Le Songe du Vergier une compilation juridique au service du Pouvoir au XIVe siècle
Evrart de Trémaugon et le Songe du Vergier de Marion Schnerb-Lievre
Analyse du Songe du Vergier de Léopold Marcel de Louviers
Les sources du chapitre sur l'impôt dans le Somnium Viridarii de Lydwine Scordia
ANALYSE DU SONGE DU VERGIER*
Léopold Marcel de Louviers
" Cy commence le premier livre intitulé le Songe du Vergier, du Clerc et du Chevalier(1)."
"Audite somnium quod vidi. Ces parolles sont escriptes Genesis XXXVIl capitulo. Jaçoit ce qu'il soit dit en la saincte escripture que nul ne doit croire ès songes ne tenir que les choses songées viennent après de nécessité comme il est escript Levitici XIX capitulo. Et est aussi reprouvé celluy qui faint les songes Deuter. XXX et XXXIV capitulo. Est dit que les songes ont fait plusieurs errer et foloyer (agir follemenl). Toutesfoys, je ne croy pas que généralement en toutes manières les songes soyent ne doyvent estre reprouvez. Car le philosophe dit que enquist des natures de toutes choses plus subtillement et plus profondement ne reprouva pas tous songes ; et le roy Nabugddenosor en songeant vit choses lesquelles furent après véritables. Comme il appert Danielis in capitula. Et ainsi comme dit Macrobes sur le songe de Scipion. Maintes fois, il avient que nos parolles et nos pensées si engendrent en songeant choses telles que nous les avons dites ou pensées en veillant. Et ad ce assez s'accorde Claudien. Communément les choses que nous avons de jour pensées en veillant, nous apparent de nuit en songeant. "
"Tres souverain et très redoubté prince, ouyés doncques par maniere de recreacion et desbatement, mon songe et la vision laquelle m'est apparüe eu mon dormant tout esveillé ; maintesfois me suis tout esmerveillé comment c'est ne par quelle aventure que si griefve et si dure division soit entre les ministres de sainte Eglise et ceulx de la court seculliere ; car mise arriere toute bonne fraternité et toute charité chascun se peine et et efforce contre Dieu et contre vérité de passer les termes et les metes (du latin meta, bornes) de sa juridicion ; lesquelles Dieu par sa bonne deliberacion a ordonnées et establies. Ainsi font contre la Sainte Escripture qui dit que nul ne doit passer les metes lesquelles ont esté mises par les anciens peres. Et devroit avoir (y avoir) telle fraternité et telle charité entre les ministres de sainte Eglise et ceulx de la court seculiere qu'ils fassent comme ung corps et une ame. Quelle merveille : deux choses sont par lesquelles le monde est gouverné, par le prestre et par le roy ; et doivent estre d'ung accord ensemble. Le prestre prie Dieu pour le peuple; le roy si commande au peuple. Au prestre appartient ouyr les confessions. Au roy des péchés les punicions. Le prestre lie et absout les ames. Le roy pour péché tue bommes et femmes.. Et en ce faisant chascun d'eux accomplist la loy divine et de Dieu le commendement. Car comme il est escript Dieu a donné le ciel des cieulx, c'est à dire les choses espirituelles aux ministres de Dieu ; et a laissé la terre aux seigneurs séculiers, et appartient aux filz des hommes porter armes et sagectes (du latin SAGITTAE, flèches) et les filz de Dieu c'est assavoir les ministres de l'Eglise doivent offrir sacrifices et pour le peuple de Dieu prier devotement. Et mon tres redoubté seigneur en la présence de votre majesté cette doubte a esté aultresfois disputée par maniere d'esbattement et de collacion. C'est assavoir si la puissance espirituelle et la puissance séculière sont divisées et toutes séparées, en divers suppostz, ou si les deux puissances sont sans estre devisées ne ancuinement séparées, et en ung mesm suppost en la personne du saint père de Romme ei ainsi comme si je fusse la present et eusse ouy tres fortes raisons tant pour l'une partie que pour l'aultre, je commence a y penser, et plus fort à ymaginer queoncques mais n'avoye fait. Et en tant que de fait la nuyt ensuivant en sommeillant me avint telle avanture."
"Car il me fust avis que je veis une merveilleuse advision en ung vergier qui estoit tres delectable et tres bel plein de roses et de fleurs et de plusieurs aultres delitz (délices), car la vous veis en votre majesté royale assis ; et lors regarday que au costé de vostre majesté aviés deux roynes très nobles et très dignes, l'une a dextre et l'aultre à senestre ; et en dormant commençay fort à songer quelles roynes ce pouvoient estre : et vers la royne qui estoit à dextre tournay mes yeulx, laquelle avoit un tres honneste et religieux habit, et sur sa teste estoit escript :
C'EST LA PUISSANCE ESPIRITUELLE."
"Puis regarday celle qui estoit à senestre qui avoit de tres noble devise habit mais seculier estoit. Et sur sa teste avoit (il y avoit) escript : C'EST LA PUISSANCE SECULIERE. Et me sembloyent toutes deux de manière assez piteuse : car en gemissant et en plourant vers vous s'inclinoyent très humblement en disant :
A toy Roy de France nous fuyons et recourons comme au plus tres chrestien et tres souverain prince des chrestiens, qui aime Dieu et sainte Eglise, qui es vraye lumiere de paix et de justice. Et ce devise et signifie le nom que tu portes : car entre les Roys de France qui eurent nom Charles tu es le V, en latin
Carolus interpretatur quasi clara lux. Charles est interprété clere lumière (...) Derechief doncques tres devot Prince, nous te prions nous qui sommes deux sœurs, et filles de tres haut et souverain Roy, qui la parfonde science et la parfaicte prudence et la noble eloquence que tu as en toy, tu veuillez mettre et employer, tant pour l'honneur de nostre foy que pour la singuliere devocion que tu as à saincte Eglise et pour tout le bien commun, afiln que noz ditz officiers soyent tous à ung en paix et en tranquillité.
Les deux Roynes continuent d'exalter les vertus royales de Charles V, puis elles reprennent : "El pour tant ainsi comme un oignement souef (onguent doux, suavis) et flairant en ton nom espandu par deçà et par dela la mer toutes terres et toutes eglises des saintz si racontent tes dons et ausmones et ta gloire. Tu es Roy de grant victoire, tu es Roy paisible, car sur tous les désirs de ce monde tu aimes, tu procures, tu quiers la paix et la transquillité de ton peuple ; tout ce que tu penses, tout ce que lu fais, tout ce que tu parles est pour la paix de ton peuple, les labeurs et les angoises que tu portes jour et nuit et souffres, les conseils que tu assembles, les alliances que tu affermes, les amitiez que tu acquiers, ce que tu humilies les orgueilleux, que tu fais paour aux princes et menaces tes ennemis (...)
