Materiae Variae Volume III
Les jugements de Renart : impunités et structure romanesque de Jean R. Scheidegger
Les "vieux sages" épiques de Jean Subrenat
Pères et filles dans Apollonius de Tyr de Jean R. Scheidegger
Problèmes de justice dans Li chevaliers as deus espées de Régine Colliot
Le Graal et la Chevalerie de Jean Frappier
PERES ET FILLES DANS APOLLONIUS DE TYR*
Jean R. Scheidegger
C’est d’un best-seller que je traiterai ici ; l’histoire d’Apollonius de Tyr existe en effet dans de nombreuses versions et de multiples manuscrits à travers toute l’Europe, de la fin de l’Antiquité jusqu’au milieu du XVIIIe siècle. Un hypothétique original grec du IIIe siècle se retrouve sous forme d’une version latine du Ve-VIe siècle, dont il existe six versions en prose échelonnées entre le IXe et le XIIe siècles, et une version en vers du Xe siècle. Apollonius apparaît en français en vers octosyllabes dans un fragment du XIIe siècle(1), et dans cinq versions en prose des XIIIe et XIVe siècles(2). Une version fut imprimée à Genève en 1482, avant que F. de Belleforest ne reprenne l'histoire tumultueuse d'Apollonius dans ses Histoires tragiques (1582), et que Gilles Corrozet ne l'adapte à son tour en 1590. Au XVIIe siècle, Apollonius fera le sujet d'une tragi-comédie de Bernier de la Brousse (1618) et d'un poème dramatique en cinq actes de Balthazar Baro (1649). Apollonius apparaît dans de nombreuses adaptations anglaises, dès le X-XIe siècle et jusqu'au Pericles de Skakespeare, en Allemagne dès le XIIIe siècle, en Italie dès le XIVe siècle, en Espagne encore, et jusqu'en Grèce et en Hongrie, en passant par la Hollande, le Danemark et la Tchécoslovaquie(3).
Apollonius est donc une oeuvre protéiforme, existant sur plus de mille ans à travers de nombreuses versions et de nombreuses langues, une œuvre toujours reprise et réactualisée, qui pose la question même de son propre succès. Peut-être que son sujet et sa trame romanesque, avec ses multiples rebondissements, l’expliquerait en partie. Trame qui relève du roman d’aventures, du roman de navigation, avec quelques pincées de merveilleux, une bonne dose d’exotisme (on visite plusieurs pays de la Méditerranée orientale), une trame aussi saupoudrée de situations scabreuses : l’inceste initial, les rivalités des prétendants de la future femme d’Apollonius qui veulent déterminer par les armes qui des deux la forcera, les débats des mariniers se demandant s’il vaut mieux jouir de la fille sur le champ ou la vendre à quelque maquereau, les tentatives de viol que subit la jeune vierge, qui réussira envers et contre tout à sauvegarder sa précieuse virginité dans un lupanar même...
Le succès d’Apollonius pourrait se fonder aussi sur la réactualisation du mythe fondateur d’Oedipe et du tabou de l’inceste, ce passage obligé de l’état de nature à l’état de culture. Le texte intègre le mythe d’Oedipe par l’Intermédiaire de l’énigme que le père indigne propose à la sagacité des prétendants. Michel Zink(4) a montré que le texte de cette énigme correspondait mal à la situation du roman, qui met en scène un inceste entre père et fille, et qu’il est probable qu’elle est un remploi d’un texte où il était question d’Œdipe : elle s’applique en effet beaucoup mieux à un inceste entre mère et fils.
Scelere vehor, maternam carnem vescor (materna carne utor), quaero fratrem meum, meae matris virum, uxoris meae filium : non invenio.
[Je me déplace à cause d’un crime, je me repais de la chair de ma mère (je me sers de la chair de ma mère), je cherche mon frère, le mari de ma mère, le fils de ma femme : je ne le trouve pas](5).
Les textes français résolvent différemment la difficulté, à moins qu’ils ne l’esquivent en passant sous silence l’énigme et en ne donnant que la réponse ; c’est le cas du texte de Vienne :
Et lors Apolonie recorda le devinail devant tous et dist : - Il dist que tu couches avecques ta fille et en fait ta voulenté et te nourris sur ton engendrure : et par ce, c’est a dire tout a plain que tu couches avecques ta fille charnellement, ne autre chose n’y a.
