Lectures analytiques de quelques concepts normatifs dans Beowulf
PROPOS INTRODUCTIFS
Jérôme Devard
Beowulf, titre donné par les éditeurs modernes, occupe une place centrale dans le corpus littéraire anglo-saxon et constitue l’un des plus anciens poèmes épiques en langue vernaculaire d’Europe du Nord. Il s’agit d’un poème héroïque vieil-anglais de 3182 vers, composé entre le VIIᵉ et le début du XIᵉ siècle, et transmis par un unique manuscrit - le Nowell Codex conservé au British Library - le texte témoigne d’un moment charnière où s’entrecroisent traditions orales germaniques, valeurs héroïques païennes et premiers enjeux de la culture chrétienne médiévale.
Beowulf, titre donné par les éditeurs modernes, occupe une place centrale dans le corpus littéraire anglo-saxon et constitue l’un des plus anciens poèmes épiques en langue vernaculaire d’Europe du Nord. Il s’agit d’un poème héroïque vieil-anglais de 3182 vers, composé entre le VIIᵉ et le début du XIᵉ siècle, et transmis par un unique manuscrit - le Nowell Codex conservé au British Library - le texte témoigne d’un moment charnière où s’entrecroisent traditions orales germaniques, valeurs héroïques païennes et premiers enjeux de la culture chrétienne médiévale.
L’histoire raconte les aventures du prince Beowulf, de la nation des Geatas, c’est-à-dire des Gautar du sud-ouest de la Suède actuelle. Ces aventures forment un diptyque. Dans une première partie, le jeune prince va purifier le palais du roi danois Hrothgar en le débarrassant de l’ogre Grendel et de l’ogresse sa mère encore plus redoutable. Dans une seconde partie, Beowulf est devenu roi des Geatas. Malgré sa vieillesse il affronte un dragon qui ravage le royaume. Beowulf vainc le serpent mais trouve la mort. Ses compagnons brûlent son corps sur un bûcher funéraire. Ils construisent par-dessus un amer qui portera le nom de Beowulf. On a donc un double mémorial : l’amer, et le poème amorcé dans les louanges funèbres.
À travers la figure du héros éponyme, guerrier Geat venu secourir le roi danois Hrothgar avant de régner lui-même, le poème explore des thèmes fondamentaux comme la nature du pouvoir, la fragilité de l’ordre humain, le rôle de la mémoire et de la gloire, ainsi que la confrontation inévitable avec la mortalité.
L’intérêt scientifique pour Beowulf ne tient pas seulement à son importance historique, mais aussi à sa richesse formelle. Sa structure allitérative ainsi que son traitement complexe du temps narratif et de la voix poétique en font un objet privilégié pour l’étude de la poétique médiévale. Par ailleurs, l’œuvre constitue une source précieuse pour l’examen des interactions culturelles entre les peuples germaniques, de la construction d’une identité héroïque préchrétienne, et des mécanismes de transmission des récits épiques dans un contexte encore largement oral. En tant que monument littéraire autant qu’historique, Beowulf fournit ainsi un terrain d’analyse multidisciplinaire où se rencontrent philologie, histoire, anthropologie et théorie littéraire. Son étude permet de mieux comprendre la formation des imaginaires médiévaux, tout en offrant un témoignage rare sur les tensions idéologiques d’une Europe du Nord en pleine mutation.
En réalité, Beowulf s’impose comme l’un des témoins les plus significatifs de la culture littéraire anglo-saxonne, non seulement en tant que plus long poème héroïque en vieil anglais, mais également comme document essentiel pour comprendre les dynamiques linguistiques, idéologiques et sociales de l’Angleterre pré-conquête. Du point de vue la linguistique, Beowulf représente un jalon majeur dans l’histoire du vieil anglais. Le texte témoigne d’un mélange de traits dialectaux, principalement ouest-saxons dans la copie manuscrite, mais possiblement issus d’une composition originelle en dialecte « anglien ». Les recherches en dialectologie historique soulignent la présence de formes divergentes suggérant une tradition composite, résultant d’une longue histoire d’oralité et de transmissions successives. L’utilisation de l’allitération comme principe structurant, le recours constant aux kennings, aux composés héroïques et aux formules traditionnelles inscrivent l’œuvre dans la poétique germanique commune, tout en montrant une adaptation savante à une forme écrite désormais maîtrisée par une élite lettrée et monastique. De plus, Beowulf offre une structure narrative complexe, articulée autour de trois affrontements successifs - contre Grendel, contre la mère de Grendel, puis contre le dragon - qui forment un parcours héroïque allant de la jeunesse triomphante à une vieillesse sacrificielle. Le poème se distingue par sa gestion du temps narratif, fondée sur des digressions, rétrospections, anticipations et encadrements qui densifient l’arrière-plan historique et psychologique du récit. Ces procédés témoignent d’une conception mémorielle du temps héroïque, où les actions individuelles n’acquièrent signification qu’inscrites dans un réseau de récits antérieurs, de lignées royales, et de relations diplomatiques complexes. Cette densité allusive a conduit la critique moderne - des analyses formalistes de Tolkien aux orientations anthropologiques ou intertextuelles contemporaines - à considérer Beowulf comme un texte à la fois profondément enraciné dans la culture guerrière germanique et subtilement travaillé par les exigences discursives du monachisme anglo-saxon.
