Materiae Variae Volume III
Les jugements de Renart : impunités et structure romanesque de Jean R. Scheidegger
Les "vieux sages" épiques de Jean Subrenat
Pères et filles dans Apollonius de Tyr de Jean R. Scheidegger
Problèmes de justice dans Li chevaliers as deus espées de Régine Colliot
Le Graal et la Chevalerie de Jean Frappier
LES "VIEUX SAGES" ÉPIQUES (L'EXEMPLE DE NAIMES DE BAVIERE, RIOL DES MANS DANS GAYDON*
Jean Subrenat
Dist Riolz : “Sire, conseil voz demandez Se m’en creez, bons voz sera donnez.” (Gaydon, v 884-885).
S’il est vrai qu’il y a souvent dans l’épopée de “vieux fous”(1), - et sans prétendre réhabiliter absolument cet âge que l’on a dit “impitoyable”(2),nous voudrions, sur un cas particulier réfléchir au caractère parfois exemplaire de la conduite des hommes âgés dans la littérature épique.
La chanson de Gaydon fournira le texte de référence, car cette épopée a le mérite, si l’on peut dire, d’être une chanson de la “seconde génération”, de celles que William KIBLER aimerait qu’on les appelât “chansons d’aventures”(3). Et, du fait de sa date (après 1230), elle met en oeuvre des personnages et des situations devenus traditionnels parce qu’ils ont eu déjà un certain succès littéraire.
Elle rentre, d’autre part, dans cette catégorie de chansons de la Geste du Roi qui racontent une révolte de vassal, donc une situation juridico-diplomatique complexe dans laquelle l’expérience et la pondération des anciens peuvent être précieuses.
Enfin, parmi ces oeuvres de contestation, Gaydon accorde une place particulièrement importante, à côté de l’empereur et en face du baron révolté, à une troisième force : les traîtres. Lorsque Girart de Vienne s’opposait à Charles, les choses étaient franches ; lorsque l’empereur en voulait a Renaut de Montauban ou a Huon de Bordeaux, certes, de “mauvais conseillers” comme Ripeu de Ribemont (dans Les Quatre Fils Aymon) ou Amauri (dans Huon de Bordeaux), intervenaient pour envenimer la situation ; mais du moins ne s’agissait-il pas, à proprement parler, d’un clan organisé dont les actions soient coordonnées. Dans Gaydon en revanche, ils forment un groupe de pression avec lequel il convient de compter.
En définitive, le conflit traditionnel, sujet de la chanson, et qui sera résolu, non par la force, mais par la “sagesse” (des vieillards ?), permet de se faire une idée du rôle - au moins littéraire - que l’on aimait voir jouer aux anciens.
Après Roncevaux donc, les parents de Ganelon, pour venger la mort du chef de leur lignage sur la personne de Thierry (alias Gaydon), accusent faussement ce dernier d’avoir voulu empoisonner l’empereur. Tandis que Gaydon se justifie par un duel judiciaire, les traîtres attaquent le convoi des chevaliers et des bagages du héros sur la route d’Angers. Quoique l’ordalie ait prouvé l’innocence du duc et, par conséquent, la duplicité des traîtres, l’empereur leur conserve son amitié. Gaydon, par dépit et par fidélité à la mémoire de Roland, rompt tout lien vassalique avec Charles. Après de nombreuses péripéties et des combats sans cesse recommencés, du fait en particulier des mensonges des traîtres, la chanson se terminera par une réconciliation entre vassal et seigneur, le vassal - Gaydon - venant au secours de son seigneur - Charles - au moment où les traîtres allaient le faire disparaître pour s’emparer de l’empire.
Dans ce schéma, quelle est la place des vieillards et tout d’abord qui sont- ils ?
L’empereur Charles qui “bien .IIc. ans avoit” (v. 9456)(4) ne nous retiendra pas longtemps. Lors de sa visite dans Angers, déguisé en pèlerin, il est vite reconnu ; mais immmédiatement le “reflexe hiérarchique”, si l’on peut dire, joue : tous le traitent avec la déférence due à son rang (cf. v. 10184 et suiv.), et comme à l’ordinaire, on respecte sa fonction. Au dénouement, Gaydon, l’ancien rebelle, dès qu’il a délivré son seigneur des mains des traîtres,
A genoillons se mait, volant la jant
Devant Karlon, l’empereor puissant,
S’espié torne, par le pomel li rant. (v. 10781-10783)
Tout cela est banal, comme est habituel aussi le portrait négatif de l’empereur vieillissant, “assoté”(5), coléreux(6), porté sur le vin(7), avare au point d’accepter toutes les compromissions pour un mulet chargé d’or, ce dont les traîtres savent profiter(8). Bref, Charles est le jouet des événements et de son entourage. Heureusement veillent sur lui quelques fidèles, et surtout Ogier de Danemark et Naime de Bavière.