Le fragment en vers ne conserve que la réponse d’Apollonius, mais elle permet de deviner l’énigme, avec l’aide des autres versions :
Sire, escolte la deuinai[lle],
tu saras bien, se io i f[aille] !
Emperere, enten a m[oi],
De ta fille souiegne t[oi].
De co que uos faites od [li].
Dont plusor home su[nt träi] !
Tu ne resoignes felonie.
Quant tu la tiens en ta [ballie] ;
La fille c’est la chars ta [mere],
Tu es li fils si n’as nul f[rere],
Ne sai cum l’i trouasses [mie] ;
Sire, ta fille c’est t’amie(6).
La version commune et la version de Bruxelles essayent de rendre plus fidèlement le texte latin :
"Or escoutes donc la question : Je suy pere par felonnie, je use de la char de ma mere, je qui quier mon frere filz de ma mere, mari de ma femme, et si ne le puis trouver." [...] Il trouva par l’octroy de dieu la solucion d’icelle question, et il retourne au roy et li dist ainsi : "Bon, roy, tu m’as proposé une question, or en escoute la solucion, tu as dit : "Je suy embatu en felonnie", tu n’as pas menti, regarde en toy mesmes ; tu as dist apres : "Je use de la char de ma mere", regarde ta fille !" (Version commune).
"Or ascoutte dont et je te diray la question : Je me crieng de meffait ; je use de la char me mere ; je quier men pere, le barron me mere, le fil me femme, et si ne le puis trouver." [...]"Or oyés dont, dist [Apollonius], et je diray le solucion devant tous. Elle espeuse par lui seulle qui bien y entent. Che que vous dittez : Je me crieng de meffait, de che ne mentés vous pas, regardés vous mëismez. Et che que vous dittez : Je use de la char ma mere, regardés vostre fille et vous trouverés que je ay bien ditte le solucion et plus en appert l’ëusse bien dit, mais, se il vous plaist, il doit souffire ensi." (Version de Bruxelles).
Et si le texte problématique de cette énigme était à prendre à la lettre ? S’il cachait également, en même temps qu’il le dévoile, un inceste œdipien ? Les formules du type "la fille c’est la chair de ma mère" ou "j’use de la chair de ma mère", pourraient alors être parfaitement claires, même si la morale n’y trouve pas son compte et que la situation du roi s’en trouve joliment aggravée : la fille est la chair de la mère du roi si elle a été engendrée lors d’un inceste entre le roi et sa mère, et la fille est alors aussi la sœur du roi (pas étonnant donc qu’il ne trouve pas son frère...)(7).
Cette inscription de la situation œdipienne dans le texte d’Apollonius (et non le simple remploi d’un texte œdipien) pourrait paraître forcée, si le roman ne reprenait pas un certain nombre des éléments du mythe d’Œdipe, quitte à les déplacer ou à les condenser. Comparons les éléments du mythe tels que les a analysés Claude Lévi-Strauss(8) : la surévaluation (ou la surestimation) des rapports de parenté se retrouve avec les relations entre Antiochus et sa fille ; la sous-estimation (ou la dévaluation) des rapports de parenté est représentée par les difficultés qu’éprouvent Apollonius et sa fille à se reconnaître ; le monstre est présent (dans la version de Vienne du moins) par l’épisode du chevalier ardent, et par le fait que le père ici joue aussi le rôle du Sphynx (c’est lui qui pose l’énigme, et qui tue tous ceux qui ne savent la résoudre) ; la difficulté à marcher droit se trouve déplacée dans Apollonius à la difficulté à naviguer droit entre tempêtes et naufrages) et à la difficulté à communiquer "droit"(9).
De même l’on peut voir comment Apollonius de Tyr réactualise les mythèmes oedipiens, tels que Didier Anzieu les a dégagés(10) :
L’exposition : Antiochus ayant usurpé le trône qui revient de droit à Apollonius, il s’agit d’envoyer ce dernier "en tel lieu que il ne peut jamais revenir que il ne fust ou mort ou prins" (p. 66) ; Tarsienne, la fille d’Apollonius, doit être décapitée par le serviteur de sa mère nourricière, qui l’épargne cependant, et la jeune fille sera enlevée par des pirates sarrasins (p. 121-123).