Historiquement, Beowulf occupe une position unique : bien qu’écrit en Angleterre, il ne met pas en scène des Anglo-Saxons mais des peuples scandinaves - Danois, Geats et Suédois - dans un cadre temporel antérieur à la migration des Germains vers les îles Britanniques. Ce décalage géographique et chronologique a suscité de vastes débats sur les sources du poème : traditions orales héroïques importées, résidus de récits légendaires germaniques, ou reconstruction érudite opérée par un poète chrétien. La manière dont ces matériaux préchrétiens sont filtrés à travers une sensibilité chrétienne (gloses théologiques, mise en scène du destin et réflexions implicites sur la providence), illustre une tension idéologique constitutive de l’Angleterre du haut Moyen Âge.
Enfin, la dimension anthropologique du poème est essentielle : Beowulf interroge les structures fondamentales de la société héroïque - le « gift-giving », la loyauté féodale embryonnaire, la vengeance, la valeur du comitatus - tout en mettant en scène les fragilités de tout ordre humain confronté à la violence, à la fatalité et à la dissolution. La figure du monstre, loin d’être un simple adversaire symbolique, devient un vecteur pour explorer les ruptures de l’ordre cosmique, les failles de la communauté et les limites de l’héroïsme lorsqu’il se heurte au destin.
Ainsi, Beowulf ne se réduit pas à un vestige littéraire du passé : il constitue un observatoire privilégié des intersections entre oralité et écriture, paganisme et christianisme, mémoire guerrière et discipline monastique. Sa lecture exige une démarche interdisciplinaire, mobilisant philologie, histoire, théologie, anthropologie culturelle et théorie littéraire.
En raison de la dimension historique et anthropologique de Beowulf, l’histoire est un terreau fertile pour une étude des relations entre droit (normes) et littérature. À la croisée de la philologie, de l’anthropologie juridique et de la théorie littéraire, le poème ne se contente pas d’illustrer un système juridique pré-moderne : il le construit, l’interroge et le replie sur des enjeux mémoriels, théologiques et esthétiques. Les rapports entre norme et littérature y sont réciproques : le droit structure le récit (actions, motifs) tandis que la poétique transforme la norme en matériau réflexif, problématisant son autorité et ses limites. Ainsi, les rapports entre norme et littérature y sont réciproques : le droit structure le récit (actions, motifs) tandis que la poétique transforme la norme en matériau réflexif, problématisant son autorité et ses limites. Dans les sociétés pré-étatiques, le « droit » tient moins à un code écrit qu’à un ensemble de pratiques et d’énonciations normatives. Trois traits conceptuels sont mobilisés. Tout d’abord, l’usage de paroles (serments, promesses, proclamations) qui produisent des effets juridiques ; il s’agit de la norme performative. Puis, les mécanismes de réparation et d’honneur (cadeaux, vengeances, funérailles) qui régulent la dignité sociale et la continuité parentélaire. Et enfin, la mémoire comme juridiction. A ce titre, la mémoire collective et la poésie sont des dispositifs de sanction et de légitimation : nommer un fait, le chanter ou le commémorer prolonge son efficacité normative. Ces catégories servent de grille d’analyse pour repérer, dans Beowulf, la manière dont les actes linguistiques et les pratiques rituelles entérinent ou contestent la norme.