Et aussi il ne fait mie oblier comment le Roy Pierre d'Espaigne (Pierre le Cruel) qui estoit grand persecuteur de sainte Eglise et de ses ministres et faisoit plusieurs autres inhumanitez a esté soubdainement par ton aide et par ta puissance de sa vie et de son royaulme privé, et est le royaulme à son frère Henry translaté qui a esté un fait moult merveilleux, considéré le grand pouvoir et puissance qu'il avait en Espaigne. Et que dirons-nous de Bretaigne, lequel pais tu as conquesté vaillamment, et si tu as eu les cueurs de tous ceulx du pais, et as mis hors Messire Jehan de Montfort, pour ce qu'il donnoit contre toy aide, conseil et confort à ton ennemy Edouard d'Angleterre contre la foy et le serment qu'il avoit à toy. Tu as recouvré et conquesté comme toute Guienne et plusieurs lieux en Picardie eiten Normendie, qui n'a pas esté sans grand miracle, (...)"
"Tres souverain et tres redoublé Prince, puis doncques que Dieu ot nature te ont donné tant de grace, de puissance et de vertu veuilles oyr et exaulcer noz prières et fay paix et accord entre noz ministres et noz officiers : et certes nous avons plus grande fiance en ta discrecion en ton sens et bonne prudence que en nul aultre soit clerc ou lay (laïque) de tes conseillers : car nous sçavons assez que plusieurs sont nourris en l'Eglise ou des biens de l'Eglise ; et néanmoins ils n'aiment pas l'Eglise de laquelle ils ont eu plusieurs biens, en attendant a avoir de plus grands, desquelz voudroyent que la jurisdicion de sainte Eglise fut ouverte et estainte perdurablement (...)
L'auteur prend la parole en son nom : "on tres redoubté seigneur, plus que les deux Roynes se furent ainsi enclinées et les eustes tres douloement et très benignement escoutées du trestie (n'est ce pas tres lie, signifiant très joyeuse ?) ohiere vous les receustes et humblement toutes les deux baisastes en disant les paroles d'Alain en son anticlaudian :
Tres nobles et tres puisssntes Dames et Roynes»,en vos faces reaplandit l'imaige de la Trinité et se doit esmerveiller toute face d'umanité de la grant beaultë, du sens et de l'ordonnance et prudence qui est en vous (...) de vos pleurs et de vos larmes, j'ay douleur et grant compassion (...) Mais mon (n'est-ce pas comme? ) vicaire de Dieu en la temporalité je ne puis estre juge de vos ministres par raison, car mon jugement ne procederoit pas sans supeçon (...) Très nobles Dames queres doncques advocatz par lesquelz vous montrerés d'un cousté et d'aultre les griafz et les tors faitz qui se font et ont esté faitz par las officiers de la court séculiere contre la jurisdicion espirituelle et semblablement les griefz que les officiers de saincte Eglise ont faitz au préjudice et jurisdicion seculiere, affln que par voy amiable je puisse vos officiers si c'est chose possible a voye de verité, de paix ou de bon accord ramener car vostre juge ne puis je pas estre, car comme le prestre ne puisse pas estre juge
en la temporalité, aussi le roi de l'espiritualité.
"Adoncques la Royne qui est appelée la Puissance espirituelle print et estent un Clerc pour advocat, qui esleut un Clerc pour advocat, qui estoit homme de belle éloquence et de parfonde science. Et la Royne qui estoit appelée la Puissance seculiere esleut un advooat qui eu plusieurs et merveilleuses sciences estoit merveilleusement doué et adorné."
"Et lesditz advocatz ainsi racontent les griefs que les officiers de l'une partie a fait à l'aultre. Et le Clerc commence le premier et propose ses griefs et ses injures, et allègue plusieurs raisons naturelles et canoniques et civiles. Et le Chevalier à chascune raison par maniere de dialogue tres subtilement lui respond par semblable voie (...) Lesquelles raisons tant d'une part comme d'autre je raconteray ainsi que la petitesse de mon entendement et ma memoyre en sommeillant l'a peu concevoir et comprendre, et est mon intencion, au nom de la benoiste Trinité, de procéder en ce présent songe sans aucune chose affiner oh absenir ne pour l'une partie ne pour l'aultre, mais tant seulement comme homme esveillé de son songe, la raison qui m'est apparüe en sommeillant, à vostre majesté raconteray. Et pour ce que ce songe est de tres haute et parfonde matiere, je proteste que en tout ce que par maniere de songe, je raconterai, ie croy et tiens ce que saincte Eglise tient, croit, ordonne et establit."
L'auteur dit qu'il écrira son livre simplement ; il parle de son insuffisance et célèbre le "hault entendement" du Roi ; il termine son prologue en ces termes :
Puis doncques, tres souverain seigneur que j'ay en vous parfaicte fiance qui suis homme de tendre (faible) estude et de rude (du latin rudis, simple, non poli) entendement, veuillez moy en pitié soustenir tremblant et corriger pechant, reconforter et ayder vostre escripvain, car ce petit tractié lequel sera le Songe du Vergier appelé, povez corriger, supplier et adrecier (suppléer et redresser). Ainsi et par telle manière que en corrigeant et suppliant plus grant louenge et plus grant gloire vous soit deue et donnée que a moy qui ne suis que votre humble escripvaia, laquelle gloire en ce siecle et celle qui ja ne fauldra (faillira) vous doiat le Pere, le fils et le Saint-Esperit. Amen.
Le Songe du Vergier
Livre premier
Commence le Dialogue ; je passe les deux premiers chapitres du premier livre, et j'en laisserai beaucoup d'autres à l'écart, ainsi que je l'ai fait pressentir plus haut.
Chap. 3. Le Clerc dit que les Chevaliers sont dégénérés, qu'ils pillent l'Église et les pauvres gens, au lieu qu'autrefois ils "se appeloyent fils de saincte Eglise et portoyent l'espée pour la foy et saincte Eglise deffendre et exaulcer, et pour les povres, les vefves, les pupilles et tout le pays garder et defiendre de toute oppression (...) Les Chevaliers de nostre temps font en leurs salles peindre batailles à pié et à cheval, afin que par manière de vision ils preignent aucune delectacion en batailles ymaginatives, lesquelles ils n'oseroyent veoir ne regarder en un ost ne de fait si trouver en propre personne(2). Aujourd'huy quant nos Chevaliers retournent de la bataille par la grace de Dieu, ils retournent sans avoir aulcune playe ne blessure, et leurs armes saines et entieres, et adoncques apres leur retour ils entrent en une aultre bataille en laquelle ils se monstrent et se portent plus vaillamment qu'ils ne faisoyent en l'aultre, car vous les verrez la boire d'autant et verrez briser a pots tombez, haut parler et mal dire des ministres de Dieu et de nostre mère saincte Eglise (...)"
