Materiae Variae Volume III
Les jugements de Renart : impunités et structure romanesque de Jean R. Scheidegger
Les "vieux sages" épiques de Jean Subrenat
Pères et filles dans Apollonius de Tyr de Jean R. Scheidegger
Problèmes de justice dans Li chevaliers as deus espées de Régine Colliot
Le Graal et la Chevalerie de Jean Frappier
LES JUGEMENTS DE RENART : IMPUNITES ET STRUCTURE ROMANESQUE*
Jean R. Scheidegger
Sois vite arrangeant avec ton adversaire pendant que vous êtes en chemin ensemble, de peur que ton adversaire te livre au juge et le juge, au garde, et que tu sois jeté en prison. Oui, je te le dis, tu ne sortiras pas de là que tu n'aies rendu le dernier centime.
Renart certes ne brille pas par son empressement à suivre ce précepte du Sermon sur la montagne, lui qui ne tarde pas à précipiter tout compagnon de route, petit ou grand, fort ou faible, dans les pires embûches. Et s'il n'expia ses forfaits sur le gibert que ses victimes ne cessent de lui dresser, il rembourse peut-être aujourd'hui encore sa dette, jusqu'au dernier quadrant, en ployant sous la masse des commentaires qui l'accablent. Comme ses fautes furent innombrables, nous sommes loin pourtant d'être condamnées au silence...
Les nombreux procès qui émaillent les branches du Roman de Renart, du Jugement Renart à la Mort Renart, en passant le Siège de Maupertuis, l'Escondit, le Duel judiciaire, Renart médecin, Renart empereur, Renart le Noir et Renart nigromancien(1), pourraient être placés sous l'égide du syllogisme énigmatique, provoquant peut-être, renardien éventuellement, que voici :
Majeure : Dans le roman, la victime est toujours coupable.
Mineure : Le coupable jamais ne peut être innocent.
Conclusion. et elle est à deux termes :
Personne donc ne saurait vraiment être juge, et surtout pas Noble le lion qui se laisse acheter, fait montre d'une étonnante magnanimité ou abandonne lâchement ses prérogatives à son "parlement".
C'est donc que la langue est l'enjeu du procès.
Cette affirmation pose d'emblée la question de l'objet des divers procès. S'agit-il seulement de la relation d'un acte judiciaire, fût-il à répétition ? Certes la fiction en prend les formes, et celles-ci correspondent grosso modo aux formes judiciaires de l'époque, comme l'on peut raisonnablement s'y attendre(2). Mais le Roman de Renart, avant d'être un document d'histoire du droit, est un fait littéraire, à prendre en compte comme tel. Les procès de Renart se présentent alors comme une mise en scène qui, sous les atours d'une fiction qui revêt les formes de la procédure juridique, met à l'épreuve des discours contradictoires, comme une suite d'actes linguistiques qui interrogent le rapport entre le réfèrent et la langue du roman. Plutôt que d'être judiciaire, l'enjeu des procès renardiens est d'ordre sémiologique et littéraire.
Jugements et structure du roman
Le point de départ de l'analyse des procès du Roman de Renart nous est fourni par les "quêtes de justice", telle qu'elles ont été soulignées par Elina Suomela-Härmä(3). Les jugements du Renart s'inscrivent tous dans une macrosèquence organisée en trois temps : méfait, accusation, accusé traduit en justice. Animée dans les diverses branches de sous-séquences plus ou moins nombreuses, elle prend sa forme la plus complète dans le Jugement : au méfait premier (le viol d'Hersent) succède une plainte d'Ysengrin, rejetée par Noble qui rétablit la paix : un second méfait (le meurtre de Coupée) entraîne une seconde plainte et provoque la convocation de Renart devant la cour-, suivent les ambassades infructueuses de Brun et de Tybert, qui sont autant d'occasions de nouveaux méfaits entraînant de nouvelles dénonciations, avant que Grimbert ne réussisse à ramener le coupable aussitôt condamné à mort ; mais Renart échappera à l'exécution de la sentence. Entre les enchaînements complexes du Jugement et la simplicité du Duel judiciaire (les méfaits antérieurs de Renart amènent une délibération juridique conclue par le duel entre le goupil et Ysengrin, avant que le premier ne soit sauvé par l'intervention de "frère Bernart"), des variations fort diverses trouvent leur place.
