Le Liber Manualis de Dhuoda :
un monument de la juslittérature du IXe siècle
PROPOS INTRODUCTIFS
Jérôme Devard
Pour célébrer ce nouveau volume des Miscellanea Juslittera, le quatorzième depuis le lancement du site, qui fait suite à un une petite interruption de publication, l’équipe de Juslittera a fait le choix original assumé de proposer un numéro thématique sur une œuvre majeure se situant hors du cadre chronologique traditionnel lié à son cœur de recherches, à savoir le Liber Manualis de Dhuoda rédigé au IXe siècle.
Le Manuel de Dhuoda mérite le titre de "monument de la juslittérature du IXe siècle" car sa grande richesse ouvre plusieurs angles d’études : littéraires, culturels, religieux. Il fut également utilisé pour appréhender le rôle des femmes dans l’éducation, la culture des laïcs, la structure de la parenté et le devoir familial de memoria, etc., mais aussi plus tardivement comme un traité de politique.
Par de nombreux aspects, ce texte est une source exceptionnelle pour le haut Moyen Âge. Il s’agit de l’œuvre d’une femme qui appartenait à la haute aristocratie. Même s’il semblerait que Dhuoda n’ait pas écrit elle-même l’ouvrage, il fut néanmoins rédigé en son nom. En 824, elle épousa Bernard, le marquis de Septimanie, un personnage politique de premier plan qui connut un destin agité. Devenu chambrier de l’empereur Louis le Pieux et "second personnage de l’empire", il suscita la haine de Lothaire et fut accusé de relations adultérines avec l’impératrice Judith. Condamné et exilé en 833, il retrouva ses honneurs mais vécut dès lors en Septimanie. Il y soutint Pépin Ier d’Aquitaine, puis Pépin II contre Charles le Chauve, avant de se réconcilier avec ce dernier en 841. La rédaction du Manuel pour mon fils a été entrepris entre le 30 novembre 841 et le 2 février 843, alors que Dhuoda résidait à Uzès. Elle vivait alors éloignée de ses deux fils. Guillaume, né en 826, était depuis peu à la cour du roi de Francie occidentale Charles le Chauve, auquel il s’était recommandé sur ordre de son père. Le second, Bernard, avait été conduit auprès de son père en Aquitaine peu après sa naissance, en mars 841. Privée de ses deux fils, Dhuoda a donc décidé de faire transcrire en son nom un Liber manualis pour Guillaume, qui atteignait l’âge de l’adolescence, afin qu’il ait toujours à sa portée un livre contenant les conseils que toute mère devait à son fils.
En intitulant son ouvrage Liber manualis, Dhuoda a repris une expression classique désignant un petit livre que l’on pouvait tenir dans la main pour s’en servir quotidiennement. Étant adressé à un jeune homme, il entre dans le genre littéraire des "miroirs" particulièrement répandu à l’époque carolingienne. Cependant, contrairement aux autres speculum, ce texte n’est pas écrit pas un clerc mais par une femme laïque, et ce premier constat lui octroie une place unique dans la littérature latine du haut Moyen Age. En effet, sous le couvert d’un livre d’éducation à son fils, l’ouvrage est un véritable traité de morale et, de ce point de vue, il est le fruit de la renaissance carolingienne et des progrès de la culture dans les milieux de l’aristocratie laïque. Dhuoda semble s’inscrire dans le contexte de la mise en ordre carolingienne en s’étendant longuement sur les obligations familiales de Guillaume, mais en mettant ses conseils au regard de l’ordonnancement social de l’élite dirigeante. En effet, le Liber manualis doit être replacé dans le contexte politique et idéologique qui l’a vu naître, c’est-à-dire à une époque troublée se situant entre la mort de Louis le Pieux en 840 et le partage de Verdun de 843. Ainsi, Dhuoda a parfaitement compris la théorie du ministère royal définie par Jonas d’Orléans dans les années 830 et ne met pas en doute un seul instant la légitimité de la famille carolingienne. Cependant, elle affirme que la noblesse ne pourrait pas suivre un roi-tyran qui contreviendrait la hiérarchie instituée par Dieu, en éloignant les fils de leur père. Le Manuel pour mon fils, centré sur la figure du père, met à jour les blocages du système politique contemporains auxquels l’ouvrage fait écho en présentant des solutions successives et alternatives.
En outre, le Liber manualis possède également un fort caractère autobiographique en laissant une grande place au devoir de memoria dans une conception élargie et spécifique à Dhuoda qui se focalise strictement autour de la généalogie paternelle où la memoria se retrouve être étroitement liée aux à l’hérédité. Ce faisant, elle affirme que c’est de son père que Guillaume tient son statut, un père qui se rattachait lui-même à la dynastie carolingienne par plusieurs côtés. Dès lors, la dynastie des Guilhelmides fondait sa supériorité dans son ancienneté et dans son originesroyale qui n’avait rien à envier à la stirpe regali carolingienne.
Ainsi, le Liber manualis apparaît comme un ouvrage multigenre qui échappe à l’exercice d’une stricte classification. Il ne s’agit pas uniquement d’un testament spirituel, ni d'un traité philosophie politique ni d'un miroir au prince, ni d'un simple traité d’éducation d’une mère à son fils. Il est tout à la fois mais, en se coulant dans un genre spécifique à la charnière du discours public et du discours privé, il exprime un message politique et personnel à la fois*.
SOMMAIRE
Speculum Matris : Duoda's Manual de Karen Cherewatuk
L'écriture de soi dans le Manuel de Dhuoda de Jean Meyers
Fathers of Power and Mothers of Authority : Dhuoda and the Liber Manualis de Martin A. Claussen
Dhuoda et la justice d'après son Liber Manualis (IXe siècle) de Jean Meyers
* Ces propos introductifs ont été élaborés à l'aide de ll'article de Régine Le Jan, "Dhuoda ou l'opportunité du discours féminin", Agire da donna : modelli e pratiche di rappresentazione (secoli VI–X). Atti del convegno (Padova, 18–19 febbraio 2005), (dir.) Cristina La Rocca, Turnhout, Brepols, 2007, p. 109-128.
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