Materiae Variae Volume III
Les jugements de Renart : impunités et structure romanesque de Jean R. Scheidegger
Les "vieux sages" épiques de Jean Subrenat
Pères et filles dans Apollonius de Tyr de Jean R. Scheidegger
Problèmes de justice dans Li chevaliers as deus espées de Régine Colliot
Le Graal et la Chevalerie de Jean Frappier
JEAN BOCCACE : « DE MEDEA, REGINA COLCHORUM »
DANS DE CLARIS MULIERIBUS
Mireille Issa
Centre d'Etudes Latines
Université Saint-Esprit de Kaslik, Liban
Les amateurs de réécriture médiévale se réjouiraient bien de redécouvrir le De claris mulieribus de Boccace, dans lequel l’éminent nouvelliste italien répertorie une centaine de noms de femmes célèbres, aussi bien bibliques, historiques que mythiques, entre autres Ève première femme de la Bible, Europe princesse phénicienne et Sappho poétesse de Lesbos. Composé en latin entre 1350 et 1360, et imitant un premier modèle intitulé De casibus virorum illustrium, qui reprend cinquante-six biographies d’hommes illustres que l’auteur expose au déclin de leur vie, De claris mulieribus semble avoir été l’objet de plus d’une impression. Le plus souvent, les deux volets sont publiés séparément. Plus rarement, ils se trouvent réunis en un seul volume portant le titre De casibus virorum illustrium, et de præclaris mulieribus, dont l’incunable de Georg Hussner datant de 1474(1) est un exemple. En vue du présent article, je reprends, en raison de son bon état, l’incunable de Johann Zainer De claris mulieribus imprimé en 1473 et appartenant actuellement à la collection de Lessing Julius Rosenwald(2) confiée à la Bibliothèque du Congrès. Quant aux traductions de l’œuvre boccacienne, si peu nombreuses qu’elles soient, elles ne peuvent faire objet de présentation exhaustive pour le moment. Je me limite donc aux deux mentions suivantes : une traduction faite en ancien français, attribuée à Laurent de Premierfait et intitulée Des cleres et nobles femmes(3) ; et une traduction anglaise moderne, effectuée par Virginia Brown sous le titre de Giovanni Boccaccio. Famous Women (4).
Dans De claris mulieribus, la notice biographique de Médée se situe aux folios 19r-20r, et s’intitule « De Medea regina Colch. Capitulum XVI ». Ce que je propose ci-après est la transcription et traduction de l’incunable, dont je respecte l’orthographe et la maigre ponctuation. De temps à autre, je signale dans l’apparat infrapaginal les nécessaires modifications.
De Medea regina colchorum(5)
Medea seuissimum veteris perfidie documentum, Oete clarissimi regis colchorum et perse coniugis filia fuit, formosa satis, et maleficiorum longe doctissima. Nam (a quocunque magistro instructa sit) adeo herbarum vires familiares habuit, vt nemo melius. novitque plene cantato carmine turbare celum, ventos ex antris ciere, tempestates mouere flumina sistere, venena conficere, elaboratos ignes ad quodcunque incendium componere et huiusmodi perficere omnia, nec illi (quod longe peius) ab artibus fuit dissonus animus nam deficientibus eis, ferro vti arbitrabatur leuissimum Hec iasonem thessalum eo seculo conspicuum virtute iuuenem a pelia patruo sue probitati insidianti sub pretextu gloriosissime expeditionis missum in colchos, ad aureum suscipiendum(6) vellus eiusdem capta prestantia dilexit ardenter, egitque ad eius promerendam graciam, vt orta inter incolas sedicione