Il n'y a pas pourtant, d'une branche à l'autre, une simple reprise thématique, mais une mise en forme du même thème fondée sur une structure identique. Les divers auteurs respectent non seulement le cadre de l'action - la cour réunie autour de Noble - mais également l'organisation générale de l'épisode. Si l'on se passe volontiers du rejet de la plainte ou des tentatives vite avortées de conciliation (Jugement). si l'on supprime les ambassades, que l'on peut aussi déplacer après le procès (Mort Renart), les jugements de Renart n'en apparaissent pas moins comme autant d'actualisations d'une structure unique affectée de variations plus ou moins importantes.
Rares sont les branches qui n'en citent pas d'autres, dans l'accusation, la défense, ou éventuellement la confession de Renart. C'est le cas de Renart médecin et de Renart le Noir uniquement (ce qui ne veut pas dire qu'elles ne reprennent pas des éléments apparaissant ailleurs, mais il y a simple reprise thématique, et non citation explicite d'aventures ou de méfaits relatés dans d'autres branches). Partout ailleurs, l'accusation porte sur des méfaits commis dans une autre branche. Se dévoile ainsi une fonction importante de la scène de jugement : elle permet de mettre en relation plusieurs branches, que le jugement porte sur des méfaits déjà relatés ou sur des forfaits encore à venir. Ainsi, dans le Jugement des versions A et B(4) où il occupe la première place, l'accusation porte sur le viol d'Hersent, objet respectivement de la deuxième et de la septième branche. Dans les versions C et M(5) au contraire, les accusations du même Jugement se rapportent à des branches antérieures. La même citation apparaît donc, suivant les versions, comme une analepse ou comme une prolepse. Un vaste réseau de relations intertextuelles est ainsi tissé à travers le roman. On remarquera que dans les versions a, les scènes de jugement ponctuent à intervalles quasi réguliers le texte entier ; dans D, elles occupent les positions I, V, VI, X, XIII(6). Les citations qu'elles incluent recouvrent les branches I, II, III, IV, V, X, XI, et XIV, à savoir 8 branches sur les 18 de D. Le jugement de Renart tisse donc un réseau dense aux nœuds répartis régulièrement dans l'ensemble du roman : il est bel et bien investi d'une fonction structurante.
Les termes d'analepses et de prolepses sont préférables à ceux de texte citant et texte cité : ils ont l'avantage de ne désigner que la fonction narratologique de la citation, de respecter la logique textuelle que met en jeu le roman, alors que les seconds incluent l'antériorité ou la postériorité chronologique, introduisant ainsi une logique étrangère à l'écriture renardienne. Certes Foulet a basé sur la citation une bonne partie de ses datations, mais les diverses versions se soucient fort peu de chronologie. En commençant par le Jugement, multipliant ainsi les prolepses, α et β ne se montrent pas moins logiques que γ, qui veille à narrer d'abord toutes les aventures qui seront retenues à charge contre Renart. La logique, l'ordre sont d'ordre artistique, rhétorique : les uns utilisent l'ordo artificialis, l'autre l'ordo naturalis de la narration.
La logique chronologique de Foulet serait d'ailleurs à reprendre. Ainsi, les gabs que Renart lance du haut de son donjon aux assiégeants dans le Siège de Maupertuis (1179 selon Foulet) font allusion aux courroies de peau arrachées du dos de Brichemer (v. 1673-1678), épisode relaté dans Renart médecin (1180-1190), à la mésaventure de Rossel qui faillit être dévoré par Renart (v. 1691-98) relaté dans Renart le Noir, branche "épigonale" postérieure à 1200. De même, sur une fourchette plus réduite, l'Escondit (1174-1177) cite les démêlés de la mésange avec le goupil, partie de la branche III de Martin (1178). La relation entre textes cités et textes citant, est rendue trouble par un roman qui n'existe qu'à travers ses diverses versions. Comment déterminer si une brève allusion est amplifiée par un texte postérieur, ou si au contraire un auteur postérieur n'a pas résumé une narration détaillée antérieure ? On trouve d'ailleurs des tours pendables de Renart, qui ont tout l'air de citations et qui ne font pourtant l'objet d'aucune narration plus complète dans le roman. Pour en rester au seul Jugement, à quoi renvoie l'allusion à Ysengrin battu dans le piège à loup pour avoir voulu dévorer un agneau, ou la pêche à la lune(7), ou encore la solde des mercenaires de Roonel, que le fourbe goupil a emportée ?