Tout d’abord, nous trouvons tout au long du récit des scènes normatives. Le premier exemple est constitué par la distribution des trésors et la légitimation du pouvoir. Les scènes de festin et de gift-giving (don royal, anneaux, trésors) forment le tissu institutionnel du comitatus. Le don stabilise les relations de loyauté : il légitime le pouvoir du chef et crée des obligations réciproques. Littérairement, ces scènes sont mises en relief par des énoncés cérémoniels et une focalisation qui transforme la transaction en spectacle normatif - publicisation et mémoire renforcent la validité du lien. Ensuite nous pouvons mentionner l’infraction à la paix à travers l’exemple de Grendel. Ses attaques sont présentées comme une transgression extrême des normes communautaires. Elles mettent en lumière deux dimensions : la violence comme violation rituelle (en s’attaquant au hall - lieu normatif du rassemblement et de l’échange) ; et l’effet performatif du récit : la relation entre l’offense et la réponse héroïque est structurée par des codes de légitimité (qui peut venger, comment le faire, quelles compensations attendre). Ainsi, la littérature transforme l’infraction en paradigme moral : le poème ne se contente pas de narrer la rupture, il la met à l’épreuve du discours sur la justice et la destinée. En parallèle, les scènes de vendetta et de réparation montrent la coexistence d’un droit privé (vengeance familiale) et d’attentes publiques (protection du roi, maintien de l’ordre). Le poème expose les tensions entre ces registres : la vengeance peut restaurer l’honneur, mais elle engage la collectivité dans des cycles de violence. Narrativement, les digressions (récits de conflits antérieurs) servent d’exemples jurisprudentiels : la poésie devient une forme d’« archive morale » qui éduque et contraint. Par ailleurs, les serments prononcés (par Beowulf, par les lieutenants, par les rois) ont une fonction contractuelle. Dans Beowulf, la parole du héros scelle des engagements (protection, fidélité) qui seront ensuite évalués par les actes. Le récit, par son insistance sur la parole tenue ou trahie, participe à la construction normative : la parole du poète impose un jugement symbolique qui complète ou corrige l’effet juridique immédiat. Enfin, les pratiques funéraires (monuments, trésors déposés) remplissent une fonction réparatrice et commémorative. Elles servent à rétablir l’ordre perturbé et à assurer une « justice sociale » par la mémoire. Le poème lie étroitement le rituel funéraire à la reconnaissance normative d’un individu et à sa place dans la chronologie politique.
En réalité, plusieurs mécanismes font que la littérature dans Beowulf agit comme un mode du droit. Le premier d’entre eux est la performativité mémorielle. Le poème fixe, par l’énonciation, l’évaluation morale d’un acte. Dès lors, la récitation publique joue le rôle d’instance normative. Le deuxième est la Casuistique narrative. Les digressions apparaissent comme des « jurisprudences » illustratives qui établissent des modèles de conduite. L’ironie normative constitue le troisième mécanisme. A ce titre, le point de vue du poète juxtapose souvent l’idéal héroïque et la fragilité humaine, questionnant la suffisance des normes traditionnelles. En outre, en insérant des commentaires évaluatifs (ex. remarques sur la destinée, la vanité des trésors), la narration relativise les normes et ouvre un espace critique. Ainsi, la voix poétique ne se contente pas de rapporter le droit ; elle le met en forme, l’interroge et parfois le corrige.
Par ailleurs, le texte manifeste un habitus double : éléments païens (vengeance, comitatus) et inflexions chrétiennes (réflexions sur la providence, condamnations morales implicites). Cette superposition produit des frictions normatives. Par exemple, l’éthique chrétienne met en question la légitimation de la vengeance comme seule voie de réparation. En outre, la providence chrétienne reformule le sens des victoires et des défaites, en déplaçant la responsabilité du chef vers un cadre théologique. L’analyse littéraire montre comment le poème négocie cette hétérogénéité : il incorpore des commentaires moraux qui relativisent certaines normes héroïques, sans pour autant les effacer. La littérature devient le lieu d’une synthèse critique où la norme est revalidée à l’aune d’une réflexion nouvelle.
Ainsi, Beowulf met en scène un droit vivant, performatif et mémoriel : la norme s’y affirme par l’échange, le serment, la vengeance et le rituel funéraire, mais elle est sans cesse requalifiée par le discours poétique. La littérature ne se contente pas d’illustrer des règles : elle les fabrique, les évalue et, parfois, les remet en question. Étudier les rapports droit/littérature dans Beowulf revient donc à rendre visibles ces opérations discursives par lesquelles une communauté négocie son ordre, sa mémoire et sa légitimité. En définitive, l’étude des rapports entre droit et littérature dans Beowulf montre que les normes ne sont jamais extérieures au poème : elles sont produites, diffractées et interprétées par le dispositif narratif. Le récit fonctionne comme une instance normative à part entière, fixant la mémoire, évaluant les comportements et redéfinissant les fondements symboliques du droit.