Chap. 4. Le Chevalier répond au Clerc en accusant les clercs d'orgueil et d'avidité ; il fait un tableau curieux de la vie molle et somptueuse des gens d'église.
Chap. 25. En réponse au Chevalier qui a fait valoir la protection que le roi accorde à l'Église, le Clerc dit : « Las chetif quelle deffense veez cy un grant salut et tres bel vous me tollez la char et la pel (vous m'enlevez la chair et la peau) et voulez ce salut appeler deffense."
Chap. 26. Le Chevalier insiste sur l'obligation où sont les gens d'église d'aider le roi, qui les défend, à supporter les charges de l'État. "Aultrement si vous dites que les Roys et les princes a leurs coustz et despens sont tenuz de vous deffendre contre vos ennemys de toutes oppressions, et leurs corps à mort disposer affin que vous soyez garantiz et saulvés et vous sous l'ombre vous reposerez paisiblement et délicieusement mangerés ces gras morceaulx, et si n'oublirez pas a verser a ses hanaps (coupes) riches et beaulx de ces bons vins délicieux qui ne sont pas de Vitry ni de Bayneux, mais seront d'aultre contrée verelaiz et vineux, et gardans que le vin passe la verdure, tant que l'hyver dure emplirez vostre sain, soit de Beaulne ou de Saint-Porsain(3). Et pour ce que vous estes gens d'église vous bevrez religieusement piteusement et nettement. Piteusement tant que la terme vienne a l'œil. Nettement, car vous n'y laisserez riens. Religieusement, a deux mains. Et la vous chanterés ballades, moteiz, virelaiz, rondeaulx, et aurez menesliers qui joueront de divers instrumens, et puis entrerez en vos chambres souefment (doucement) et mollement sans soucy et sans noyse. "Cette tirade rabelaisienne est suivie de citations prises dans l'Écriture sainte et dans le Code de Justinien. Le Chevalier conclut en disant que" les Clercz ne doivent pas murmurer contre le Roy ni le reprendre, se en cas de nécessité il prent de leurs biens pour le peuple garder et deffendre. (...)"
Chap. 27. "Saincte Marie", s'écrie le Clerc, "vous me dittes merveilles se vous povés, les biens qui ont esté une fois donnés à l'Eglise a vous revocquer et appliquer (...)"
Chap. 28 et suiv. Le Chevalier répond que ce qui a été donné à l'Église doit être employé "en saintz usaiges "et il ne connaît rien de plus saint que le salut du peuple. La discussion continue sur cette question jusques et y compris le chap. 34.
Chap. 35. "Le Clerc monstre que au moins le Roy ne peut les privileges de l'empereur revocquer et prouve comment l'empereur est seigneur de tout le monde(4)."
Chap. 36. Le Chevalier prouve par l'Ancien et le Nouveau Testament, par le Digeste et le Code et mieux encore par des motifs puisés dans le sens commun, que le roi de France n'est nullement dépendant de l'empereur d'Allemagne. Son argumentation est solidement établie. Les bonnes raisons qu'il allègue pouvaient le dispenser d'invoquer à l'appui de sa thèse "le roi des mouches à miel" et "le roi des grues. "
Chap. 37 et suiv. Arguments d'école pour prouver que le pape doit ou ne doit pas avoir la suprématie temporelle(5).
Chap, 70. Après beaucoup d'inutilités de part et d'autre, le Chevalier présente un argument qui est assez concluant : «"Dieu vous doint bon jour", dit-il au Clerc, "dites moy qui ont fait les décrets que vous alléguez : certes les evesques de Romme. Comment n'avez vous honte de les amener et de les alléguer pour ceulx qui les ont fais ?"
Chap. 71 et suiv. Nombreux arguments invoqués par le Clerc en faveur du pouvoir temporel du pape, fondés sur le sacre des rois. Dans le chap. 76 " le chevalier monstre que l'onction du Roy est de voulenté nompas de nécessité (...) Il semble que le Roy ne prengne aucune grâce du Saint Esperit parce qu'il est oint, consacré et couronné. Et povons ainsi arguer : par les sacrements seulement qui sont establis et instituez de l'ordonnance de Dieu, aucun si reçoit la grace du don du Saint Esperit et nompas par les sacremens qui sont establis pour l'ordonnance humaine. Or il est certain que l'onction, la consecration et le couronnement des roys ne sont pas introduitz de l'ordonnance de Dieu, mais sont establis par l'ordonnance humaine ; car elles ne sont pas ordonnées en vieil testament, car s'ilz estoient, l'Eglise judayseroit en les gardants. Et aussi ne sont elles pas ordonnées au nouvel Testament, doncques par elles les roys n'ont aucune grace du Saint(6) Esperit ." La discussion qui semblait close est continuée dans les chapitres suivants.
Chap. 88. Ce chapitre se termine par un éloge du roi où l'on retrouve les formes déjà employées dans le prologue : "De rechief le nom du Roy de France, sur tous roys et empereurs est exaulsé, et toute terre par deçà et par de la la mer si s'esmerveille de la noblesse, de la magnifiance et de la grandeur du Roy de France. Concluons donc que jaçoit ce qu'il soit empereur en son royaulme, et qu'il se puisse empereur appeller toutesfois il ne se peut plus dignement appeller que Roy de France."
Chap. 89 et suiv. Longue discussion sur la prééminence des deux pouvoirs. Le Chevalier donne d'assez bonnes raisons pour la distinction à établir entre eux. Le Clerc invoque un argument curieux en disant au chapitre 99 : « Il est escript en Genesis que Dieu a fait au firmament du ciel deux grands luminaires, c'est assavoir le soleil par lequel est figurée la puissance du pape, et la lune par laquelle est figurée la puissance royalle. Or c'est vray.que la lune n'a point de lumière de soy au firmament du ciel, fors tant seulement la lumière qu'elle prent de la puissance et vertu du soleil ; doncques la puissance royalle n'a nulle jurisdiction fors celle seulement qu'elle prent du Saint Père. Et est escript ceste raison extra de majoritata et obedientia ex solite."