Moins que des textes, les branches du roman citent une matière, chaque auteur puisant librement dans cette véritable boite à outils, sans se préoccuper nécessairement d'éventuels concurrents. Un exemple ? Le motif de l'animal amputé ou écorché le fournit aisément, parmi tant d'autres : dans Renart médecin, Ysengrin est froidement dépouillé de sa peau et Brichemer perd ses bois, pour guérir Noble : dans "si conme Renart parfist le con"(8), Ysengrin et Brichemer font un don réticent d'une partie de leur système pileux, Chantecler sacrifie à contre-cœur sa crête, tout cela pour fournir les ornements du sexe féminin. Qui copie qui ? Les deux scripteurs ne se servent-ils pas d'un même motif, peut-être indépendamment l'un de l'autre ? A chacun d'intégrer alors son récit dans l'ensemble des textes, comme le fait par exemple le scripteur de la version M, la seule à donner Renart nigromancien. Par le biais de la scène du jugement, il rattache sa branche originale au Viol d'Hersent, à l'Escondit, au Jugement et à Renart médecin : et il en profite pour intégrer parfaitement le récit étiologique de la création du sexe féminin, quitte à en modifier le texte. Dans Renart nigromancien, la fille du roi Yvoris, que Noble doit épouser, présente un défaut majeur : une hideuse calvitie sur un entrejambe non fendu... Renart propose alors de remédier à cette tare inesthétique qui révulse le brave Noble, se subsistue au roi Conin des autres versions et procède à la brutale opération pudiquement indiquée ci-dessus, se vengeant au passage de ses compères du Labourage en commun qui ignomineusement ont mangé sans lui un blé semé de concert. La fin de Renart nigromancien, le Labourage en commun et la Création du c... sont devenus les trois temps d'un seul récit rattaché grâce aux citations du procès à l'ensemble du roman : le scripteur de M est un habile couturier, un bon récrivain, bien plus qu'un remanieur abusif.
Cette digression m'aura permis de mettre en évidence l'une des caractéristiques fondamentales de l'écriture renardienne : le travail de récriture, de répétition dans la variation, de broderie sur un canevas commun. Afin que le roman n'éclate en de multiples fragments n'ayant que peu de liens entre eux, les auteurs (ou les scribes) mettent en œuvre des moyens divers : variations dans l'ordre des branches, avec les transitions particulières que cela impose, recours à des éléments structurants dont la scène du jugement est l'un des principaux. C'est d'ailleurs ce qu'ont parfaitement compris les auteurs des versions néerlandaises et allemandes : le Reynke de Vos par exemple fait dépendre toutes les aventures du goupil des deux procès qu'il met en scène dans les livres I et II, les livres III et IV étant une amplification des moyens que le renard utilise pour échapper à l'exécution.
L'enjeu du procès
Un événement a eu lieu, impliquant une victime et un coupable ; un procès s'ensuit, qui reproduit l'événement théâtralement, par les discours contradictoires de l'accusation et de la défense. Cette reproduction doit permettre l'établissement des parties dans leur droit : à la justice (la violence) personnelle est substituée la justice (la violence) institutionnelle, médiatisée par un acte discursif, la sentence, traduite ultérieurement par un nouvel événement, son exécution. Une réalité est re-produite par deux dire, dont la confrontation permet d'établir le vrai : ce dire dédoublé s'unifie dans un nouveau dire, la sentence ; le châtiment du coupable rétablira enfin l'ordre dans un réel initialement troublé par le méfait.
Le procès suppose donc l'adéquation du discours au réel, la correspondance entre les mots et les choses, d'une part, l'adhésion des parties aux valeurs de creance et de fiance d'autre part, et, bien entendu, l'existence préalable d'une vérité une et indivisible. Garant du système : l'institution, ici royale, personnifiée par Noble le lion, et, ultime référence, Dieu lui-même qui peut être appelé à se prononcer, par l'ordalie ou le duel judiciaire.
Un discours équivoque, comme l'escondit d'Yseult dans le Tristan de Béroul par exemple :
Or escoutez que je ci jure,
De quoi le roi ci asseüre :
Si m'ait Dex et sain Ylaire...
Q'entre mes cuissses n'entra home
Fors le ladre qui fist soi some.
Qui me porta outre les guez
et li rois Marc mes esposez(9),
ou le parjure que Renart s'apprête à commettre en proposant de s'escondire, rompent évidemment la belle ordonnance du système, comme la ruine irrémédiablement la machination d'Ysengrin et de Roonel dans le même Escondit : la relique sacrée, à laquelle se substitue le mâtin corrompu, devient instrument de la vengeance personnelle(10).
