Quelques prolégomènes à l'étude normative dans l'oeuvre de Marie de France
PROPOS INTRODUCTIFS
Jérôme Devard
Marie de France reste encore de nos jours une autrice auréolée de mystère. Nous pouvons seulement avancer qu’elle est probablement originaire de France comme elle se désigne elle elle-même dans la préface de ses Lais : "Marie ai nom, si sui de France". L’autre certitude à son sujet est qu’elle a vécu en Grande Bretagne à la cour du roi Henri II d’Angleterre entre 1160 et 1190. En outre, nous savons qu’elle maîtrisait plusieurs langues : le latin, l’anglo-normand, le français et vraisemblablement le breton. Cette érudition exceptionnelle témoigne d’un haut niveau d’éducation, rare à l’époque, notamment pour une femme. De nombreuses hypothèses, toutes invérifiables ont cherché à l’identifier à plusieurs femmes proches de la cour Plantagenêt, notamment une abbesse ou une noble lettrée.
En réalité, Marie de France est la première femme de lettres connue à écrire en français, et l’une des rares voix féminines à s’être imposée dans un univers littéraire majoritairement masculin. A ce titre, elle est une figure pionnière de la littérature féminine : ses textes défendent souvent le droit des femmes à l’amour, à la parole et à l’autonomie. On trouve dans ses histoires des personnages féminins forts, rusés, loyaux ou héroïques, en rupture avec les stéréotypes médiévaux. Elle nous a laissé trois œuvres majeures, toutes rédigées en vers octosyllabiques.
Tout d’abord, les Lais qui constituent son œuvre la plus célèbre. Il s’agir d’un recueil de douze courts récits narratifs en vers, inspirés des contes oraux celtiques, notamment bretons. Ils mettent en scène des personnages nobles, souvent pris dans des conflits entre l’amour, l’honneur, la société et parfois le merveilleux. Parmi les plus connus, doivent être mentionnés Lanval qui raconte l’histoire d’un chevalier rejetant la cour d’Arthur et tombe amoureux d’une fée ; Laüstic qui narre les péripéties d’une femme emprisonnée dans un mariage sans amour communiquant secrètement avec son amant grâce à un rossignol et Yonec qui présente les aventures d’une femme enfermée dans une tour recevant la visite d’un chevalier-oiseau merveilleux. Les Lais sont à la fois des récits d’aventure et des portraits psychologiques, et qui marquent une rupture avec la tradition épique masculine. Marie donne la parole au désir, au doute, à la souffrance amoureuse, souvent du point de vue féminin. En effet, plusieurs héroïnes se battent pour leur liberté ou leur dignité dans le cadre des règles établies par le jeu de l’amour courtois avec une charge émotionnelle profonde.
La deuxième œuvre est constituée par ses Fables. Il s’agit d’une adaptation en français de fables latines, inspirées d’Ésope et de la tradition médiévale. Marie de France adapta cent trois fables, en y ajoutant souvent une morale personnelle ou un point de vue critique sur la société féodale. Les Fables révèlent de la part de son auteure, un sens aigu de l’observation sociale doublée d’une critique subtile des abus de pouvoir dans le but de dénoncer la cupidité, l’injustice, ou de la tromperie des puissants.
Enfin, le troisième texte le plus connu de Marie de France est L’Espurgatoire Seint Patriz. Cette œuvre est la traduction d’un texte latin religieux, La Vision de Saint Patrick, dans lequel un chevalier est conduit dans une caverne irlandaise servant de purgatoire. Le récit mêle éléments visionnaires, descriptions de l’enfer et de la rédemption chrétienne. Il s’agit d’un texte à forte tendance spirituelle, qui montre l’intérêt de Marie pour la morale religieuse, le symbolisme et la dimension mystique du voyage de l’âme.