Chap. 100. Le Chevalier répond : "Je dy doncques que cette auctorité des deux luminaires qui est mise en la decretale solite n'est pas exposée en touchant le sens littéral, mais seulement le sens misticque et allegoricque, et pourtant l'en ne doit traire aulcun argument (...)"
Après avoir reconnu que la dignité du pape est plus noble que la dignité royale, le Chevalier invoque un argument de fait en faveur de la division des pouvoirs : "Et quant est du second ou la seconde exposicion veut tendre, c'est assavoir que la dignité royalle est dérivée et descendue de l'autorité du Saint Pere, certes ce n'est pas vérité, car ce qui est premierement fait et creé ne peut pas estre descendu ou derivé de ce qui est secondement fait et creé. Or est bien vray que la puissance du Roy fut premièrement trouvée que la puissance du Saint Pere, comme il est tout cler par les histoires qui font mencion des roys et des saints peres de Romme."
Chap. 121 et 122. "Le Clerc dit que le pape n'est subject à aucune loy (séculière) et pour ce il conclud qu'il est seigneur en la temporalité", à quoi a le Chevalier respond que le pape est tenu et obligé a garder et tenir les loys naturelles ; jaçoit ce qu'il ne soit pas tenu simplement a garder les loys positives."
Chap, 126. C'est le Chevalier qui parle : "(...) Le pape peut être jugé par homme humain quant son crime est notoire et tel que toute l'Eglise est esclandrée pour luy, et s'il ne se veult corriger (...)"
Chap. 127 et 128. « Le Clerc dit que le pape peut depposer tous les roys et princes seculiers (...)" Le Chevalier répond amplement au Clerc. Les deux antagonistes s'appuient sur la Bible, le Digeste, les Décrétales, Aristote. La meilleure des raisons invoquées par le Chevalier est celle que tout le monde
connaît : Reddite que tunt Cesarii Cesari, et que sunt Dei Deo.
Chap. 131 et 132. "Certes, sire Chevalier" dit le Clerc, "bien est vray que ung roy doit principalement justice garder et exercer ; mais considerons si les roys et aultres seigneurs terriens de nostre temps sont telz et s'ils doivent estre reputez vrays seigneurs naturels. Certes je dy que non car ils sont vrays tyrans (...)"
"Le Chevalier respond que ce n'est pas sa pensée du fait de tyrannie tons seigneurs seculiers excuser quant à présent, mais le roy de France seulement, et touche aucuns faits du roy de France qui sont contraires a faits de tyrannie, et entre les autres comment il ayme science en laquelle il fait introduire et enseigner son aisné filz, affin qu'il ne gouverne pas son peuple par tyrannie."
Chap. 133. « Sire Chevalier, je me veuil en auculnes choses avecque vous accorder, c'est assavoir que les roys et leurs enfants doivent estre lettrez et amer les escriptures. Mais (...) Desquelles choses nous povons conclure que ce n'est pas chose expedient ne profitable que les enfants des roys soient informez en plusieurs livres, ne que les roys ayent plusieurs volumes de livres(7)."
Chap. 134. Le Chevalier répond : "(...) Il appert donc clerement que ce n'est pas chose detestable ; mais est profitable mesmement à ung roy avoir plusieurs livres vieulx et nouveaulx (...) et est beau tresor a ung roy avoir plusieurs livres et grant multitude. Et si vous ottroye que nul, soit roy ou aultre, ne doit tous ses livres estudier esgalement, mais doit avoir les nngz plus especiaulx que les aultres : car qui veult tous savoir n'en seait nul ; et ainsi doivent estre les autoritez qui ont esté par vous alléguées entendues. "
Chap, 135 et 136. Dans ces chapitres est discutée la question des impositions.
Chap, 137 et 138. Dans le chapitre 138 le Chevalier répond à ce qu'a dit le Clerc dans le chapitre précédent au sujet des flatteurs, puis il expose en soixante énonciations les vertus, les vices, les qualités les passions, les caprices, les erreurs de l'humanité. Oa peut appliquer à ce chapitre les vers du satirique romain : Quidquid agunt homines, votum, timor» ira, voluptas, gaudie, discursus, nostri est farrago libelli. (Juvén., sat.I.)
Chap. 141 et 142. Le Clerc veut que si les femmes ne peuvent succéder au trône, leurs enfants mâles plus proches en degré y soient appelés. Il va jusqu'à dire que la couronne de France appartenait aux rois d'Angleterre et de Navarre.
Le Chevalier n'a pas de peine à combattre cette proposition. Les droits des mâles aux royaumes et aux fiefs y sont prolixement établis.
Chap. 143-144 et suiv. "Le Clerc monstre que le roy de France sans cause et par tirannie détient la duché de bretaigne en sa main, et prouve que au duc (Jean de Montfort) doit estre restituée ; secondement il prouve par plusieurs raisons qu'il soit vray duc et seigneur naturel de bretaigne ; tiercement que posé que a luy ne doye estre restituée ne qu'il ne soyt duc de bretaigne, au moins Madame de Pontieure est duchesse et doit estre restituée."
"Le Chevalier respond que le dit messire Jehan de Montfort a esté mis hors de la duché de Bretaigne à juste cause et raisonnable et confesse assez que le dit messire Jehan avant qu'il commist félonie et trahison contre le roy de France son souverain et naturel seigneurr estoit vray et naturel duc de Bretaigne et respond aux raisons faictes pour Madame de Pontieure."
Chap. 148. Le Chevalier soutient que nul ne peut usurper les armes d'autrui. "Et aussi veulent aulcuns dire que les bastars ne peuvent pas porter les armes de la lignée Lege pro numerato ff, De verborum significationibus ; Jaçoit ce que en aulcun pays les bastars portent les armes du lignaige duquel ils descendent ; avec aulcnne difference, laquelle coustume est assez raisonnable (...) mais l'on pourroit dire que laditte coustume ne seroit pas raisonnable en un hostel royal, comme seroit en l'hostel de France, car nul bastard ne devroit porter les armes de France ne a difference ne aultrement, ne si ne se devroit pas nommer de celui hostel car ainsi comme dit une loy, c'est une chose si detestable a qui est tresnoble soit homme soit femme de estre incontenant (incontinent) et luxureux et de procurer enfans hors mariage, que n'est à ung aultre homme de simple estat. Lege si qua illustris. Codice adoriamur (...)"
Chap. 149 à 154. "Le Clerc prouve par plusieurs raisons que ung homme pour cause de nature ne doit pas estre dit plus noble que ung aultre."