Si le but du procès est de rétablir la vérité, un seul moyen permet de l'atteindre : le discours. Chaque partie sera désireuse de convaincre le juge que sa version est meilleure que celle de la partie adverse : dire le vrai, surtout gauchement, sera-t-il suffisant à emporter l'adhésion visée ? Mieux vaut bien dire : habiller rhétoriquement le vrai. Mais ce recours à la rhétorique introduit, par rapport au réel, un écart décisif. Il ne s'agit plus de produire un discours de pure vérité, mais de convaincre : "entencion est de dire paroles en tel maniere que l'en face croire ses dis a ceaus ki les oient"(11). Et "la force de éloquence n'est point seulement a mener les auditeurs à croire la chose comme elle est, mais a ce qui est et qui n'est mie, a aparer ou deprimer, et a conduire les auditeurs a croire qu'il peult estre vrai"(12). Il ne s'agit plus de dire la vérité, toute et nue, mais bien de convaincre. Si le procès vise à reproduire la vérité, la rhétorique qui y est déployée vise elle à produire un semblant de vérité : il n'y a plus de sens préexistant au discours, mais un sens produit par le discours et même temps que lui.
Cet écart, on peut le mesurer dans les jugements de Renart par la répartition des rôles entre des accusateurs véhéments, des formalistes pointilleux et un accusé qui se transforme très vite en procureur : Renart. Pour des accusateurs comme Ysengrin ou Brun, le procès vise moins à rétablir le droit qu'à tirer une vengeance personnelle et rapide de l'affront subi. En fait, les formes juridiques leur servent à dissimuler un pur désir de mort, bien qu'en réclamant une justice expéditive, l'exécution sans autre forme de procès de Renart, ils prétendent faire œuvre de salut public. Renart, et le lecteur ne le sait que trop bien, qui vient d'assister à ses exploits, est coupable. Ysengrin face à Renart, c'est, cédons avec plaisir à l'anachronisme, Robespierre face au citoyen Capet :
"Il n'y a point ici de procès à faire. Louis n'est point un accusé. Vous n'êtes point des juges (...). Vous n'avez point une sentence à rendre pour ou contre un homme, mais une mesure de salut public à prendre, un acte de providence nationale à exercer.
En effet, si Louis peut être encore l'objet d'un procès, il peut être absous ; il peut être innocent ; que dis-je il est présumé l'être jusqu'à ce qu'il soit jugé : mais si Louis est absous, si Louis peut être présumé innocent, que devient la révolution "
Capet ne peut être que coupable, parce qu'il fut Louis et régna ; Renart ne peut être que coupable, parce que son art l'institue comme le roi véritable du petit monde fictif de son roman : il en est le Regnart(13). Renart ne devient-il pas empereur (Martin X), n'est-il pas couronné(14), ne triomphe- t-il pas de tous et de Fortune dans Renart le Nouvel(15) ? Ysengrin pourrait fort bien dire, en plagiant Danton : "nous ne voulons pas condamner le Regnart - Danton dit le Roi - nous voulons le tuer".
Renart certes est condamnable aux yeux de tous, et pourtant sa condamnation est impensable. Ou plutôt l'exécution de la sentence, la mise à mort du goupil, ne peut se concevoir : Renart mis à mort, c'est le roman même qui disparaît. D'où les coups de théâtre, les rebondissements spectaculaires, les péripéties inattendues qui sans cesse sursoient à son exécution. Aucun scripteur ne saurait franchir le pas, il commettrait une faute inexpiable : mettrait le point final au ressassement romanesque de la matière. Les scripteurs du Renart ne peuvent être que sadiens. "Pour Sade, la mise à mort du roi plonge la nation dans l'inexpiable"(16). Ils n'oseraient décemment pendre le vrai roi du roman, qui pourrait bien pour sa défense invoquer la maxime du divin marquis : "... il ne se commettra jamais assez de crimes sur la terre en égard de la soif ardente que la Nature en éprouve". Pour Renart. comme pour le héros sadien, c'est "l'aspiration frénétique à expérimenter toutes les formes de jouissance imaginables"(17) qui est au centre de la question. Pour le scripteur renardien comme pour Sade, cette expérience des limites passe d'abord et seulement pourrait-on dire, même - par la langue, à savoir une grammaire, une syntaxe visant à saisir ce que pourrait être la jouissance dans la langue (18), qui passe chez l'un par l'impossible nomenclature des postures de l'être érotique, pour l'autre par l'épuisement improbable des possibles qu'offrent la séduction et la déception. Sade et Renart se rejoignent en ceci : ils sont tous deux flèches de l'arc bandé du désir dans la langue.