En face, son adversaire Gaydon, encore tout jeune, trop jeune même pour les responsabilités qu’il doit assumer, est entouré de conseillers dont la sagesse est le fruit de l’expérience, de l’âge : en particulier Riol du Mans et Gautier le vavasseur.
Avant d’examiner le rôle que l’auteur leur confie, il faut remarquer, - ce qui n’est pas sans importance -, qu’il n’y a pas de vieillard dans le lignage des traîtres. Ganelon est mort dans la force de l’âge ; Thibaut d’Aspremont, son frère, qui n’est pas âgé non plus, meurt lors du duel judiciaire qu’il avait imprudemment provoqué. Restent des hommes comme Aulori, Hardré, Amboyn, Hertaut, Gui d’Hautefeuille, l’évêque Guirré ; il n’est dit d’aucun qu’il ait atteint la vieillesse.
Serait-ce que les traîtres n’ont pas le temps de vieillir, victimes qu’ils sont de la justice dans la force de l’âge mûr, comme Ganelon, comme Thibaut ? Serait-ce, inversement, parce que leur lignage ne comporte pas de vieillard apte à leur enseigner la sagesse, à leur faire respecter le droit, qu’ils restent toujours dans le camp du mal et de la perversion ?
Cela dit, revenons aux sages conseillers : deux se distinguent nettement par leur âge : Naime de Bavière au camp impérial, Riol du Mans auprès de Gaydon. Car Ogier n’est pas considéré comme vraiment âgé ; et auprès des Angevins, Gautier le vavasseur qui fait preuve d’une certaine sagesse, parfois un peu comique, n’a que cinquante ans passés (v. 8924).
Naime, donc, et Riol jouent chacun auprès de son seigneur un rôle identique et la différence d’attitude entre eux tient essentiellement à la personnalité du seigneur : l’on ne conseille pas un empereur de deux cents ans comme l’on assiste un jeune duc d’Anjou dont on a été le précepteur.
Or la situation de Naime peut paraître paradoxale, car Charles est sans doute plus vieux que lui ; il devrait donc être plus expérimenté, plus “sage”. L’âge n’explique donc pas tout. L’heureuse influence de Naime vient de son calme, de sa réflexion fondée sur l’expérience, en contraste avec l’instabilité et l’irascibilité de son seigneur. Rappeler son rôle, ici assez conforme à celui qu’il joue habituellement, permettra de discerner ensuite ce qui fait l’originalité du comte Riol du Mans.
S’il est vrai que, dans Gaydon, rien de précis n’est dit de l’âge du duc de Bavière, il est traditionnellement présenté comme un vieillard à la barbe blanche et Charles reconnaît toujours en lui : "[son] canseillier, [son] nobile vassal" (v. 1430) ; il n’hésite pas à lui demander son avis (cf. v. 5665 et suiv.). Tout au long de la chanson, Naime donne de “bons conseils” qu’il est inutile d’énumérer, il calme l’empereur dans ses colères (e.g. v. 3625 et suiv), intervient souvent pour éviter l’irréparable, comme dans Angers (cf. v. 9841-9843). Mais il est important de noter qu’il ne heurte jamais de front son interlocuteur, il adapte à chaque fois son attitude aux caprices de Charles. Puisque, par exemple, il n’a pas pu dissuader l’empereur de se déguiser pour pénêtrer dans Angers,
“Sire, dist Naynmes, voz ferez vostre bon.
Puis qu’est ainsiz tenir ne voz poonz,
O voz frai a tout mon chaperon,
Que ja sans moi n’irez, par saint Simon” (v. 9762-9765).
Pourtant l’empereur met parfois en doute sa loyauté car Naime est parent de Gaydon et ses fils ont rejoint le camp du rebelle. Or son attitude est sans ambiguïté :
“Sire, dist Naynmes, ja mar en douterez,
Car tout paraige passe la loiautez,
Se nos lyngnaiges ne fist jor fausetez” (vv. 5375-5377)
S’il fallait une preuve supplémentaire de sa parfaite droiture, on la trouverait dans cette remarque à son fils qui a osé lui reprocher son attitude :
“Va glouz, [dist Naynmes,] Dex te doinst deshonor !
Je ne doi mie faillir a mon seignor,
Se por nul home ne li faudrai nul jor” (vv. 9501-9503)
Comme il est néanmoins toujours exclus qu’il agisse en dehors de la légalité, son autorité morale est incontestée de tous bords et, les adversaires de l’empereur, eux-mêmes, prêtent attention à ses avis : ainsi empêche-t-il Ferraut de dégainer son épée et de provoquer une bagarre à la cour (v. 3665-3666) ; ainsi conseille-t-il, au moment de la réconciliation finale, à Gaydon de retourner se mettre, pour la nuit, à l’abri dans sa ville, de peur d’une ultime tentative meurtrière de la part des traîtres (v. 10450 et suiv.).