Le Chevalier répond que la noblesse en général a pour cause la vertu ; puis il s'égare dans divers raisonnements où il est difficile de le suivre. Le Clerc (chap. 153) dit que "celui qui est anobly de nouvel, si est de son propre fait ; et celui qui est noble par lignaige l'est du fait de ses parens ; doncques celui qui est de nouvel anobly doit estre plus honnouré. Et ad ce propos, disoit Socrates (...) si tu loues aultruy pour ce qu'il est de grand lignaige tu ne le loues pas mais ses parents, se pour ce qu'il est riche, tu loue les richesses : se pour ce qu'il est beau attendez un petit, il ne le sera plus : se tu le loue pour ce qu'il est vertueulx, certes adoncques tu le loue proprement et ainsi il s'ensuyt que celui qui est anobly par ses vertus propres doit être plus honnouré." Le Chevalier (chap. 154) répond "qui est noble de lignée doit être plus honnouré."A l'appui de sa thèse il fait une distinction très alambiquée entre la noblesse humaine et la noblesse qu'il appelle théologique. "Et quant à Dieu, dit-il, les plus vertueulx doivent estre toujours plus honnourez." Puis, par une transition passablement tourmentée, le Chevalier parle de l'origine et de la nature des guerres, enfin il arrive après bien des détours, et avec l'aide de "Monseigneur saint Pol et de Monseigneur saint Augustin" à dire que "la guerre vient de Dieu, puisque toute guerre juste tent principalement pour avoir la paix et la tranquillité du peuple." Le Chevalier se trouve conduit par une série de raisonnements à une solution chrétienne et philosophique, à savoir : "que le Saint Pere de Romme ne peut pas donner aux crestiens licence de faire guerre contre les Sarrasins et par conséquent il ne peut donner indulgences et pardons à ceulx qui vont oultre mer pour guerroyer les mescreans, ne a ceulx aussi qui vont contre les rebelles de l'Eglise et (...) semblablement que nul ne peut faire guerre aux Sarrasins tant comme ilz veulent vivre en paix, comme dit la loy Christianus codice De Paganis, comme le pape Innocent le quart le note Cap. quod super his extra de voto, car nul mescreant ne doit eslre contraint par guerre ne aultrement pour venir à la foy catholicque, XXIll. Questione prima cap. ad fidem : et semble que contre les mescreans qui nous guerroyent seulement nous deussions faire guerre et non contre les aultres qui veulent estre en paix (...) Et ad ce propos fait ce que dit l'apostre ad Romanos, vobis jam bella ultra non sunt carnalia peragenda, vous ne devez plus faire batailles charnelles : et Malachie VIII ab ortu, inquit, solis usque ad occasum magnum est nomen meum quare, etc. Mon nom si est grant en Orient et en Occident et toutes gens si sanctifient mon nom et en font oblations. - De rechief il n'appartient en riens au Saint Pere de soy entremettre de ceux qui sont hors de l'Eglise. Secunda questione prima. Capitulo multi. Mesmement que les payens peuvent avoir juridiction et possessions : et super bonos et malos facit Deus oriri solem suum. Dieu a fait luyre son soleil sur les bons et sur les maulvais, Matth. quinto et sexto capitulo. Et par conséquent ainsi que Dieu les laisse vivre en paix, si doyvent faire les crestiens, mesmement le pape de Romme ne doit donner pardon ne indulgences a ceulx qui leur veulent faire guerre ne aussi a ceulx qui guerroyent les rebelles de nostre mere saincte
Eglise, car les armes des clercs doivent estre oraisons et larmes (...)"
Chap. 166, 166, 167. "Le Clerc prouve par plusieurs raisons que le pape et les crestiens peuvent justement faire guerre contre les Sarrasins et contre ceulx qui impugnent sainte Eglise et qui detiennent et occupent son patrimoine, et si croit que les divisions lesquelles sont en Italie si y sont advenues pour ce que le pape ne tient pas son siege a Romme, et met plusieurs raisons par lesquelles le pape devroit mieulx demeurer a Romme que en nulle autre part" Le Clerc invoque six raisons pour établir que le pape devait retourner à Rome. - Le Chevalier, en réponse au Clerc, dit que le pays de France est plus saint, plus sûr et meilleur que Rome : plus saint, parce qu'il y a beaucoup de reliques ; plus sûr, puisque les papes y ont trouvé asile ; meilleur, parce que "pour certain en la ville de Paris et au pays de France est fontaine de toutes sciences delaquelle science yssent plusieurs ruisseaulx." (Les ruisseaulx sont : grammaire, logicque, rhétorique, poetrie, philosophie naturelle et moralle ; et de ce ruisseau de philosophie yssent plusieurs aultres ruisseaulx : aritmetique, musicque, géométrie, perspective, astrologie [science des astres], metaphysicque, ethicques, yconomicques, politicque, droit civil et droit canon, médecine. Et que dirons-nous plus ? De ceste fontaine descend le ruisseau de la saincte théologie.) Et puis une autre raison qui doit déterminer le pape a "eslire demeure en France" c'est que, "comme dient les mesureurs de mappemonde, Marceille est le millieu du monde." Le Chevalier termine son argumentation en reprochant au pape d'avoir pris à son aide "les gens de compaignie (des grandes compagnies), robeurs, larrons ou meurtriers." Le Clerc justifie le pape d'avoir employé ces bandes.
Chap. 158, 159, 160. Longue discussion entre le Chevalier et le Clerc sur la douceur et la rigueur des châtiments. Les deux antagonistes paraissent enfin s'entendre, car le Chevalier, après avoir soutenu que la justice doit être sévère, dit qu'on peut "acomparaiger aux bestes saulvaiges les princes et les seigneurs terriens qui sont aspres et tirans en exerçant justice contre leurs subjectz et ne considerent pas la qualité du delit ne de la coulpe (du latin culpa), mais leur seule voulentë et la delectation que ils prennent es peines et es tormens tres excessifs de leurs subjectz."
Chap. 161, 162. Le Clerc et le Chevalier sont d'accord pour blâmer le duel judiciaire.
Chap, 163, 164. Le Clerc repousse la loi civile qui approuve l'usure pratiquée par les Juifs. Il veut qu'on les chasse du royaume et qu'on les dépouille de leurs biens. Les arguments qu'il emploie contre l'usure (le prêt à intérêt) sont ceux-là mêmes qui ont fait dire que les canonistes qui ont proscrit ce prêt avaient fait preuve de zèle pour les affaires de l'autre monde, mais de fort peu de connaissance des affaires de celui-ci.