patri suscitaretur bellum, et consequendi votum iasoni spacium prestaretur. Quis hoc etiam sensatus arbitraretur homo, quod ex uno oculorum intuitu opulentissimi regis exterminium sequeretur. Eo igitur patrato scelere, cum dilecti iuuenis meruisset amplexus, cum eodem secum patriam omnem substantiam trahens, clam fugam arripuit, nec tam grandi facinore contenta in peius trucem diuertit animum : arbitrata quidem Oetam secuturum profugos, ad eum sistendum in thomitania phasidis insula, per quam secuturo transitus futurus erat : absirtim seu egealium puerum fratrem suum, quem in hoc secum fuge comitem traxerat, obtruncari et eius membra passim per arua dispergi iussit : vt dum sparsa miserabilis recolligeret genitor, vt eis lacrimas tumulumque daret, fugientibus(7) etiam fuge spacium comodaret, nec eam fefellerat opinio, sic enim factum est. Tandem cum post errores plurimos in thessaliam cum iasone deuenisset suo. Esonemque socerum tam ex reditu nati quam ex apta victoria predaque et illustri coniugio tanta replesset leticia, vt reuocatus in floridam videretur etatem iasoni paratura regnum arte sua zizaniam inter natos(8) et Peliam seuit, eosque misere armauit in patrem : ceterum labentibus annis exosa iasoni facta, et ab eodem loco eius creusa filia creontis chorintiorum regis assumpta impatiens fremensque cum multa in iasonem excogitasset eo prorupit, vt ingenio suo creusam creontisque filiam regina(9) omnem assumeret igne volatili, et spectante iasone, quos ex eo susceperat filios trucidaret ac auffugeret in athenas : Vbi egeo nupta regi cum medum a se denominatum iam filium suscepisset ex eo, et cum frustra theseum redeuntem temtasset occideret veneno, tercio fugam arripuit, et cum iasonis in gratiam redisset vna cum eo omni thessalia ab agialeo pelie filio pulsi repatriauit in colchos senemque exulem patrem regno restituit. Quid tandem egerit, quo ve sub celo seu mortis genere diem clausit nec legisse memini, nec audisse.
Sed ne obmiserim non omnibus oculis prestanda licentia est, eis enim spectantibus splendores cognoscimus, inuidiam introducimus, concupiscentias attrahimus omnes eis agentibus excitatur audacia, laudatur formositas damnatur squalor et paupertas indigne. Et cum indocti sint iudices, et superficiebus rerum tantummodo credant, sacris ignominiosa, ficta veris et anxia letis presepe preficiunt et dum abicienda comendant et breui blandientia tractu, inficiunt nonnunquam animos turpissima labe. Hi nescii a formositate etiam inhonesta, a gesticulationibus lasciuis, a peculantia iuuenili mordacibus viciis(10) capiuntur, trahuntur, rapiuntur, tenenturque. Et, cum pectoris ianua sint : per eos menti nuntios mittit libido, per eos cupido insufflat suspira, et cecos incendit ignes, per eos emittit cor gemitus, et affectus suos ostendit illecebres. Quos siquis recte saperet, aut clauderet, aut in celum erigeret, aut in terram demergeret, nullum illis inter vtrunque tutum iter est(11) : quod(12) si omnino peragendum sit, acri sunt prohibendi ne lasciuiant freno. Apposuit illis natura fores, non vt in somnum claudarentur solum, sed vt obsisterent noxiis. Eos quippe si potens clausisset medea, aut aliorsum flexisset dum erexit auida in iasonem, stetisset diutius potentia patris, vita fratris, et sue virginitatis decus infractum, que omnia horum inpudicitia periere.
