis (v. 1526-1530), mais ils restent le plus souvent impassibles. A peine une intervention de Dieu le Père (v. 1988) relance-t-elle la plaidoirie de Notre-Dame. C'est finalement le Fils qui juge (v. 2412) ; Dieu le Père et le Saint-Esprit acceptent et confirment la décision (v. 2424-2434). Dans ces conditions, l'argument maternel gagne un surcroît d'efficacité, et la Vierge Marie assume toute la dignité de l'intercession entre les hommes et Dieu.
En conséquence, une question intéressante, mais délicate à traiter, serait celle de la relation de la Mère et du Fils. Il y a entre eux des signes d'intelligence, lorsque par exemple le juge veut encourager l'avocate (v. 2055). A maintes reprises, c'est la souveraineté même du Fils que Notre-Dame paraît défendre dans sa plaidoirie. Satan, excédé, se plaint plusieurs fois de l'ascendant qu'elle a sur le juge (ces remarques désobligeantes du diable à la Vierge sont toujours exprimées dans un langage imagé) ; par exemple :
"Veuz tu", dist Sathenas, "savoir
Pour quoy de cela me reprein ?
C'est pour ce que tu mès le frein
A Dieu, si que il ne peut mouvoir
Combien que dies faus ou voir". (v. 1900-1904)
Ou encore :
"Il prent à bon gré tes folies,
Quant tu li monstres ta mamèle ;
Tu le treiz si à ta cordèle
Qu'il ne t'a pover d'escondire ;
Quant tu ris, il le convient rire ;
Quant tu pleures, il veut pleurer ;
Il te par veut trop hennourer". (v. 2262-2268)
Dans les Miracles, il arrive d'ailleurs que cette idée de l'autorité maternelle soit exprimée plus vivement:
"Pour sa mere n'en ose el faire :
Si lui faisoit riens de contraire
Il seroit batuz au retour". (Les Miracles par personnages, éd. cit., 1, 50).
Satan, dans l'Advocacie, se vante au moins d'échapper à toute manière de tutelle venant de Notre-Dame. Il est, en somme, émancipé. Lorsque la Vierge demande l'autorisation de l'interrompre, il réplique :
"Vez ci rage.
L'advocat à l'Umain Lignage
Veut, par force et maugré mien, estre
Et mon advocat et mon mestre,
Et mon procèz veut ordener,
Et me veut, ce semble, mener.
Estre veut, ce pert, ma nourrice,
Comme se je fusse .I. enfant nice
Qui ne sceit lire ne pointier.
Grant fain a de moy acointier
Et afferme que pointera
Tout mon parler et glosera.
Je requier, tout premièrement, [...]" (1947-1961)
Mais cette question des relations de la Mère et du Fils, ou de l'autorité maternelle et de l'émancipation du Fils, déborde très largement ce texte et concerne une partie de la littérature mariale à la fin du Moyen Âge (il faudrait faire intervenir alors, en particulier, pour le XVe siècle, l'Hommage à la Vierge de Pierre de Nesson).
La signification de l'Advocacie Nostre Dame est claire, à partir de l'étude de ces deux personnages, Satan et la Vierge, et de leur action.
On a pu parler, au sujet de cette œuvre, de longueurs et de monotonie (dont rend compte, d'ailleurs, le simple résumé de l'histoire présenté précédemment). L'auteur s'est plu, en effet, à prolonger les argumentations. Peut-être, alors, a-t-il parodié les habitudes et les manies de la chicane. Mais il ne semble pas, pourtant, que son intention se soit limitée à cette parodie. Les choses nous sont volontairement présentées "à l'umaine manière" : or Satan est par nature un chicanneau de haute volée. L'accumulation des connaissances et subtilités jurisprudentielles éclaire aussi l'efficacité de l'avocate qui n'emploie pas, et de loin, que l'argument maternel, et convainc autant qu'elle émeut. Cet enchaînement, fastidieux, peut-être, pour le profane, ressortit enfin à la tactique et même à la psychologie de Satan. La succession de ses attaques ne peut être que monotone ; mais, outre qu'il use la patience de l'avocate, le personnage, qui brûle sans jamais se consumer, renaît perpétuellement de sa propre défaite, avec une constance intacte dans le mensonge et la mauvaise foi.