Les exemples invoqués par le Clerc valent mieux que ses arguments : "Et de faict je cognais tel, lequel a emprunté d'un juif XIIII francz, desquelz tant pour le sort (le capital) que pour les usures il a payé XIIII cens francs et encore n'en est-il pas quitte. Et qui vouldrait diligemment enquerir, on trouverait au royaulme de France cinquante mil personnes desheritez et mis a povreté par ces faulx Juifz... etc."
Le Chevalier convient que l'usure(8) est défendue aux Juifs comme à tous autres ; mais il invoque en leur faveur une loi du Code qui défend d'inquiéter ceux qui vivent en repos dans l'empire.
Les chapitres 165 à 182 roulent sur la "divinacion" et autres superstitions.
Le Clerc se montre imbu de tous les préjugés du temps. Je n'ose dire que le Chevalier en soit affranchi ; cependant ses réflexions sur les songes (chap. 172) sont très raisonnables. Il explique, aussi bien qu'on pouvait le faire à cette époque, comment les "possedez de l'ennemi" (du diable) peuvent recevoir quelque soulagement de la musique et de l'emploi des herbes. Il admet les reliques, mais en blâmant les charmes (chap. 178). Les rencontres, les signes des oiseaux, les songes et autres superstitions ne méritent aucune croyance (chap. 182).
Dans les chapitres 183, 184, 185, et dans le commencement du 186, il est question de l'astrologie. C'est une continuation des sujets traités dans les précédents chapitres. Pour le Chevalier, l'astrologie n'est, suivant l'étymologie du mot, que la science des astres, tandis que le Clerc en parle surtout au point de vue de l'art chimérique qui enseigne a prédire les événements par la situation des planètes et par leurs différents aspects. "Savoir doncques, dit le Chevalier, chap. 186, le mouvement du ciel et l'assiette et l'ordonnance des corps célestes est chose très belle et tres délectable et tres proufitable aussi en ung roy et aultres princes terriens et généralement en certaine creature humaine. Car selon l'oppinion et la sentence du philosophe, se c'est chose tres délectable savoir la distinction et l'ordonnance d'un noble palaiz et d'une noble montaigne : par plus forte raison c'est plus delectable chose et plus desirée savoir cognoistre l'ordonnance du ciel et tout le firmament lequel passe en tres grande beaulté toutes les choses visibles.
Mais certes les jugements des estoilles et d'astrologie, quant est de cognoistre les choses advenir, sont tres perilleuses et tres dangereuses (...), et pour ce est-il que en plusieurs lieux de la saincte escripture telles divinacions d'astrologie si sont deffendues. Plus loin : "Et tout pour vray se je l'osoye dire un bon, astrologien ancien ou un bon laboureur de teire et ancien si sauroit mieulx juger quel temps il fera demain que en feroyent plusieurs qui se dient astrologiens. Mais pourtant je ne dy pas que ung bon astrologien qui est expert en la science n'en saiche mieux et plus parfaictement juger : mais de mille a grant peine y en trouvera l'en ung bon. Et tiennent les astrologiens que toutes choses si viennent de nécessité, laquelle chose si est tres damnable et reprouvée selon nostre foy. Desquelles choses doncques je puis conclure que les rois crestiens et tous aultres princes crestiens en especial ne doivent pas adjouster foy a telles divinacions de astrologie."
Fin du chapitre 186 et dernier du premier livre. Ce chapitre se termine ainsi : ("...) Ung prince si ne doit pas mettre son entente de faire ymaiges, et si ne doit pas estre astrologien, et si ne doit pas estudier en aulcune science mechanique, c'est a dire eu aulcun mestier manuel, et si ne doit pas ung roy estre rhetoricien ne logicien. Et dit (...) Virgile en adreçant ces parolles au roy des Rommains : Soyes souvenant et soyes remembrant que tu faces ton peuple estre gouverné par gens saiges, prudens et discretz qui soient leltrez, par le moyen desquels et par leur bon conseil le peuple puisse vivre en tranquillité et en paix (...) Doncques le principal propos et estude d'un roy doit estre de bien regir et gouverner son peuple par le conseil des saiges par lesquelz je entens principalement les juristes, c'est assavoir qui sont expertz en droit canon et en droit civil, et es coustumes et constitucions et droitz royaulx. Par le conseil de telz doit estre le peuple instruit et gouverné et nompas par les arciens (M. Laboulaye traduit magistri artium, les philosophes), jaçoit ce qu'ilz ayent les principes du gouvernement du peuple, c'est assavoir de ethicques et yconomicques et de polithicques ; mais ilz ont ces princlpes et ceste science en général tant seulement, et si n'en ont pas la pratique ne aussy ne le sçauroient ils mettre a effet, et pouvons mettre un exemple : un philosophe naturel scait bien les principes de medecine et dire les causes genéralement et universalement, mais pourtant il ne sauroit pas guerir ung malade car il n'en a pas la praticque. Et si ne croy pas que le roy de France voulsit mettre le gouvernement de sa personne quant à le tenir sain et en bon point au meilleur philosophe naturel qui soit en ce monde vivant."
"Semblablement un philosophe moral si cognoist et scait bien les principes en général et en confus de toutes lois et de toutes constitucions, mais pourtant il ne sauroit deffendre ne juger des cas particuliers, car ce appartient seulement a un juriste ou bon coustumier qui a l'expérience et la praticque des cas particuliers. Et ainsi que medecine si est la pratique de philosophie naturelle, aussi la science de droit est la praticque de philosophie morale, quant a toutes ces aultres trois parties, c'est assavoir ethicques, yconomicques et politique. Je dy doncques ainsi que le roy si ne commet pas volentiers le gouvernement de sa personne au plus saige philosophe naturel qui soit au monde vivant, aussi ne devrait-il pas commettre la charge ne la cure du gouvernement de son peuple a un philosophe moral, posé encores qu'il sceut tous les livres d'éthiques de yconomiques et de politicques. Jaçoit ce que aulcuns arciens s'y présument tant de soy car il leur est bien advis que l'en leur fait grant extorsion quant le monde si n'est gouverné par eux et par leur conseil et appellent les juristes ydiotz. Politicques a tout honneur des artifices : Experientia est verum magistra, experience est mere de toutes choses : chascun voit et cognoyt par experience lesquelz sont plus idiotz les juristes ou les artistes, quant a bien et deument conseiller le gouvernement du peuple et quant a bien juger, ex fructibus eorum cognoscetis eos, l'en peut congnoistre ung chascun par ses fruitz et par ses œuvres. Je vouldroye doncques que chascun se tint en ses termes. Les termes et les mettes (bornes) des philosophes est de bailler les principes du gouvernement du peuple sans en avoir la practique ne l'exercice ; mais les juristes si en ont la praticque et l'exercice, comme il a été dit et touché."