Médée, reine de Colchide
Médée, modèle très cruel de l’antique perfidie, fut la fille d’Ætès, très célèbre roi de Colchide, et de sa femme Perse, assez belle et experte en maléfice. En effet, quel que fût son maître, elle fut si savante que personne ne posséda mieux qu’elle les pouvoirs secrets des herbes. En chantant des vers, elle sut parfaitement troubler le ciel, agiter les vents dans les antres, susciter les tempêtes, arrêter les fleuves, confectionner les poisons, apprêter les feux évanouis en vue de n’importe quel incendie, et accomplir tout ce qui est de ce genre. Ce qui est bien pire c’est qu’en elle le cœur ne répugnait jamais à ces arts car, si ces derniers venaient à défaillir, elle ne trouvait aucun scrupule à se servir du fer. Elle aima ardemment, éprise par sa distinction, Jason de Thessalie, jeune homme remarquable à cette époque par sa vaillance, que son oncle Pélias, poussé par une fausse sincérité, envoya en Colchide sous prétexte de lui confier la très glorieuse mission de la toison d’or. Afin de gagner les bonnes grâces de Jason, Médée fit en sorte de susciter une guerre civile, dressant les citoyens contre son père, et de donner à Jason l’occasion d’obtenir ce qu’il souhaitait. Quel homme sensé penserait que d’un seul coup d’œil s’ensuivrait la ruine du roi très influent ? Ayant donc commis ce crime, Médée, lorsqu’elle eut reçu le baiser du jeune homme chéri, prit la fuite en secret avec ce dernier, en emportant toute la fortune de son père. Ne se contentant pas d’une si grande scélératesse, elle tourna ses terribles intentions vers le pire. Elle considéra qu’Ætès talonnerait sans doute les fugitifs et, pour l’arrêter à Tomis, île du Phase par où il allait passer dans sa poursuite, elle ordonna de tuer Absyrte ou Ægyale, son jeune frère qu’elle avait entraîné avec elle comme compagnon de fuite, et de disperser ses membres partout dans les champs, de sorte à donner encore aux fugitifs l’occasion de fuir, pendant que le père réunit les membres du misérable et qu’il consacre du temps pour les pleurer et inhumer. Son jugement ne s’était point trompé, car c’est ainsi que cela fut fait. Enfin, lorsqu’après de nombreuses errances elle fut arrivée en Thessalie avec son Jason et qu’Æson, son beau-père, fut rempli d’une si grande joie tant du retour de son fils et de la victoire et du butin que ce dernier a emportés, que de son illustre épouse, qu’il semblait revenir à la fleur de son âge. Voulant préparer à Jason l’accès au règne, elle sema avec son art la discorde entre Pélias et ses fils, et arma misérablement ces derniers contre leur père. Mais en réalité, quand les années furent écoulées, Médée devint odieuse aux yeux de Jason, qui la détesta, et c’est Créüse, fille de Créon roi de Corinthe, qui prit sa place. Comme dans son impatiente fureur elle avait médité bien des choses contre Jason, elle s’empressa avec son art de consumer Créüse et tout le palais royal de Créon dans un incendie imprévu, et d’égorger sous les regards de Jason les fils qu’elle avait eus de lui, avant de fuir à Athènes. Là, mariée au roi Égée, comme elle avait eu de lui un fils qu’elle appela Mède d’après son propre nom, et qu’elle avait tenté en vain de tuer par le poison Thésée à son retour, elle prit la fuite pour la troisième fois. Lorsqu’elle fut rentrée de nouveau dans les bonnes grâces de Jason, elle se rapatria avec lui en Cholchide, tous deux chassés de toute la Thessalie par Ægialus, fils de Pélias, et remit au trône son père, déjà vieux et exilé. Ce que Médée fit enfin, sous quel ciel ou de quelle mort elle finit ses jours, je ne me souviens pas de l’avoir lu ou entendu.