SOMMAIRE
"Blood and Deeds : The Inheritance Systems in Beowulf" de Michael D. C. Drout
Résumé : Michael D. C. Drout analyse la manière dont le poème anglo-saxon met en scène deux formes d’héritage essentielles au fonctionnement de la société héroïque : l’héritage du sang, fondé sur la lignée et la noblesse de naissance, et l’héritage des actions, fondé sur la valeur personnelle, les exploits guerriers et la réputation. L’auteur commence par montrer que l’héritage par le sang structure fortement la hiérarchie sociale du poème : les généalogies y sont omniprésentes et déterminent le prestige des personnages, leur droit de régner et les alliances entre clans. Cependant, si la noblesse de naissance garantit une position initiale, elle n’assure jamais à elle seule l’autorité ou la réussite. Des lignées prestigieuses peuvent échouer, et certains héritiers légitimes ne parviennent pas à exercer pleinement leur pouvoir. En parallèle, le poème valorise tout autant l’héritage par les actions. Le courage, la loyauté, la générosité et les exploits martiaux forment un capital de réputation qui peut devenir une source alternative de légitimité. Cette logique de l’honneur permet à certains individus - au premier rang desquels Beowulf - d’acquérir une autorité qui dépasse leur simple naissance. Le héros, issu d’une lignée honorable mais non royale, s’impose par ses actes exceptionnels comme une figure digne du pouvoir, montrant que la valeur personnelle peut suppléer ou rehausser un héritage familial ordinaire. Cette tension entre le sang et les actions a des implications politiques profondes. Elle souligne la fragilité des systèmes de succession : la stabilité d’un royaume dépend de l’équilibre entre l’héritier désigné par la naissance et celui qui se révèle par ses mérites. La fin du poème illustre cette inquiétude, puisque l’absence d’héritier biologique pour Beowulf laisse présager l’insécurité et la vulnérabilité du peuple geat, malgré la gloire du roi défunt.
"The forbidden Beowulf : haunted by incest" de James W. Earl
Résumé : James W. Earl propose une relecture de Beowulf qui met en lumière un ensemble de significations enfouies, souvent ignorées par la critique moderne. Son point de départ est l’idée que Beowulf n’est pas, contrairement à une interprétation répandue, un poème totalement autonome qui commencerait ex nihilo. Il s’inscrirait au contraire dans une tradition narrative plus large, composée de récits germaniques et scandinaves antérieurs. Ces récits fournissent un arrière-plan essentiel pour comprendre les allusions du poème. L’auteur montre qu’avant les années 1930, les chercheurs prenaient au sérieux ces traditions, mais que la critique moderne - influencée de manière décisive par l’essai célèbre de J. R. R. Tolkien, Beowulf : The Monsters and the Critics - a recentré l’interprétation sur les combats héroïques et les monstres. Ce déplacement a conduit à ignorer des pans entiers du contexte narratif d’origine, notamment les éléments les plus sombres ou tabous de ces traditions. Parmi ces éléments refoulés figure un motif profondément dérangeant : l’inceste. Dans plusieurs témoignages analogues du cycle auquel Beowulf est relié, notamment ceux touchant à la dynastie danoise, des relations incestueuses jouent un rôle structurant. James W. Earl analyse en particulier des traditions où le personnage de Hrothulf - mentionné dans Beowulf mais sans explication détaillée - découle d’une filiation incestueuse. Selon l’auteur, cette dimension généalogique, autrefois connue des conteurs, a été délibérément atténuée ou passée sous silence par le poète chrétien ou par les scribes qui ont transmis le texte. Or, cette omission n’est pas insignifiante : elle trahirait un processus de « refoulement textuel ». Le poème porte la trace de ce passé interdit, même s’il ne l’expose plus ouvertement. Il en résulte une sorte de « fantôme narratif » : l’inceste hante le texte, affleurant à travers des silences, des allusions, des relations familiales ambiguës et des ellipses. Ce non-dit devient lui-même un élément significatif : il révèle les tensions culturelles entre traditions païennes et sensibilité chrétienne, entre mythe archaïque et exigence morale de la société médiévale. James W. Earl ne prétend pas que Beowulf soit un récit sur l’inceste, mais il affirme que le poème ne peut être pleinement compris sans tenir compte de ces couches narratives antérieures. Leur effacement est une forme de censure qui transforme le sens du texte. En éliminant les aspects les plus troublants de la tradition germanique, la narration chrétienne réécrit l’héritage mythique et produit un poème qui semble cohérent mais reste traversé par des absences significatives. Ainsi, priver Beowulf de ses traditions textuelles revient à le priver de son inconscient. Réintégrer cet héritage permet au contraire de restituer au poème sa profondeur émotionnelle, symbolique et anthropologique – y compris dans ses aspects les plus dérangeants.