"Cy fine le premier livre du Songe du Vergier."
Le Songe du Vergier
Livre second
Chap. 1 à 166. Dans le chapitre Ier le Chevalier demande comment le pape peut prétendre au pouvoir temporel, quand Jésus-Christ lui-même s'en est exclu. Filius hominis non venit ministrari sed ministrare. Le Clerc répond par des divagations. En définitive, les deux parties reproduisent les arguments émis dans le premier livre. L'Ancien Testament, l'Évangile, les Décrétales, monseigneur saint Augustin, monseigneur saint Bernard ouvrent leur arsenal aux combattants. L'argumentation du Clerc paraît résumée dans les chapitres suivants ; (chap. 66) "Je dy que Jesus christ n'eut point de royaulme temporel quant a l'administracion et l'exercice, mais il eut bien royaulme quant a l'autorité et souveraineté primeraine, comme il a esté dit et touché aultrefois (aultrefois, en d'autres endroits de l'ouvrage)." (Chap. 80) : Je vous ottroye et confesse que le pape ne doit pas prendre l'administracion ne le gouvernement de la temporalité car seroit soy entremettre des choses séculières, laquelle chose ne luy appartient pas comme il appert par les auctoritez lesquelles vous avez alleguees, mais il a bien la seigneurie en la temporalité quant a la souveraineté et quant a la puissance de commander aux seigneurs séculiers. »
Chap. 167 à 184. Il est traité plus spécialement dans ces chapitres de l'exercice du pouvoir ecclésiastique et séculier, c'est-à-dire des droits que leur donne leur juridiction respective. Le Clerc veut que les clercs puissent être jugés par la juridiction ecclésiastique "mesmement pour cause du serment que partie n'a pas gardé." Le Chevalier se plaint des empiétements de la juridiction ecclésiastique par le moyen des conciles provinciaux, des statuts synodaux, des officiaux, etc. ; "et cependant, ajoute le Chevalier, sembleroit que nul officiai ne peust prendre ung lay (laïque) et par conséquent le détenir prisonnier, et qu'il ait seulement povoir de les excommunier."
Chap.185 à 252. La discussion continue, notamment à l'égard du droit d'excommunier que s'arrogent les évéques. "Nous veons que se ung homme lay fait arrester son debteur en ville de roy par la justice du lieu, se celluy qui est tellement arresté, appelle un prélat du lieu, son officiai si veult avoir la cognoissance de tel arrest (...), et se les gens du Roy contraignent les officiaulx a désister ils les excommunient, laquelle chose est grandement contre la jurisdiction séculière." (Chap. 195) Le Chevalier se plaint dans les chapitres suivants, de la prétention qu'ont les officiaux de connaître des inventaires, des testaments, des actions hypothécaires, des affaires qui intéressent les malades retenus dans les maladreries, les veuves, les pupilles. Le Chevalier se plaint encore de ce que les prélats font grâce aux criminels "par pris ou par prieres." L'énumération de tous les griefs du Chevalier me conduirait bien loin. Le Clerc se défend faiblement ; il invoque l'usage et fait quelques concessions à son adversaire. Le sujet du débat entre les parties est longuement plaidé dans les chapitres 251 et 252.
Chap. 253, 254, 255, 256. Dans ces chapitres il s'agit de savoir si la légitimation des enfants naturels appartient au pape ou au roi. Le Chevalier repousse faiblement le droit de légitimation prétendu par le pape. Il passe assez brusquement à la question des enfants nés hors mariage ; et, après avoir parlé des enfants adultérins et incestueux, il conclut ainsi : "Nous avons une aultre conjonction, laquelle n'est de droit civil approuvée ne reprouvée» comme sont ceulx qui sont nez de concubinage sans incest et sans adultere ; et tels enfans sont appelez naturels et devroyent selon droit naturel primerain succeder ; car de celluy droit telle conjonction n'estoit mye d'avance." Le Clerc répond que "selon raison et bonne police c'est chose plus expediente et plus convenable que ung homme soit conjoinct a une seule femme et par loyal mariage ; mais droit canon approuve "la loy de mariage et reprouve concubinage : jaçoit ce que droit civil l'approuve."
Chap. 257 et 258. Voici donc la discussion engagée sur la question d'une ou de plusieurs femmes. "Sire Clerc, dit le Chevalier, pour cause desbatement et non aultrement je vous veuil demonstrer que c'est mieux et chose plus proufitable a la chose publicque que ung homme ait plusieurs femmes que une seule par mariage, et il semble que le droit civil ait meilleure consideracion, lequel approuve concubinage que n'a en droit canon lequel le reprouve." Le Chevalier appuie cette plaisante proposition d'arguments qui annoncent l'intention de s'amuser : 1° avantage de l'accroissement de la population, puisqu'un homme peut "engroisser" plusieurs femmes ; 2° si un homme n'a qu'une seule femme, elle peut être « brehaigne » (stérile) ; 3° quand la femme est grosse, "les œuvres de nature sont oyseux en elle ; 4° "l'homme vit mieulx, et c'est la fin du monde que bien vivre, et pourra avoir de plusieurs plus d'enfans que de une seule, laquelle chose fait l'homme vivre et estre en joye (...) ; doncques c'est mieulx d'en avoir plusieurs que une seule; laquelle chose, sire Clerc, je vous ay prouvée par maniere d'esbatement et non aultrement, car je scay que selon nostre foy nous devons tenir le contraire." Le Clerc répond à cette proposition par des raisons puisées dans la religion, dans la raison et dans la politique. Aristote, Platon et le Digeste sont les principales autorités des deux champions.
Chap. 259 à 281. Le Chevalier paraît n'avoir engagé le débat sur la question de plusieurs femmes que pour avoir l'occasion de traiter plus à son aise une question qui s'y rattache, quoique d'un peu loin, le célibat religieux. "Vous avez dit et touché plusieurs biens de mariage et semble par vos dits que mariage vaille mieulx et soit plus expédient que virginité."(Chap. 259) Le Clerc répond que "se il y avoit grant faute de peuple (...), virginité serait grant vice (...), car adoncques virginité tendroit a la destruction d'espece d'hommes. Ainsi il pourroit estre si grant multitude de peuple que la terre ne souffiroit pas pour leur administrer vivres. Puis doncques que aujourdhuy humain lignaige est assez multiplié (...), virginité est approuvée, concluons doncques que les droits canons qui appartiennent a virginité si sont fondés sur raison naturelle : car comme dit le decret virginité si remplit paradis et mariage si remplit la terre." (Chap. 260) "Mais comment, replique le Chevalier (chap. 261), pourrez vous dire que la loy canonicque soit fondée sur raison naturelle, laquelle approuve plusieurs abstinences, comme est de jeûner, aller en lange (chemise de laine), et de vestir la hayre, comme doivent faire les religieux, moynes, mendians, les chartreux et plusieurs aultres, et sembleroit que ce seroit plus vice que vertu."