Mais que je n’oublie pas : il ne faut pas accorder toute la liberté à nos yeux, car c’est leur regard qui nous fait connaître la beauté, nous implique dans l’envie et attire toute concupiscence. C’est par leur action qu’est provoquée la hardiesse, louée la beauté, et ignoblement condamnées misère et pauvreté. Comme les yeux sont des juges mal instruits et qu’ils croient uniquement aux apparences des faits, ils préfèrent souvent l’infamant au sacré, le douteux au vrai et le pénible à l’agréable. Et pendant qu’ils accordent de la valeur aux indignités et flatteries éphémères, ils souillent parfois l’esprit d’une tache très honteuse, en ignorant qu’ils sont pris, attirés, ravis et tenus par une beauté même honteuse, par des gestes lascifs, par une fougue juvénile, vices amers. Comme les yeux sont la porte du cœur, c’est par eux que le désir envoie ses messages à l’esprit, que la passion incite les soupirs et embrase des amours aveugles. Par eux, le cœur émet ses gémissements et exprime ses émotions tentatrices. Le sage qui le sait bien fermerait ses yeux, les dirigerait vers le ciel ou les plongerait par terre. Entre l’un et l’autre, aucun chemin ne leur est sûr. S’il faut absolument achever le chemin, les yeux doivent être empêchés par une bride rigoureuse de peur qu’ils ne se mettent à folâtrer. La nature leur a ajouté des battants, non seulement pour qu’ils se ferment pendant le sommeil, mais pour qu’ils résistent au mal. Certes, si la puissante Médée avait fermé ses yeux, ou qu’elle les avait tournés vers un autre endroit au moment où elle les leva, avide, vers Jason, le pouvoir de son père, la vie de son frère et son honneur virginal auraient duré intacts plus longtemps. Ils périrent tous à cause de l’impudicité de son regard.
Biographie et réécriture
Dans son entreprise, Boccace semble s’inspirer du De viris illustribus, œuvre que Francesco Petrarca compose vers 1340. Néanmoins, d’autres veines antiques ne sauraient échapper au savoir des médiévistes, qui auraient aussitôt détecté l’influence des Metamorphoses et des Heroïdes d’Ovide, tout comme des deux tragédies d’Euripide et Sénèque. Mais je tiens d’emblée à apporter une constatation : les notices biographiques que consacre Boccace à ses cent six femmes notoires respectent la même structure narrative inaugurée par l’aperçu généalogique du personnage, que suit immanquablement le double portrait physique et moral, et reflétant ainsi l’influence directe du discours biographique, voire hagiographique, du haut Moyen Âge, notamment de la Vita Caroli d’Éginhard. Cependant, les notices boccaciennes nous poussent à nous interroger sur l’intérêt d’écrire des biographies. Disons avant tout que Boccace, lorsqu’il s’engage dans ce type d’écriture, inscrit déjà son œuvre au sein d’une riche littérature biographique universelle, depuis les Metamorphoses ovidiennes, les De viris illustribus et De vita duodecim Cæsarum de Suétone, la Legenda aurea de Jacques de Voragine, les Wafayāt al-A‘iān (De viris illustribus) d’Ibn Khallikan, et autres biographes ou hagiographes. Toutefois, si chercher à savoir que Boccace s’inspire de tous ses prédécesseurs s’avère être une entreprise insensée, sans doute pouvons-nous confirmer l’apport de Pétrarque, auquel Boccace rend hommage dès de la composition même de son illustre Decameron. Ceci dit, la biographie, étude reprenant la chronique d’une personne dont l’éclatante geste scelle la notoriété, s’érige en genre littéraire qui astreint en principe son auteur à une bonne mesure d’objectivité. Elle entend avoir pour objet l’auteur d’un haut fait – fût-il acte de bravoure ou abomination impie – et réussissant à l’imposer comme prototype dont les biographes soulignent les vertus ou les vices et qu’ils donnent par conséquent en modèle digne d’apologie ou de condamnation. À cette définition Boccace obéit dans beaucoup de ses notices comme celles d’Europe, Arachné et Méduse(13) , et autres protagonistes féminins. Dans son article « Les affinités sélectives », Brigitte Buettner estime que « Boccace n’exclut pas les femmes qui se sont rendues célèbres par des actes négatifs ou dont la vie, par ailleurs glorieuses, a été ternie par un faux-pas jugé inacceptable par l’auteur ; pour celui-ci la claritas ne coïncide pas nécessairement avec la virtus »(14). Ce n’est pas Boccace qui hésite à représenter des anti-héroïnes, conscient que l’une des missions principales dont s’acquitte le biographe, outre le devoir officiel de consigner selon un ordre chronologique les traits saillants du personnage, est de livrer une leçon. Il en est ainsi pour De claris mulieribus, tout particulièrement dans « Médée, reine de Colchide » dont l’épilogue se clôt par une sévère admonestation sans doute plus étendue que celles des autres notices et presque érigée en parénèse. Force est de constater d’ailleurs que le lecteur revoit la même technique narrative boccacienne mise en œuvre dans le Decameron, dont les nouvelles finissent par un élargissement, ballet, commentaire mais surtout morale, adapté aux circonstances de l’aristocratique narration et rappelant à son tour la pratique de la conclusion didactique de la fable.