Le combat entre le jeune roi et le vieux roi : l’exécution des prétendants est un moyen radical d’éliminer pour le vieux roi (Antiochus) le jeune roi, l’époux futur de sa fille (il n’y a pas de solution acceptable à l’énigme, et les prétendants se trouvent en situation impossible : qu’ils trouvent la solution, et ils auront malgré tout la tête tranchée, le roi ne pouvant avouer devant sa cour son ignominie) ; les princes de Chypre et de Hongrie, se voyant refuser la main de la fille d’Archistrate, la future femme d’Apollonius, se retournent contre le père de celle-ci et lui déclarent une guerre qui aurait été fatale au roi sans l’intervention opportune d’Apollonius ; enfin, combat symbolique pour la passation des pouvoirs, l’affrontement entre le maître et l’élève pour savoir si la femme d’Apollonius est bien morte, duel entre médecins qui se termine par la victoire de l’élève.
La victoire sur le monstre : l’épisode du chevalier ardent, et la victoire sur le père-Sphynx(11), foudroyé par les foudres divins.
Le mariage avec la princesse : Apollonius devrait normalement épouser la fille d’Antiochus ; l’épisode d’Archistrate et de sa fille se termine par le mariage avec le héros.
L’union avec la mère : si ma lecture de l’énigme est bien la bonne, elle est présente directement, sinon elle est déplacée à l’union entre le père et la fille (qui n’est certes pas du même type, mais qui relève également de la structure œdipienne, au sens psychanalytique).
Apollonius de Tyr joue donc bel et bien, sur différents niveaux, du mythe d’Oedipe, sur l’expression de l’impossibilité, selon les mots de Lévi-Strauss : "où se trouve une société qui professe croire à l’autochtonie de l’homme de passer, de cette théorie, à la reconnaissance du fait que chacun de nous est réellement né de l’union d’un homme et d’une femme". Mais si Apollonius fait partie des avatars qu’a subi le mythe œdipien, et "le mythe reste mythe aussi longtemps qu’il est perçu comme tel" (Lévi- Strauss), s’il "s’agit toujours de comprendre comment un peut naître de deux : comment se fait-il que nous n’ayons pas un seul géniteur, mais une mère et un père en plus ? ", Apollonius pose aussi la question de savoir comment naît un récit, à quelles conditions. Et il répond que c’est en autonomisant la structuration, par le biais ou au prix d’un certain nombre de déplacements qui relient la réalité au symbolique. On ne parle pas à partir de structures antérieures, dit Apollonius, structures qui sont viciées dans l’économie du désir par un défaut ou un trop-plein de communication, mais en autonomisant la parole par la re-construction d’une structure a priori défaillante.
La famille occidentale se reproduit par l’adjonction, à chaque génération, d’éléments exogamiques, les maris et les épouses des enfants. Dans le cas d’Antiochus et de sa fille, cette reproduction est perturbée, par la disparition de l’élément parental féminin (la mère), et le report du désir du père sur la fille, qui apparaît comme le meilleur objet du substitution :
Seigneurs barons, dist il [Antiochus], vous savez que ma femme est trespassee. Et ne la puis oublier ne nuyt ne jour, se ce n’estoit le regart de ma belle fille qui si bien resemble sa mere que il n’y a que dire. Et pour ce je vous ay si appeliez affin que de vostre gré je la preigne a femme, et ainsi l’ay enpensé (p. 67).
Les barons de la cour auront beau vanter à Antiochus les mérites de l’exogamie et l’inconvenance de son projet (ils pensent en fait, que la fille devrait revenir à Apollonius), le père poursuivra dans son entreprise, et la fille finira par accéder à son désir. Cette situation bloque l’échange nécessaire à la reproduction du schéma familial, et elle est liée à deux autres formes de perversion. Antiochus "fist tailler et rongner tant que le peuple le craignoit moult", si bien que ce dernier réclame le jeune Apollonius comme roi. L’accaparement des ressources du royaume au profit du régent qui bientôt sera un usurpateur, fait que les échanges économiques sont à sens unique, qu’il n’y a plus circulation des marchandises mais thésaurisation. Le désir incestueux du père pour la fille bloque de la même manière la libre circulation et l’échange des femmes, fondements de la structure familiale, et ce "mariage" peut apparaître comme une forme d’extension à la cellule familiale du modèle de la thésaurisation institué d’abord sur le plan économique. L’énigme se donne clairement comme un mode de préservation de la situation installée, un refus de l’échange exogamique : il s’agit de trouver un moyen de garder la fille pour soi, alors que les demandes en mariage affluent.