Le formaliste, tel Grimbert. tient un discours légaliste qui vise à sauvegarder les formes procédurières menacées par le désir de mort de l'accusateur :
Sire, dit Grinbert li tessons,
Se nos vers vos nos abessons
Por droit fere et por afetier,
Ne devez pas por ce tretier
Vostre baron vilainement.
Mes par loi et par jugement(19).
Il semble rester neutre, encore qu'il demande l'application des règles surtout quant elles sont favorables à l'accusé. Il est objectivement du côté du goupil.
C'est avec l'accusé Renart qu'apparaît le mieux l'enjeu sémiologique du procès et que se dévoilent les paradoxes sur lesquels il repose. La défense de Renart dans le Jugement, qui recourre à la topique de l'incorruptible, montre bien de quelle manière cet expert en l'art du langage retourne l'accusation contre ses adversaires(20). Jurant de son amour et de sa loyauté, le goupil fait apparaître les accusateurs, ces "maveis larons", comme des fauteurs de troubles. Renart cache ainsi le fait patent de sa culpabilité derrière l'hypothèse de la mauvaise foi de ses détracteurs. Et comme cette hypothèse repose sur une part de vérité... Brun le goulu a bien voulu manger le miel de Lanfroi, le vorace Tybert a bien voulu dévorer les souris. "S'ils ont été punis pour avoir cédé à leur qula, qu'y puis-je ?" dit l'habile goupil, dont le discours est efficace parce que vraisemblable : tout le monde sait bien que les ours adorent le miel et que les chats raffolent des souris. Ce voirsemblable que la signifiance indique comme ce qui est semblable au voir, au vrai, se substitue à la vérité. Ses adversaires n'en sont pas dupent pour autant : Noble dénonce les mensonges et les "colors de retorique" du goupil, Ysengrin s'appesantit sur sa renardie, ses mensonges controuvés, ses "boles", ses "faux vers", la fole messe qu'il chante là.
Le discours renardien n'en a pas moins subverti le système symbolique du procès (la vérité existe avant le discours et ce dernier ne fait qu'y renvoyer) en y introduisant une raison sémiologique (le discours produit du vraisemblable, il est simulacre) : "Vérité est torné a fable / Nule parole n'est estable.(21)” Cette subversion du système, cette rupture du code recèle pourtant une part de vérité : celle que taisent les victimes en ommettant de parler de leur désir. Et Renart nigromancien montre bien que ce désir pèse sur leur innocence : les plaintes de Brun, de Tybert et d'un Belin trop avide d'avoine y sont déclarées irrecevables, et Renart ne sera condamné que pour le meurtre de Coupée. La parole des accusateurs, qui se donne pour parole de vérité, est ainsi pervertie par le silence fait sur leur désir. Ce que dévoile Renart, c'est que la vérité ne saurait être dite une. Le jugement repose certes sur l'axiome : on peut connaître la vérité et par le discours la rétablir ; mais comme l'accusé fait rejaillir une part de culpabilité sur la victime, le désir de mort de l'accusateur s'avère être aussi bien le refoulement honteux de son désir de nourriture. La parole de vérité (il est entendu que cette vérité est celle de la fiction : la manière dont Brun et Tybert par exemple relatent leurs mésaventures est "vraie", parce qu'elle correspond au récit qu'en a fait auparavant le narrateur) se frotte de désir, et c'est l'art de Renart que de le dévoiler.
Pour les victimes cependant, la parole (le langage) reste un instrument de communication, de transmission de la vérité, de connaissance du réel : elle repose sur la connivence entre énoncé et référent, langage et réalité. La parole renardienne en dénonce l'imposture, en faisant apparaître clairement que la parole est productive, qu'elle est co-naissance : elle a rapport non au réfèrent ou à la réalité, mais à un réel qui naît avec elle, en même temps qu'elle. Et si réalité il y a, la parole renardienne, l'art renardien la brûle, l'art dans le détournement qu'elle opère : les pièges deviennent reliques, le viol un vol au secours, la victime un demi-coupable ; la mort même devient semblance et lacs.
Plus de creance, plus de fiance. Renart est virtuose de l'acroire. cette prestidigitation qui consiste à "verité dire por mençonge"(22), à faire croire à l'autre en la vérité, au voir de ce qui n'existe que par le discours décepteur du goupil :
Cil (Roonel) n'en sot pas la verité,
Pansa qu'il (Renart) deïst verité ;
Tant li fist par anging acroire
Cuida sa parole fust voir (23).