La force de Naime est donc dans son expérience et dans sa loyauté, “au second degré” si l’on peut dire. Il reste fidèle à l’empereur, - alors même que Charles n’est plus fidèle à lui-même et se complaît dans son tort, - parce qu’il ne transige pas avec l’engagement pris. Mais sa fidélité n’est ni bassesse ni flatterie, elle est respect de l’honneur et de la gloire de l’empereur, ce qui implique qu’il s’oppose à lui (“au premier degré”) pour éviter que l’irréparable se produise, et qu’il temporise jusqu’à rapprocher les points de vue, agissant aussi bien auprès de son seigneur qu’auprès des adversaires de ce dernier (qui sont de sa famille à lui). Il a, si j’ose dire, fait des progrès depuis le temps où, moins diplomatiquement, il disait à Charles, dans les Quatre Fils Aymon : “Sire, [dist li dus Names,] quel conseil demandés / Vos demandés conseil et croire nel volés”.(9)
Il est évident que Riol du Mans pourra se permettre vis-à-vis de son seigneur Gaydon une conduite beaucoup moins nuancée.
D’abord, son âge en impose, surtout vis-à-vis de son tout jeune seigneur au service duquel il est depuis cent à cent-quarante ans (sic !) :
“Hom sui au duc, nel voz quier a celer,
Mon enciant, .C. yvers a passez,
Voire . VIIXX., car, gel sai de verté,
En toute France n’a nul de mon aé.” (v. 1321-1324) (10)
De plus, il fut l’“oncle nourricier” de Gaydon, comme il le rappelle lui- même :
“Je voz norri petit anfant, soef,
Tant que voz oi au duc Sollant jousté
Soz Aspremont ou il fu adoubez” (v. 831-833)
“Gaydes mes niés est chevaliers menbrez” (v. 10210)
Il est cependant le vassal de son neveu et un vassal d’une loyauté totale : “Ainz me lairoie trestouz vis desmembrer /
Que vos osaisse a tort n’a droit fausser” (v. 5576-5577) dit-il par exemple, nous y reviendrons. Riol enfin fait preuve d’une sagesse, d’une pondération, d’une sagacité que seule l’expérience a pu lui conférer. L’exemple le plus clair de cette acuité intellectuelle et morale est fourni par la manière dont il surprend la tentative de Thibaut d’Aspremont pour fausser son serment préalable au duel judiciaire : “Gloz, dist Riolz, trop vos iestez hastez ; / Les meillors mos avez entroubliez” (v. 1319-1320). L’empereur, en personne, reconnaît le bien-fondé de son intervention.
Fort de l’expérience de son âge, fort de sa haute conception de la droiture, fort enfin des liens d’affection qui l’attachent à son neveu, il peut se permettre de lui parler sans les ménagements civils et rhétoriques dont Naime était obligé d’user vis-à-vis de l’empereur.
– Ses conseils seront sages ; ainsi est-il, par exemple, à l’origine du repli en pleine nuit des bagages de l’armée angevine devant le danger que font courir les traîtres à Gaydon (v. 886 et suiv.) et le duc d’Angers lui en sait gré :
Dist Gaydes : “Sire, moult bien me confortez,
Au grant besoing onques ne m’oubliez,
Souventes fois éu mestier m’avez.
Dex voz en rende et merites et grez !” (v. 898-901)
– Ses conseils seront empreints de bienveillance pour la jeunesse et la passion. Gaydon, qui désire rencontrer celle qu’il aime hors des murs d’Angers, donc en territoire contrôlé par l’ennemi, demande-t-il l’approbation de son vieux maître :“Aler i voil par vostre loement” (v. 8739), que ce dernier lui répond :[Et dist Riolz :] “Or sai certainnement / Que voz irez auques doutousement” (v. 8742-8743).
– Ses conseils seront enfin et surtout, d’une rigueur incontournable lorsque la fidélité au seigneur est en cause. Riol sera aussi intransigeant que l’est Naime ; et cela est, comme pour Naime, à double sens : il renvoie en quelque sorte Charles et Gaydon, dos à dos.