Ainsi donc, dans « Médée, reine de Colchide », Jean Boccace met son lectorat en garde contre le danger du regard, père de toutes les concupiscences. Si Médée devient criminelle, c’est par le désir trouble que suscite dans son âme l’irruption de Jason. Mais au moment où les sources, depuis les Argonautica d’Apollonios de Rhodes, attribuent la violente passion de Médée pour l’aventurier étranger à la déesse Aphrodite laquelle, sur l’instigation d’Athéna et Héra, envoie Éros inspirer de ses flèches la passion fatale à la jeune sorcière, le rigorisme de Boccace, laissant curieusement entendre celui de la foi chrétienne tel que l’exprime l’apôtre Jean dans sa première épître (1, 15-17), et voulant faire l’apologie de la modération et la pudeur, maudit le pouvoir des yeux. Or la morale conclusive de la notice répond en écho au prémonitoire ex uno oculorum intuitu opulentissimi regis exterminium sequeretur, placée dans la première moitié du récit, et créant ainsi dans l’architecture du texte un effet de boucle, épousant admirablement l’hermétique boucle du destin qui se rabat sur le protagoniste féminin que les vicissitudes forcent à retourner au point de départ après avoir vécu, en vain comme semble vouloir le dire la sagesse finale de la biographie et au prix de beaucoup de sang inutile, des déboires qui le font sombrer dans une criminalité sans pareille.
Il est d’autre part un autre aspect digne d’être soulevé, celui de la réécriture. Sans vouloir insister sur les pratiques discursives de seconde main que les Palimpsestes de Gérard Genette excellent à exposer, il faut revoir quel maniement Boccace réserve dans sa notice aux sources gréco-latines, tout particulièrement Apollonios de Rhodes et Ovide et les tragédies d’Euripide et Sénèque. Se tenant à égale distance, le biographe italien soumet le sort de Médée à sa propre vision, en homme médiéval qui se délecte de culture classique, qu’il adapte cependant au goût de l’aristocratie cultivée. Mais la Médée de la Renaissance italienne est une synthèse complexe portant plus d’une empreinte, celle d’abord des sensibilités littéraires de l’époque qu’inspirent le monumental Roman de la rose de Guillaume de Lorris et Jean de Meung, et la littérature féminine naissante au Moyen Âge dont Héloïse et Marie de France sont fondatrices ; celle des expériences sentimentales de l’auteur ; et celle du mécénat, vraisemblablement féminin. « Médée, reine de Colchide » héberge ce curieux entrelacement de mythe, de littérature et de souvenirs personnels, couronné d’une conclusion où domine un stoïcisme bien chrétien, principale référence jurant avec l’Antiquité classique. Le fruit de ce tissage est un textus limpide, simplement chronologique, toutefois épargnant au biographe les égarements intergénériques, sorte de réécriture prégenettienne illustrant le genre de l’adaptatio médiévale, pratique courante en traduction et consistant à adapter à l’air du temps une matière littéraire ancienne(15). Dans l’ensemble de ses biographies, Jean Boccace opte pour des notices de longueur invariable, cependant modérée, accommodée aux circonstances de l’écriture et ne révélant que l’essentiel, contraignant ainsi la critique littéraire à l’analyse nécessaire des éléments que privilégie l’auteur. En outre, « Médée, reine de Colchide » est marquée par un souci de réalisme étonnamment rationnel. En effet, si l’économie d’une narration biographique proscrit descriptions, pauses psychologiques ou discours directs, toute la dimension mythologique des personnages est curieusement occultée. L’auteur ne fait aucun mot sur la généalogie divine de Médée, qui possède selon les sources une prestigieuse ascendance divine dont les ramifications remontent à « Hélios son grand-père, Éos et Séléné ses grand-tantes, Circé sa tante ou sa sœur, Hécate sa mère ou sa