La vie est l’œuvre de Marie de France prend racine dans la deuxième moitié du XIIe siècle, c’est-à-dire, dans un contexte de profondes transformations sociales et politiques, la littérature médiévale se faisant l’écho des tensions, des idéaux et des structures normatives qui traversent la société féodale. Si son œuvre a été abondamment commentée pour sa richesse poétique, sa subtilité psychologique et son regard sur la condition féminine, elle mérite également d’être examinée sous l’angle des interactions entre droit et littérature. En effet, les textes de Marie de France mettent fréquemment en scène des situations de transgression, de jugement, d’injustice ou de réparation, qui reflètent ou interrogent les normes juridiques et sociales de son temps. À travers le prisme narratif, elle propose une mise en fiction des rapports de pouvoir, de la légitimité des lois et de la quête de justice, contribuant ainsi à une forme de pensée juridique proprement littéraire. En effet, il apparaît clairement que les œuvres de Marie de France mobilisent, détournent ou subvertissent les dispositifs du droit pour questionner les fondements de l’ordre social et les modalités du vivre-ensemble au Moyen Âge.
Tout d’abord, Marie de France utilise la fiction comme un espace de mise en scène du droit féodal et des conflits normatifs. Ainsi, les Lais offrent une représentation de la justice seigneuriale. Les textes s'inscrivent dans un univers féodal où la justice repose largement sur la figure du seigneur ou du roi. Dans plusieurs récits, le souverain tient une place essentielle comme arbitre des conflits. Ainsi, dans Lanval, Arthur est le juge de son vassal accusé par la reine. Le procès royal, bien que stylisé, reflète la pratique judiciaire seigneuriale médiévale : le roi réunit sa cour pour juger, la procédure est orale, et la vérité dépend autant de la réputation que des faits. Par ailleurs, certaines scènes s’apparentent à des formes de jugement par épreuve, comme dans Fresne, où la légitimité est rétablie par la reconnaissance d’un objet (le linge brodé). La vérité juridique n'est pas seulement dite, elle est souvent révélée par un signe ou une épreuve, dans un esprit proche de l'ordalie. Par ailleurs, les œuvres de Marie de France présentent souvent les individus en face des normes sociales. A ce titre, le mariage, souvent instrumentalisé à des fins sociales ou politiques, est un point de friction constant dans les Lais. Dans Guigemar, l’amour adultère est présenté comme plus vrai et plus pur que le mariage contraint. Marie de France illustre ainsi les tensions entre la norme institutionnelle (le mariage arrangé, l’obéissance au père ou au roi) et la norme affective ou morale (l’amour choisi, la fidélité de cœur). La question de la filiation légitime est également centrale. Dans Fresne, une jeune fille abandonnée en raison de sa naissance illégitime retrouve son statut social à travers une série de signes reconnus. La loi du sang, du rang et de l’honneur est critiquée au profit d’une logique fondée sur la vertu personnelle. En outre, Marie de France intègre dans ses récits les formes coutumières du droit, notamment les promesses et les pactes. Ces engagements verbaux, bien que non codifiés, sont lourds de conséquences. Dans Yonec, la promesse d’un chevalier à sa bien-aimée engage la chaîne des événements qui mèneront à la vengeance du fils. La parole a ici une valeur performative : elle crée du droit dans le cadre narratif. Ce pouvoir de la parole est d’autant plus frappant qu’il est souvent manipulé, caché ou révélé, ce qui met en lumière certaines ambiguïtés de la vérité et de la justice médiévales.