Satan, dans cette œuvre, n'a pas le beau rôle. Sa combustion déjà le rend comique. Son cynisme le rend odieux. Ainsi, le premier jour,
"Sathenas, qui avant sailli,
Cuida qu'il n'eust pas failli,
Mès il parla mout simplement
Et dist maliciousement :
"Ne cuide nully que je vuille
Que l'Umain Lignage se duille
Par moy, ne par ma plèderie.
Halas ! ce ne demant je mie ;
Je n'ey pas la cole si haute,
Combien qu'eulz soient en defaute". (v. 517-526).
Ses sarcasmes à l'égard de la Vierge, dans l'épisode de l'argument maternel, le font également haïr.
Mais, surtout, il est bafoué à la Cour de Paradis, et par Dieu d'abord. Le juge fixe au vendredi saint la date du procès (v. 375 et suiv.). Les protestations de Satan sont alors justifiées : tout le monde sait que la sentence prononcée ce jour-là risque d'être sans valeur ; les diables restés en enfer ne se méprennent pas, eux non plus, sur les dispositions de Dieu à leur égard (v. 415-418). Mais, le jour même du vendredi saint, le "procuratour" est condamné à l'attente (v. 457 et suiv.) bien au-delà de l'heure du défaut ("none", v. 466), jusqu'à la nuit (v. 487 et suiv.). Il est, ce soir-là, "trebuché de paradis" (v. 612), ce qui doit lui remémorer de mauvais souvenirs ; et l'auteur éprouve le besoin de rappeler cette chute, un peu plus loin.
Satan est franchement indésirable à la Cour de Paradis, et, le premier jour où il se présente, Jésus-Christ le lui fait comprendre avec beaucoup de politesse :
"Sathenas, pas ne t'escondi
Mèz je n'aim pas mout ton séjour" (v. 360-361)
Il est même maudit par le juge qu'il impatiente (dès avant le procès), comme l'auteur nous le révèle :
"Le feu d'Enfer t'arde le cors,
Ce dist Jhesucrist luy méismes". (v. 392-339)
Ainsi, maudire Satan, c'est lui souhaiter de vivre ce qu'il vit.
Le misérable "procuratour" est malmené, d'ailleurs, par la Cour de Paradis toute entière. Juste avant qu'il ne formule sa demande, le jour du procès, les saints, ragaillardis par la présence de la Vierge prête à défendre le genre humain, l'accueillent peu charitablement en l'insultant : "Adonc n'y out ne saint, ne sainte, Qui la Dame ne merchiast, Et qui tout haut ne s'escriast :
"Véz là le mauvèz sourquidié,
De bien et de grace vuid(i)é,
L'orde, puant beste camuse,
Celuy qui nos frères acuse.
Onques ne cessa, ne ne cesse
De fère au Lignage Humain presse.
Or est tout mu et tout tremblant ;
Il ne fèt mie le semblant
Qu'il fist par plus de cent foiz ier ;
Onques ne cessa de noisier.
Or viegne ayant dire son conte". (v. 772-785)
Satan est influencé un moment par cet accueil. Quant au personnage du juge, il se tait ; il manque donc volontairement d'humanité à l'égard du "procuratour".
La Vierge elle-même, comme on l'a vu précédemment, malmène l'"Ennemi" ; elle l'insulte et le régale d'épithètes méprisantes.
A la fin, lorsqu'enfin il s'est tu, le diable est "jus abatu" (2437) dans l'allégresse générale :
"Et ceulz qui es cyez demourèrent
Si très grant jois demenèrent
Conques tele ne fut oïe". (v. 2439-2441).
Tout cela s'accorde avec les sentiments des habitants du Paradis, et devait satisfaire auditeurs ou lecteurs à la fin du Moyen Age. Il est donc bien difficile de se faire, à partir de cette œuvre, l'avocat du diable.