cousine »(16). Aucun mot non plus sur sa divinisation finale. Point de surnaturel, ni sorcellerie, ni dragons. En bon moralisateur, Jean Boccace est soucieux de transmettre ses remontrances, soulevant ainsi la question de la réception de ce type de littérature. Il ne faut donc pas oublier le public féminin sélect auquel s’adresse le De claris mulieribus, recueil placé sous l’auspice de deux femmes, dont la première est Andrea Acciaivoli, comtesse d’Altaville, à laquelle l’ouvrage est dédié : Iohannes boccacius de Certaldo mulieri clarissime andree de acciarolis de Florentia alteville comitisse, déclare l’auteur florentin dans l’incipit de son ouvrage(17). La seconde n’est autre que Jeanne Ire, reine de Jérusalem et de Sicile, à laquelle il rend un élogieux hommage dans la notice appesantie qu’il lui réserve à la fin de son ouvrage et qu’il intitule « De iohanna iherusalem et sicilie regina. C. CIIII »(18). Il ne faut pas non plus négliger l’ascendant qu’exerce l’ouvrage sur la postérité littéraire, dont l’allégorique Cité des dames de Christine de Pisan est un franc témoignage direct. Le recueil boccacien vient alors confirmer le rôle prépondérant dont les femmes s’acquittent depuis l’Antiquité dans l’élaboration d’une littérature qui les concerne, en conditionnant le choix des thèmes traités, en commanditant des genres, en s’investissant dans la création littéraire ou en inspirant les œuvres qui leur sont dédiées.
Médée
Médée est entière. Le récit est mené de son point de vue, selon l’intention narrative qui veut que ce soit elle qui fait bouger et vivre son monde. À travers le regard de la clara mulier et ses humeurs, le lecteur revoit les notoires Jason, Pélias, Égée, Thésée et les trois enfants, dépouillés de leurs reliefs dramatiques respectifs et réduits au statut de « victimes de Médée ». Ainsi, la mission des Argonautes, motif premier de la présence de Jason en Colchide, est presque inexistante, astreinte à l’objectif principal de se saisir de la toison d’or. Si Pélias est tué par ses fils/filles, selon les circonstances que nous pouvons lire dans toute autre mythologie et que Boccace estime bon d’escamoter, c’est sur une manigance de la sorcière. Thésée et Égée font l’objet de mentions rapides et les trois enfants, dont deux misérablement égorgés, ne possèdent pas de noms. La cruauté n’a pas de borne et l’horreur n’a pas de nom. Menacée dans ses intérêts, acculée au paroxysme de la jalousie et la colère, la Furie n’a aucun scrupule et ferro uti arbitrabatur levissimum, un fer qu’elle passera de sa propre main dans la gorge de ses propres enfants. Elle l’aurait passé de la même façon dans celui de son demi-frère Ægyale, si elle n’avait pas été pressée par les urgences de l’évasion. En tout cas, elle commandite en reine le meurtre et l’organise selon un stratagème diabolique dont seules les créatures infernales sont capables. Il n’est pas difficile de s’étonner sur l’autel de quel amour malsain une criminelle est prête à sacrifier son frère, son père et ses fils. Euripide la pousse à un fol aveu : « Moi-même, dit-elle à Jason, ayant abandonné mon père et ma demeure, je vins à toi à Iolkos Péliotide, plus empressée que sage »(19). Ovide, de son côté, ménage un monologue dans lequel Médée, sous le poids de sa passion, crie sa langueur : Sed trahit inuitam noua uis, aliudque cupido, Mens aliud suadet ; uideo meliora proboque, Deteriora sequor(20).
Que voudrait Jean Boccace signifier par dilexit ardenter si ce n’est se livrer à un amour passionnel que dictent tour à tour le narcissisme du rang, la violence d’un tempérament possessif, voire morbide, la mégalomanie d’une âme qui souffre avidité et carence. N’est-ce pas elle que Jean de la Péruse fait proclamer :" Qui se sent favory de Fortune et des Cieux / Doit oser davantage, esperant tousjours mieux"(21).