De plus, Marie de France dénonce une subversion des normes juridiques contemporaines à travers l’imaginaire littéraire. A ce titre, l’injustice apparaît comme un moteur narratif. En effet, dans plusieurs Lais, la justice institutionnelle est mise en échec ou montrée comme aveugle. Equitan, par exemple, montre comment un roi, tombé amoureux de la femme de son sénéchal, use de son pouvoir pour commettre une trahison déguisée en justice. L’histoire se retourne finalement contre lui, mais le récit dénonce la manipulation des lois par ceux qui détiennent l’autorité. Dans Eliduc, l’héroïsme du chevalier ne le met pas à l’abri d’un conflit moral : il est déjà marié lorsqu’il tombe amoureux d’une princesse. Marie ne le condamne pas explicitement, mais construit une fin édifiante où chaque femme trouve sa place - la première épouse choisit la vie religieuse. La loi chrétienne du mariage est contournée, mais une forme d’ordre est rétablie. En parallèle, Marie de France introduit le « merveilleux » comme un genre qui permet de dépasser ou de réinventer les cadres normatifs. L’usage du surnaturel - fées, métamorphoses, animaux doués de parole - permet à la poétesse d’introduire un décalage vis-à-vis du monde réel, et donc du droit. Dans Bisclavret, un chevalier devient loup-garou. Sa métamorphose met en lumière l’inhumanité des rapports juridiques : il est trahi par sa femme, perd son statut, et ne le regagne que lorsque sa vérité est révélée par la compassion du roi. En réalité, le recours au merveilleux n’est pas seulement ornemental, il permet de proposer une justice poétique, qui dépasse les failles du droit humain. L’une des caractéristiques de l’œuvre de Marie de France est son attachement à une forme de justice morale qui transcende la loi formelle. L’amour fidèle, la loyauté, la générosité sont valorisés, même s’ils s’opposent aux normes légales. Dans Lanval, le héros est sauvé non par la justice du roi, mais par l’intervention surnaturelle de sa bien-aimée, incarnation d’une justice supérieure. Elle oppose ainsi une logique de l’amour et de la droiture intérieure à la rigidité des institutions juridiques. C’est une forme d’éthique affective, une éthique alternative qui régule les conflits - ce que l’on pourrait appeler une justice du cœur.
Enfin, l’écriture de Marie de France peut être analysée par elle-même comme un geste politique et juridique. En effet, l’auteure ne se contente pas de raconter : elle s’inscrit dans une posture d’auteur responsable. Elle justifie sa démarche en préambule de certains Lais, insistant sur la valeur mémorielle et édifiante de ses récits. Elle se présente comme une scriptrice, qui recueille et transforme des histoires vraies ou traditionnelles (Lai d’Eliduc, Lai du Chievrefoil). Or, ce geste littéraire est aussi juridique : elle transmet des modèles de comportements, des situations exemplaires, et invite à la réflexion sur la légitimité des normes sociales. Marie de France construit aussi des récits où les personnages évoluent dans un système de règles, explicites ou implicites, et où le déséquilibre appelle une réparation. Il s’agit souvent d’une « narration judiciaire » : un tort est commis, une vérité est révélée, un ordre est rétabli. Le récit fonctionne alors comme un espace de mise en œuvre d’une forme de droit poétique - un droit qui ne se limite pas aux lois humaines, mais qui s’appuie sur la symbolique, le récit, la mémoire. C’est pourquoi on peut parler de « droit narratif » : le récit devient le lieu d’élaboration d’une justice alternative, parfois utopique. Par ailleurs, il est impossible d’ignorer la spécificité de la voix féminine dans ces œuvres. Marie de France donne à voir des femmes souvent victimes du droit des hommes (mariages forcés, réclusion, trahisons), mais qui parviennent à se libérer ou à détourner les normes. Elle propose une autre manière de penser la loi : une loi fondée sur l’expérience vécue, sur la sensibilité, sur l’intuition morale. Son écriture ne revendique pas une révolution juridique, mais elle en mine les fondements « patriarcaux » en donnant la parole à d’autres formes de justice - plus équitables, plus humaines, souvent portées par des personnages féminins.
Ainsi, l’œuvre de Marie de France se situe au croisement de la littérature, de l’éthique et du droit. En mettant en scène des conflits normatifs et en valorisant des formes de justice poétique, elle interroge les fondements mêmes de l’ordre social et juridique de son époque. Son écriture, tout en restant ancrée dans le système féodal, propose un espace critique où les lois peuvent être contournées, subverties ou réécrites à la lumière de la compassion, de l’amour et de la loyauté. En cela, Marie de France illustre à merveille la manière dont la littérature médiévale peut penser - et parfois dépasser - le droit.
SOMMAIRE
Marie de France et son temps de E. A. Francis
Seigneurie, noblesse et chevalerie dans les Lais de Marie de France de Jean Flori
Conflicting Codes of Conduct : Equity in Marie de France's Equitan de Gloria Gilmore