Or, c'est là la position même de l'écrivain de Renart, qui n'hésite pas à fonder la vérité de son récit sur le récit antérieur d'un archi-narrateur d'une sagesse et d'un art fort suspects de renardie. Il suffit de tendre l'oreille aux échos textuels :
G'en dit por ce une avanture
Ou je ai mis toute ma cure ;
Ge l'oï dire a un veillart
Qui sages iert et de grant art.
Le conte est traiz dou goupil
Ne l'aiez pas por ce plus vil
Car toute en est l'estoire voire
Si con en nos le fait acroire. Ce fu li voire que... (24).
L'impunité de Renart est celle de son art, celle de son écriture, de cet engin et cet art que Perrot mit au service de Renart(25). La question de leur culpabilité se pose-t-elle, puisque c'est bien sur cette perversion de la parole de vérité que repose le texte même du roman ? Le jugement ainsi dévoile qu'il ne peut y avoir de langage sans ambiguïté, sans désir, que le langage est toujours double, tendu entre sa fonction de vérité - mise à l'épreuve et recalée - et sa fonction littéraire, séductrice et déceptive, qu'incarne le goupil et ses accolytes, les scripteurs du roman.
Renart mi-dit la vérité : retournant contre la victime une accusation qui étale au grand jour son désir propre, ce désir qui fut cause de sa chute, il ne médit qu'à moitié ; la victime est coupable d'avoir désiré satisfaire davantage son désir que de mener à chef la mission royale. Délai de l'injonction royale, bref suspens de l'ordre de la loi au profit de celui du désir, écart minime mais fatal : l'accomplissement de la mission en devient impossible, et la victime se présente sanglante des traces de son désir inassouvi devant le roi interloqué.
Les jugements renardiens reposent ainsi sur un paradoxe : l'innocence flagrante d'un Renart coupable. Renart est certes coupable en faits, mais littérairement il ne peut être qu'innocent, puisque l'engin et l'art. l'acroire. le simulacre sont les fondements même de l'écriture du roman. Si les victimes du goupil sont coupables de leur désir, Renart porte le lourd poids de son innocence, qui est celle de son art, de l'art même, et qui porte le poids du manque. Ce manque dont s'ébranlent les courses effrénées du goupil, le manque de son désir sans frein, le vide qu'il s'épuise à combler, qui plus bée à mesure qu'il s'emplit, qui est aussi, surtout, "ce manque à écrire dont l'écriture - ce jeu insensé - se souvient hors mémoire"(26). Si Renart est coupable de transgresser sans fin les pauvres lois du petit royaume de Noble, c'est que l'écrire transgresse toute loi, et la sienne propre. L'innocence et la culpabilité de Renart sont au pouvoir de la langue, la grande coupable :
La langue s'appelle langue parce qu'elle lèche. Elle lèche en flattant, elle mord en médisant, elle tue en mentant. Elle lie et ne peut être liée : elle est glissante et on ne peut la tenir : mais elle s'échappe et elle est trompée. Elle glisse comme l'anguille, elle pique comme une flèche... elle est douce et rusée, large et prête à épuiser le bien et à mélanger le mal. "Oui garde sa langue garde son âme : parce que la mort et la vie sont au pouvoir de la langue" (Prov. XVIII, 21)" (27).
Renart, qui "ne peut retenir sa langue et son ventre"(28), n'a cure de son âme. et sans crainte, éternellement peut se livrer à cette belle folie : parler ("C'est une belle folie : parler. Avec cela l'homme danse sur et par-dessus toutes choses" Nietzsche). Et le goupil, sarcastique et bondissant... il ne connait de la mort que la menace de la hart. la menace d'être "pandu a l'art"(29), il ne connait de la mort que la semblance, son ultime ruse. Car c'est un autre qui repose sous l'escrit de son épitaphe, sous la letre de son nom :
Un tombel iluec trouveroiz
D'un vilain qui Renart ot non.
Desus verrez escrit le non...
dit Renard â son cousin Grimbert, et d'une seule voix Hermeline et son fils déclareront aux messagers royaux qu'ils bernent :
... Renart le gorpilz...
Biaus seignor, gist soz ce tombel.
Lisiez les letres et l'escrit,
Et si priez a Jhesu Crist
Que il ait de s'ame merci.
Qu'il repose en paix, ce Renart-là, puisque le goupil, pour notre plaisir, court encore...