Un sevissimum veteris perfidie documentum dit la notice. Aucun sentiment sororal, filial ni surtout maternel ne vient conférer à ce protagoniste d’enfer l’air féminin, voire humain, que l’on escompte de la mise en scène d’une femme célèbre. Médée est effectivement déféminisée, déshumanisée, aussi devient-elle odieuse pour son mari. L’impudicité, comme le dit Boccace à la fin du texte, n’est pas corporelle, puisque la plume du célèbre auteur salace s’assagit dans la diégèse biographique et exclut toute obscénité, tout érotisme. L’impudicité corporelle serait tout au plus suggérée à demi-mot, trahissant la concupiscence que fait naître le regard posé sur un jeune étranger rendu sublime par sa vaillance aux yeux d’une reine en quête de flamme. L’impudicité est surtout sanguinaire. C’est celle de l’horreur dont est capable une femme prête à marcher sur les cadavres, fussent-ils ceux de ses fils dans l’insoutenable récit des infanticides. La magie n’est rien en comparaison avec le meurtre par le fer, devant lequel la reine mère ne recule sans doute point. Or, en choisissant de mettre l’accent sur l’action ensanglantée, Boccace entend réussir la mise en scène réaliste, dans une boucherie de famille, d’une meurtrière dénuée non seulement de la noblesse de son ascendance, mais aussi de celle de sa descendance, une « horreur de la nature » comme le dit judicieusement le Jason de Corneille(22). On en déduit que Boccace, s’il ne s’attarde pas sur les effets de la magie, privilégie par son cynisme coutumier la caricature d’une puissante sorcière, qui est si puissante sorcière qu’elle doit se servir du fer pour aboutir à ses fins.
Une tradition tend à réserver à Médée un sort réparateur, réhabilitant la meurtrière dans la dignité de son rang et lui accordant l’immortalité en déesse objet de vénérations locales ou en femme d’Achille aux Champs-Élysées. La notice de Boccace y déroge volontiers, l’auteur s’astreignant à reconnaître, en faisant entendre sa voix personnelle dans la partie conclusive, qu’il ne se souvient pas d’avoir lu ou entendu parler des derniers jours de Médée – la même technique est d’ailleurs adoptée à la fin d’autres notices. Il est clair pour les lecteurs de Boccace que l’inhumain ne mérite guère d’être surhumanisé, et que le biographe italien laisse comprendre, selon une tendance manichéenne surprenante, que Médée, pour purger les méfaits de quelques années de sinistre errance, aurait fini ses jours de manière obscure et tel que le mérite tout dévoyé. Médée est en effet une parfaite dévoyée, même si elle semble avoir retrouvé sa voie première dès son retour en Colchide. Ce « jugement dernier » boccacien n’est pas sans rappeler le cri d’espoir déçu que Sénèque met dans la bouche de sa protagoniste en détresse :
Medea. – Occidimus: aures pepulit hymenæus meas.
uix ipsa tantum, uix adhuc credo malum.
hoc facere Iason potuit, erepto patre
patria atque regno sedibus solam exteris
deserere durus? merita contempsit mea
qui scelere flammas uiderat uinci et mare ?(23)
Hormis Euripide, le stoïcien est peut-être le seul à investir Médée d’un peu de lyrisme qui la réhumanise à la fin de l’exubérante pièce tragique, rappelant que l’homme, s’il contribue à sa déchéance, n’est pas déchu par sa propre initiative, mais à pied d’égalité par celle des autres qui finissent un jour ou l’autre par mépriser la bonne foi initiale. Néanmoins, c’est aussi contribuer à répandre la sensibilité antique de la fatalité laquelle, quand elle est infligée par une force extérieure, celle des divinités ou des humains, accable la victime au point de lui ôter toute clairvoyance. Jean Boccace n’est sans doute pas de cette école.