Et quant Antyocus apparceut que il n’auroit ja pais se il ne la marioit, il [fist] ung [devinail] en grec par teille maniere que il faloit estre bon clerc qui le savoit lire. Et fut dist que celluy qui le saroit lire aroit la damoiselle a femme, et cellui qui fauldroit auroit la teste couppee et mise a la porte de la tourt. Si en vint jusques a cinquante chevaliers, qui tous faillirent et eurent les chiefs couppez.
L’énigme est illusion, car elle institue une situation de double contrainte : dans la mesure où sa solution est l’exposition publique de l’inceste même, les prétendants ne peuvent que mourir. Livrer la bonne solution, dire devant la cour assemblée que le roi couche avec la fille, secret bien gardé jusqu’ici, ne saurait se concevoir, ou plutôt le roi ne saurait dire, si la solution est exposée, qu’elle est la bonne. Antiochus institue ainsi une forme dévoyée de l’échange discursif, à son seul profit. La parole n’est plus un moyen de communication, d’échange avec l’autre, mais un moyen de se préserver de l’autre, de refuser à l’autre son statut et sa place. Échanges économiques, blocage de la cellule familiale, perversion de la parole : à trois niveaux se reproduit la même situation, où le père refuse tout échange.
La situation entre Archistrate et sa fille(12) présente un certain nombre d’éléments semblable à celle d’Antiochus et de la sienne. La mère est défunte dans les deux cas, et dans les deux cas la fille, enfant unique, est sujette aux demandes des prétendants (Lucienne est demandée conjointement par les princes de Chypre et de Hongrie). Pourtant, la situation est, à première vue du moins, inverse : le père ici ne cherche pas à garder sa fille, mais à satisfaire son désir ; un "couvenant" les lie, qui stipule "qu’elle aura mary tel comme il luy plaira", et lorsque se présentent les deux prétendants le roi leur demande de rester quelque temps, afin que sa fille les voit et qu’elle choisisse celui qui lui plaira le plus (p. 94). Le père donc n’impose plus son désir à la fille, mais le désir du père doit correspondre à celui de la fille. Au père indigne succède le père modèle, à l’avarice d’Antiochus répond la générosité d’Archistrate, à l’interdiction du mariage répond la volonté d’Archistrate de marier sa fille. Mais cette dernière ne veut que du bel Apollonius, naufragé misérable recueilli par le roi et devenu le précepteur de la demoiselle : elle l’aime à s’en rendre malade... Désir inconvenant, selon la leçon du précepteur même, qui enseigne qu’une fille, si elle veut "la folle amour eschieuwer", doit aimer d’abord selon la volonté de Dieu, puis selon la volonté de son père, et ensuite seulement selon sa propre volonté(13). Elle avouera son amour à son père, mais sous forme d’une énigme que ce dernier ne comprend pas, ni de vive voix, ni par écrit. Elle dira en effet qu’elle ne prendra nul autre mari "se n’est celluy qui plus a eu de fortunes en mer" (p. 96). Le père restant sourd à cette expression voilée du désir de sa fille, si ce n’est à ce désir même, elle réitérera par écrit :
Mon tres chier et bon pere, puisqu’il vous plaist que je eslise, je vueil avoir icellui naufragé qui a tout pardu en mer, et se vous vous merveillés que je, qui suis pucelle et chaste, vous ay si hardiment rescript, saichez que ce que pour honte ne vous ose dire de bouche, je vous escripts soubs cire qui n’a point de honte en soy (p. 97).