Le poème raconte longuement le procès de l'autre monde, entre un début et une fin appartenant à notre terre, et consacrés à la louange mariale. Le début manifeste la confiance dans le pouvoir d'avocate de Notre-Dame. La fin chante l'antienne Salve, Regina. Les données sont faussées dès le départ, puisque nous savons que la Vierge sauve ses amis ; Satan cherche moins la justice que le malheur du genre humain, et demande à Dieu le Fils lui-même d'annuler l'œuvre de la Rédemption. Pourtant, pendant le procès, la tension existe : ainsi, le premier jour, avec le désarroi des saints qui savent que leur intercession serait insuffisante, et avec l'attente de la miséricorde tardive de Dieu ajournant la décision ; ainsi, le second jour, avec l'opiniâtreté de Satan, accompagnée du silence du juge et suscitant jusque chez l'avocate la crainte de perdre le lignage humain. Ce n'est pas le moindre mérite de l'auteur, dans les conditions où il s'était placé, que d'avoir ainsi joué à nous faire peur avec le diable.
Mais, malgré cette tension, malgré ces débats inquiétants parfois, Satan est finalement éliminé. Le prince du monde est devenu un prince de l'échec. Cette œuvre laisse l'impression d'être davantage, en fin de compte, le procès du diable que celui du genre humain. Ce qui surprend, aussi, c'est, dans le contexte de la dévotion mariale, la confiance dans l'obtention du Paradis. Notre-Dame est bien rassurante lorsqu'elle déclare :
"Se touz ceulz qui sont d'Adam nez
Estoient à mort condempnez,
Y s'ensuivroit, je n'en dout mie,
Que Dieu auroit par grant folie,
Non par sens, mès par vanité,
Establi toute humanité,
Et ceu ne peut ne ne doit estre ;
Ce seroit vice au roy célestre ;
Ce n'affiert pas à Déité". (v. 2321-239)
Et, de même, Jésus-Christ, lorsqu'il prononce sa sentence :
"Or oez", dist il, "nous dison
Par sentence diffinitive.
Combien que Sathan en estrive
Et qu'il s'en pende et s'en esrage,
Que touz ceulz de l'Umain Lignage
Qui auront par dévocion
Repentance et confession
Et en contriction mourront
Devers nous sans fin demourront". (v. 2412-2420).
Le christianisme avait toujours estimé qu'il existait, auprès de Dieu, un avocat pour les hommes : c'était Jésus-Christ (Première Epître de saint Jean, II, 1). Le Moyen Âge qui, on le sait par ailleurs, croit constater que le Père, lorsqu'il est mécontent, envoie des fléaux ou des épidémies, donne, à travers cette Advocacie Nostre Dame, les pouvoirs du juge à celui qui était l'avocat, et tient Dieu le Père dans l'arrière-plan. Le Christ, durant le procès, ne formule aucun grief contre l'humanité (Dieu sait pourtant si celle-ci, suivant d'autres textes, persévère dans le péché). La Vierge, devenue avocate, prend à coeur de défendre le lignage humain, dont elle est issue : on le lui a rappelé, de façon un peu orientée (mais on voulait gagner), avant que le procès ne commence (v. 721-728). Elle-même affirme :
"L'Umain Lignage trop me touche,
Quer j'en fuy estrète et nourrie". (v. 766-767)
Quand on connaît l'influence de la Mère sur son Fils, tout cela est en définitive bien favorable à l'humanité, lorsqu'elle a consenti à avoir peur quelques moments avec le diable.
Cette étude du diable et de son adversaire dans L'Advocacie Nostre Dame (qui s'intéresse avant tout à la plaidoirie de la Vierge), est loin d'épuiser l'intérêt de cette œuvre qui a connu en son temps une certaine notoriété. Il faudrait en particulier montrer la progression dramatique lorsque l'échéance du Jugement approche et que grandit la menace infernale, apprécier le dosage du pathétique et du comique (souvent très fin), en un mot, remarquer l'art de l'auteur.
Par ailleurs, cette œuvre, qui occupe une place importante dans la littérature à sujet juridique à la fin du Moyen Âge, forme naturellement un document de choix pour qui s'intéresserait à l'histoire du droit ou même à l'atmosphère des procès à l'époque (l'œuvre est assez riche de détails à ce sujet, par exemple lors de l'ouverture des débats, le. deuxième jour).
Mais il s'agit surtout, entre un début et une fin édifiants, consacrés tous deux à la louange mariale, d'un témoignage exceptionnel sur une mentalité : l'acharnement de Satan est illusoire, et probable le salut, dès que Notre-Dame est appelée à plaider pour les hommes qui regrettent leurs fautes et croient en Elle. A ce titre même, L'Advocacie Nostre Dame mériterait d'être mieux connue. Mais il faudrait commencer par une réédition du texte.