Vis-à-vis de Charles, il est intéressant de rapprocher deux professions de foi du comte du Mans :
– l’une au début de la chanson, dont il suffit de citer ces quelques vers (L’empereur vient d’accuser Gaydon d’avoir tenté de l’empoisonner) :
“Se je cuidoie que voz deissiez voir,
Ma bouche juge que l’aillissienz ardoir,
Mais ne cuit mie que nus s’en liet des mois
Qui vers le duc en preist ses conrois
Qu’il ait fait chose dont vers voz mesprins soit” (v. 506-510) ;
– l’autre, à la fin de l’épopée, qui commence ainsi :
“Cil Damledex qui en crois fu penez,
Il saut Karlon, le fort roi coronné
Comme celui qui est nostre avoez
Cui noz devons et foi et loiauté.” (vv. 10198-10201)
Pour Riol, c’est clair, le service du seigneur, la loyauté au seigneur, n’ont pas à passer avant le service de l’empereur, la loyauté à l’empereur ; ils sont une même chose. Par conséquent, Riol, comme le fait Naime de son côté auprès de Charles, va sans cesse intervenir auprès du duc d’Angers pour l’empêcher, par ses conseils, de commettre l’irréparable.
Que l’empereur en effet se soit mis dans son tort vis-à-vis de Gaydon n’autorise cependant pas ce dernier à envisager toutes les vengeances. Ainsi, Gaydon menace-t-il avec inconséquence de tuer l’empereur, que Riol le reprend brutalement :
“Hé, fel gloutons, dist Riolz, que dis-tu ?
Ton droit seignor, se l’avoiez feru,
Devant celle hore que il deffiez fust,
Jamais en cort ne seroiez connus
Que chevaliers te tendist ton escu.
Veuls-tu sambler un Girbert qui ja fu,
Qui guerroia contre le roi Jhesu ?”
...
Riolz a dit : “Or est li tans entrez
Que cuide faire .I. legiers bachelers
C’uns saiges hon n’oseroit pas panser ;
Resambler weuls Girbert le desraé,
Qui guerroia contre méisme Dé ?” (v. 807-813, 820-824) (11)
La révolte contre l’empereur serait le pire des crimes, semblable à la révolte contre Dieu, génératrice de damnation. Le ton est violent, mais également presque hiératique, celui de l’accomplissement d’une prophétie en quelque sorte : “Or est li tans entrez...”
Toute l’action de Riol consiste donc en sa volonté de concilier le respect de l’empereur et le service du seigneur direct : de retour à Angers après les dramatiques événements du début de la chanson, Gaydon veut faire la guerre à Charles ; Riol lui conseille d’essayer d’abord de négocier en vue de la paix et d’une réconciliation :
“Querez au roi pais et acordison.
Il est tes sires, et vos iestes ses hom.
Se devez faire envers lui mesprison.” (v. 3080-3082)
Juste auparavant, Riol avait admirablement défini, pour lui-même, les motivations qui le conduisent :
“Cis dus voldra tel chose encommencier
N’iert pas, ce croi, legier a apaisier.
Dex li otroit a s’onnor commencier,
C’on ne li puist a honte reprochier ;
Car par celui qui tout a a fugier,
Je li voldrai a mon pooir aidier.
Soit drois, soit tors, s’ai oï tesmoingnier,
Doit li hons liges son droit seignor aidier.” (v. 3058-3065) (12)
Et Gaydon malgré la fougue de sa jeunesse, reconnaît la sagesse de son vieux conseiller :
Gaydes l’oït, sou corrut acoler :
“Gentiz hom sire, Dex voz puist honorer !
De moi aidier ne voz vi ainz lasser ;
Vostre conseil ne quier je refuser.” (v. 5591-5594)
Gaydes l’entent, si baisse le menton,
Puis li dist : “Sire, vostre commant ferons ;
De vo conseil ne me vient se biens non.” (v. 6311-6313)
L’action de Gaydon n’est sans doute pas entièrement le fait de deux conseillers âgés, Nayme-d’une part, Riol de l’autre. Ils ne prennent pas vraiment d’initiatives, ils laissent les responsables prendre... leurs responsabilités. Mais ils veillent à éviter l’irréparable de manière à laisser le temps faire son oeuvre et donc la sagesse reprendre ses droits. Le constat pourrait paraître en définitive décevant : l’action de l’épopée n’a pas de résultat “révolutionnaire” ; elle paraît même inutile : Gaydon était un vassal irréprochable ; Gaydon redevient un vassal irréprochable. S’il n’y avait pas eu tout le courage de sagesse de Nayme et de Riol, l’empire eût été détruit (que Charles soit tué par Gaydon ou par les traîtres ne changeait que peu de choses au désastre). En définitive, la plupart de ces épopées de révolte à l’intérieur de l’Empire présentent la même philosophie : la stabilité féodale est indispensable, mais elle est fragile parce que les hommes (et tout particulièrement l’empereur) sont ce qu’ils sont. Dans le cas de Gaydon, c’est la sagesse des vieillards qui sauve l’équilibre un instant rompu et permet de retrouver l’équité et la justice. Pour un jeune duc parfois irréfléchi, il fallait un conseiller plus que centenaire ; pour un trop vieil empereur qui perdait de vue les réalités, il fallait aussi un conseiller auquel l’âge avait donné sagesse et raison !