Une énigme, certes, mais différente de celle d’Antiochus, inverse. Elle dit au père, tout en le cachant, le désir de la fille, elle ne vise pas à protéger le désir pervers du père contre les désirs des autres. Quelle honte alors à le dire, puisque le père ne demande qu’à satisfaire le désir de Lucienne, qui d’ailleurs l’a déjà avoué de vive voix, énigmatiquement il est vrai (le passage à l’écrit apparaît ainsi comme une conséquence de la surdité du père au désir de la fille) ? De quoi cette honte fait-elle symptôme ? La suite de l’aventure nous éclaire, car elle amène à la reproduction de la même situation sur un troisième "couple" père-fille. Apollonius ayant épousé Lucienne et engendré une fille. Tarsienne, la mère meurt (en fait il s’agit d’une fausse mort). Au moment où Antiochus et sa fille sont foudroyés par l’éclair divin (p. 104), expiation de leur péché, la situation incestueuse fait retour avec le "couple" Apollonius -Tarsienne. La fausse mort de Lucienne provoque des sentiments mêlés : le deuil de la perte, et la joie de la naissance (p. 108) ; une femme meurt, un autre naît, qui se substitue à la première. Apollonius commande en effet que la fille soit "nourrie diligement, et pour avoir aucun confort entre ses douleurs et pour monstrer au roy [Archistrate] en lieu de sa fille". Antiochus n’avait-il pas pris "aucun confort" de la perte de son épouse en la remplaçant par sa propre fille ? Et si Tarsienne peut être montrée en guise de Lucienne, n’avons-nous pas ici la reproduction du schéma incestueux, où la fille prend pour le père la place de la mère ? L’inceste fait retour, et doit être conjuré. Le "grief serment" que s’impose Apollonius provoque la stupeur et l’émerveillement de l’assistance : "il ne rairoit sa barbe ne ses cheveulx, ne ses ongles ne rongneroit jusques a tant qu’il eust mariee sa fille" ! Ne s’agit-il pas d’un radical refus d’être un objet de désir en se rendant odieux, jusqu’à ce que la fille soit sauvée par le mariage d’un éventuel désir incestueux du père (ou pour son père), d’une conjuration de l’inceste refoulé ?
Nous avons rencontré jusqu’ici des triangles familiaux auxquels manquaient un élément (les mères sont toujours mortes) : la structure familiale subsiste, mais elle est défaillante. La mise en nourrice de Tarsienne, puis sa fausse mort par exposition et sa vente par les mariniers sarrasins vont amener une situation nouvelle, double. Le père et la fille se retrouvent seuls, hors des structures familiales qui jusqu’ici se sont révélées faillies ou perverties. Apollonius n’aura plus qu’un désir : mourir, et Tarsienne sera offerte à tous désirs, à tous vents. Elle ne s’inscrit plus dans une économie désirante familiale, mais dans un échange prostitutionnel qu’elle refuse, objet de toutes les convoitises sexuelles. Enjeu d’une lutte à épées tirées entre les jouvenceaux passager du navire sarrasin et le capitaine qui tous "moult convoictoient et desiroient a [l’]avoir" (p. 126), Tarsienne sera vendue à un serviteur "moult putier et fort macquereau et houllier", qui la revendra pour le prix d’achat au roi Anatagoras, à condition qu’elle lui revienne quant le roi en aura fait son plaisir. Anatagoras, après une vaine tentative de viol, devra se contenter du récit de la vie de la malheureuse, et la livrera aux assauts de ses chevaliers ; ces derniers ne seront pas plus heureux, mais émus par le récit de la jeune fille, la payeront grassement. Et Tarsienne de conclure, en un raccourci audacieux qui va fonder son mode de subsistance : "Et si [al] argent et pucelage" (p. 129). Recluse dans un bordel qui fait sa publicité sur sa présence rétive(14). Tarsienne va substituer à la consommation de l’acte le récit émouvant de sa vie, va remplacer l’économie bordelière par l’économie narratrice, avec la bénédiction de son propriétaire : elle rapporte plus en racontant qu’en se prostituant. Comme objet de désir, Tarsienne substitue à son corps le corps du récit, et les clients ne voudront plus la prendre, mais entendre son histoire ; les larmes d’émotion remplacent la jouissance sexuelle. Mais le fonctionnement de l’économie narratrice reste calqué sur le modèle prostitutionnel : "Tant plus lui donneras et plus pleureras" (p. 130), et l’étrange échange devient un objet de risée en même qu’une source de jouissance pour les voyeurs que sont le roi et le premier client : "Et regardoient par crevaces ceulx qui entroient dedans et se mocquoyent d’eulx a l’issir pource qu’ils avoient donné argent a la pucelle et qu’ils s’en aloyent plourant" (p. 130). Le succès de l’entreprise amènera le bordelier à accepter le nouveau contrat que lui propose Tarsienne, et a entériner la substitution de la jouissance de la parole à la jouissance charnelle, le remplacement de l’économie érotique par l’économie dialogique :
"Si te prie que tu faces demain mectre fourmes et sieges en une place ou le peuple se assemblera, et par mon bel parler je les atrairé a mon amour et leur exposeré toutes mes adventures. Et saichez que quelzconques questions qui proposeront, je leur souldré et te enrichiré de mes dons" (p. 131).