"Reading Beowulf with Isidore's Etymologies" de Roberta Frank
Résumé : Roberta Frank propose une nouvelle manière d’aborder le poème Beowulf en le replaçant dans le contexte intellectuel de l’Angleterre anglo-saxonne, fortement imprégnée par l’influence d’Isidore de Séville et de son immense encyclopédie médiévale, Les Étymologies. Alors que ce texte fut l’un des ouvrages les plus diffusés du haut Moyen Âge, omniprésent dans les écoles, les scriptoria et les glossaires, il est rarement pris en compte dans les études consacrées à Beowulf. L’auteur propose de combler cette lacune en examinant comment l’univers lexical façonné par Isidore a pu informer, directement ou indirectement, la langue et l’imaginaire du poète vieil-anglais. L’article ne soutient pas que l’auteur de Beowulf ait nécessairement lu Les Étymologies lui-même, mais qu’il évoluait dans un milieu où l’héritage isidorien faisait partie des fondations intellectuelles. Les glossaires anglo-saxons, qui servaient de relais entre le latin savant et le vieil anglais, empruntaient massivement à Isidore : certains mots rares ou uniques présents dans Beowulf n’apparaissent ailleurs que dans de tels glossaires. Cela suggère que le vocabulaire du poète n’était pas uniquement hérité de la tradition orale germanique, mais aussi nourri par un lexique savant véhiculé par les outils pédagogiques du temps. En ce sens, la créativité lexicale du poète s’inscrit dans un environnement où les mots, les catégories conceptuelles et même certaines images provenaient en partie de l’encyclopédisme latin médiéval. Roberta Frank montre que cette perspective modifie subtilement notre façon de comprendre Beowulf. Le poème n’est plus seulement un vestige héroïque “pur” d’une culture nordique, mais une œuvre complexe issue d’un espace culturel bilingue et hybride, où le vernaculaire est traversé par des influences savantes. Lire Beowulf avec Isidore de Séville permettrait donc de reconnaître la profondeur intellectuelle du texte et de nuancer la frontière entre culture orale germanique et érudition latine. L’article invite ainsi à intégrer pleinement les traditions lexicales médiévales - et notamment l’héritage isidorien - dans l’étude philologique et littéraire de ce monument littéraire.
"Hospitality, hostility, and peacemaking in Beowulf" de Fabienne L. Michelet
Résumé : Fabienne L. Michelet examine le rôle central de l’hospitalité dans le poème Beowulf, non comme simple valeur morale, mais comme instrument politique, social et juridique permettant de gérer l’étranger et de maintenir la cohésion communautaire. L’auteur montre que l’hospitalité, dans les sociétés anglo-saxonnes, est à la fois un impératif culturel fort et une pratique fondamentalement ambivalente : elle inclut l’étranger, mais le surveille ; elle accueille, mais limite ; elle peut apporter la paix, mais risque toujours de dégénérer en conflit. L’article commence par situer l’hospitalité dans le cadre moral européen : comme dans les traditions chrétiennes ou antiques, elle est un devoir envers l’étranger. Mais, dans Beowulf, cette hospitalité est codifiée, ritualisée, et fonctionne comme moyen de réguler le rapport entre les clans, de prévenir les violences, d’établir des alliances temporaires et de maintenir l’ordre social. L’auteur montre que l’hospitalité peut devenir source de tensions même entre humains. Les épisodes de cohabitation forcée ou de paix fragile, comme le récit de Finnsburh, illustrent l’échec de l’hospitalité quand les anciennes inimitiés continuent de peser. Malgré des accords formels ou des hébergements imposés, les vieilles rancœurs resurgissent, menant à la rupture de la paix et à la reprise de la violence.Le thème du mariage diplomatique entre Danois et Heathobards confirme cette fragilité. Destiné à créer la paix, le mariage échoue parce que les objets de guerre (armes, trophées) exhibés dans le hall rappellent le passé sanglant et empêchent toute intégration réelle entre les deux peuples. Les symboles de l’hospitalité elle-même deviennent des sources de provocation. Dans cette perspective, Beowulf apparaît non seulement comme un guerrier héros mais comme un agent de pacification. En respectant scrupuleusement les codes de l’hospitalité et en intervenant pour rétablir un ordre perturbé, il symbolise la capacité du pouvoir à maintenir la cohésion sociale. Ses exploits contre les monstres sont interprétés comme des restaurations de l’ordre autant que comme des victoires martiales.