Succès de l’entreprise, qui marque le passage du réel au symbolique, qui rend possible le texte même, récit lui aussi des aventures de la belle et chaste Tarsienne. La narration et la résolution des énigmes se donnent clairement comme substitutifs de l’acte charnel, et cette substitution même rendra possibles les retrouvailles de la fille et du père. C’est par l’intermédiaire en effet du Jeu des questions - réponses que la reconnaissance s’effectuera : Tarsienne pose les énigmes qu’Apollonius sait résoudre. Le rapport père - fille a glissé de l’érotique au discursif, mais il subsiste quelques traces du déplacement. Croyant tirer le malheureux de son deuil. Tarsienne "l’ambrassa estroitement", mais repoussée par son père, elle tombe a terre "et commença a seigner du genoul", et se met à pleurer. Cette douleur l’amène à se lamenter sur son triste sort, et elle fait alors le récit de sa vie à son père, et ce récit arrache des larmes à Apollonius. Saignement, récit substitutif de l’acte sexuel, pleurs substitutifs de la jouissance : nous retrouvons le déplacement du charnel au discursif mis en place dans le lupanar, déplacement souligné encore par l’étrange formulation de Tarsienne, après le baiser : "Se tu desires ta fille, espere que tu la trouveras saine et haitiee" (p. 146), alors qu’on attendrait plutôt "si tu désires retrouver ta fille"... La violente réaction du père ne dénote-t-elle pas la nuance incestueuse de la remarque ? De plus, au début de la tentative de sortir Apollonius de sa mélancolie, le père ne requiert paroles de sa fille, mais seulement "espace de plourer", c’est à dire une jouissance sans rapport, une jouissance sans relation à l’autre. L’ordre des retrouvailles est en lui-même parlant : Apollonius retrouve d’abord sa fille, puis ensuite seulement sa femme, comme s’il avait fallu qu’il surmonte la tentation de l’inceste pour mériter à nouveau sa femme(15).
Le déplacement au symbolique est riche de conséquences : Tarsienne est mariée à Anatagoras (celui-là même qui avait voulu la violer et qui lui avait ainsi permis, par le premier récit de sa vie, à mettre en place son économie fondé sur l’échange discursif, et non plus érotique), et Apollonius retrouve Lucienne. Ces retrouvailles se déroulent sur le même scénario que celles entre le père et la fille : Lucienne "le commança a ambracer et a baiser et acoller moult estroitement", et Apollonius "la rebouta arriere". Mais nulle chute ici, nul saignement, possible métaphore de la fleur perdue, de l’innocence envolée 16. La structure familiale est rétablie, assainie, fondée cette fois-ci sur l’échange exogamique ; Apollonius et Lucienne auront quatre fils (et c’est la première fois qu’apparaissent des héritiers mâles) qui succèderont à leur père à la tête de ses quatre royaumes. Apparaît aussi, après tant de récits faits par les personnages de leur vie, la mise en écrit, l’écriture du roman : "Et mist en escript toutes les adventures de lui et des siens et en fist deux volumes, dont il mis l’un ou temple de Dianne à Ephese et laissa en sa librarie l’autre."
La conjuration de l’inceste donne donc naissance à l’écriture du récit et à sa transmission, à sa remémoration. Le texte du roman se donne comme l’enfant légitime de la conjonction d’un inceste surmonté grâce au déplacement dans le symbolique et la fertilisation du récit dans l’oreille de l’auditeur ou l’esprit du lecteur, source de bénédiction divine : "Et doint bonne vie et bonne fin et pardon a l’ame a tous ceulx et celles qui ont ouy et qui orront lire la vie du noble roy Apolonie. Amen. Deo gracias. "