"Royal power and royal symbols in Beowulf" de Barbara Raw
Résumé : Barbara Raw analyse la représentation de la royauté dans le poème épique anglo-saxon Beowulf, en mettant en lumière la manière dont le pouvoir royal est construit à la fois sur des relations sociales, des valeurs morales et des symboles matériels. L’auteur souligne que la royauté dans Beowulf ne se réduit pas à la force ou au courage du roi, mais qu’elle repose sur un ensemble de pratiques, de responsabilités et de représentations qui garantissent la stabilité du royaume et la loyauté des guerriers. Le premier aspect analysé est le pouvoir comme système de relations sociales. Le roi est présenté comme un ring-giver, un donneur de richesses, dont la générosité forge la loyauté des guerriers et consolide le lien entre le chef et sa communauté. La royauté ne repose pas seulement sur la force militaire, mais sur la capacité à entretenir des alliances et à protéger son peuple. Le roi doit également assurer la sécurité et la cohésion du groupe, garantissant un ordre social et un espace sûr où la vie collective peut s’épanouir. L’auteur insiste également sur la légitimité dynastique et la mémoire historique. Les rois de Beowulf sont présentés comme appartenant à des lignées prestigieuses. Le poème évoque régulièrement les ancêtres et les fondateurs de dynasties, ce qui donne au roi en place une autorité renforcée par la tradition. Cette dimension dynastique montre que la royauté n’est pas simplement personnelle : elle est inscrite dans le temps et dépend de la reconnaissance sociale et du respect des règles coutumières. Un autre point central de l’analyse est l’importance des symboles matériels du pouvoir. Les objets - anneaux, colliers, armes précieuses, trésors - matérialisent l’autorité royale et la générosité du roi. Ces objets jouent un rôle politique autant que symbolique : ils permettent de sceller des alliances, de marquer le statut social et de rendre visible l’autorité. L’article rapproche ces éléments des découvertes archéologiques, notamment de la sépulture de Sutton Hoo, dont la richesse matérielle suggère un pouvoir similaire à celui décrit dans le poème. Toutefois, l’auteur précise que ces correspondances sont suggestives et ne peuvent pas être considérées comme des preuves historiques directes. L’étude met également en avant la salle royale, Heorot, comme symbole du pouvoir. La salle n’est pas seulement un lieu de festins et de rassemblements, elle représente l’ordre, la prospérité et la centralité du roi dans la vie sociale. Le contraste entre la lumière et l’abondance de Heorot et les lieux obscurs et hostiles où vivent Grendel et sa mère souligne le rôle du roi comme garant de la civilisation face au chaos. Heorot est ainsi à la fois un espace social et un symbole de pouvoir. L’article explore ensuite la notion du roi idéal et la fragilité du pouvoir royal. Plusieurs figures royales sont présentées dans le poème, chacune incarnant différents aspects de la bonne royauté. Hrothgar est montré comme un roi sage et fondateur de l’ordre, tandis que Beowulf lui-même incarne le roi protecteur prêt au sacrifice. Cette diversité illustre que la royauté idéale combine force, générosité, prudence et loyauté envers le peuple. Cependant, le poème montre également que le pouvoir est fragile : il peut être menacé par des forces extérieures, par des conflits internes ou par la mort du roi, ce qui rend nécessaire une vigilance constante pour préserver l’ordre et la légitimité. Enfin, l’auteur insiste sur la distinction entre représentation littéraire et réalité historique. Beowulf n’est pas un document historique : il mélange des éléments mythiques et héroïques avec des pratiques sociales et des valeurs germaniques plausibles. Les symboles et objets de royauté reflètent des idéaux et des préoccupations sociales plutôt qu’une description exacte du pouvoir royal historique. Néanmoins, le poème offre une vision cohérente et riche de la royauté, dans laquelle le roi est un pivot social et symbolique, garant de l’ordre, de la générosité et de la continuité dynastique.