Le Chevalier argumente sur cette proposition.
Le Clerc justifie l'abstinence (chap. 262) par les considérations que tout le monde connaît ; et de plus il s'appuie sur les Éthiques d'Aristote qu'on est assez surpris de voir jouer un rôle dans ce débat.
Le Chevalier reprend (chap. 263) : "De aultres religieux je me passe (passe pour les autres religieux) et croy que leur vie si soit tres saincte et très bonne : mais des religieux mendians lesquels si sont approuvez selon vos decretales et par nostre saint pere le pape de Romme, je fais grant doubte et entre les aultres choses je ne me puis taire de ce qu'ils ne veulent nuls labours (travaux, du latin labores), de leurs mains faire et ne considerent pas ce que monseigneur saint Pol dit : Scitis quod ad ea que michi opus erant et his qui mecum ministrabant manus iste, etc. (...) Celuy doncques qui avoit puissance ordinaire non pas seulement de demander mais aussi de exigier ses vivres necessaires ne le vouioit pas faire : comment le feront ceux qui n'ont nulle puissance ordinaire et qui sont fors et puissans de labourer (travailler, du latin laborare) et de gaigner leur vie ? Mais quoy : ils sont gros et gras (...) Et pleust a Dieu que de saincte Église et de pure devocion ces freres mendians voulsissent entendre et considerer ung libelle (petit livre, du latin libellus) de monseigneur saint Augustin lequel est appelé de opere monachorum, la ou monseigneur saint Augustin parle tres durement contre tels mendians (...) De rechief se la vie des mendians estoit plus approuvée que n'est la vie de ceulx qui labourent (travaillent), certes chascun devroit vouloir estre jacobin, carmeliste, augustin ou frere mineur (...)"
Le Chevalier développe son idée et il termine sa diatribe en ces termes : "Et Dieu scait se les freres mendians sont chargeans au peuple, quia juxta verbum psalmiste si non fuerint saturati murmurabunt : se ils ne sont bien saoulz et se on ne leur donne ce qu'ils demandent ils murmurent : et a peine peuvent ils estre assoufis(9)" Le Clerc (chap. 264) se prévaut en réponse de l'extravagante Ita quorumdam. La discussion continue sur le même sujet jusques et y compris le chapitre 281.
Ce chapitre 281 est très remarquable. Le Chevalier établit d'abord une grande différence entre l" ordre (des mendians) qui est ordonné et establi par homme humain (...) et un ordre ordonné et establi de Dieu comme les evesques et les curez."
Le Chevalier ajoute que lesdits freres pour cause de leurs previleges et de leurs exempcions sont ainsi multipliez par leur grant fraulde et mauvaistié ; car ils procurent que les enfans et les innocens entrent en leur ordre en les soubstrayant a leurs parens par fraulde et par barat (ruse, perfidie ; en bas latin baratum). Et souventesfois on les emble (on les enlève, on les vole) contre la saincte Escripture (...) Pourquoy doncques ne sont ils pas pugnys par les prelats de saincte Eglise ? ou s'ils ne les osent pugnyr pour cause de leurs previleges, au moins les roys et les seigneurs seculiers y devroyent mettre remede car c'est en leur grant prejudice que leurs subjects leur soient ainsi tollis et emblés et au prejudice du peuple a qui si tres grant multitude de mendians sont si tres chargeans et au prejudice aussy de la chose publicque, car ils deussent labourer (travailler) et nompas truander. Mais ils dient que ce leur est très grant merite que de mendier et a leur tres grant perfection : et qui les vouldroient escondire (éconduire) sans riens leur donner, il pourroit dire comme fist ung maistre en theologie a ung mendian qui lui demandoit : absit, frater, ut tuam perfectionem imminuam ; frere, Dieu ne veuille que je admenuise (diminue) ta perfection. Ainsi comme s'il voulsit dire, tu maintiens que ta perfection est plus grant de mendier, par conséquent plus mendieras et auras de souffrceé et de povreté et plus seras parfait. Doncques je ne te donneray rien, affin que tu soyes plus parfait que tu ne es de present."
Enfin le Chevalier reproche aux moines mendiants de "s'entrehayr comme chats et souris et comme deux truans à ung huys."
Continuation du chap. 281, et chap. 282 et dernier. "Ce discord lequel est entre eulx (entre les moines mendiants des divers ordres), si engendre plusieurs fois grant esclandre es meurs des simples gens. Et se un jacopin dit je prens noir, certes le cordelier dira je prens blanc."
Puis le Chevalier dit qu'il va soumettre au roi une grande question, "c'est assavoir De conceptione beate Marie Virginis, de la concepcion de la benoiste glorieuse Vierge Marie (...) Et pour ce que une loy dit que en arguant et en disputant l'en peut plus a plein savoir la vérité de chascune question, mon entente est pour collacion (conférence, instruction) et non aultrement de soustenir l'oppinion des jacopins, jaçoit ce que je croye certainement l'aultre partie estre plus vraye. Et vous sire Clerc, s'il vous plaist serez cordelier et tiendrés l'aultre partie et respondrés a mes raisons."
La lutte s'engage donc entre le Chevalier et le Clerc. Le premier se fait, contrairement à sa conviction personnelle, l'avocat des jacobins qui repoussaient l'immaculée conception, et le Clerc soutient l'opinion des cordeliers par lesquels cette doctrine était préconisée. L'Église ayant décidé la question à la plus grande gloire de la mère du Sauveur, il est inutile de rapporter ici les arguments qu'on invoquait pour et contre au XIVe siècle. Le lecteur comprendra d'autant mieux mon abstention que le Chevalier présente à l'appui de sa thèse vingt-trois raisons, et que la cause dont l'Église vient de décréter le triomphe est développée par le Clerc en huit pages pleines de notre édition in-folio. O vanas hominum mentes !
"Cy sensuyt l'excusacion de Tacteur de ce présent livre et comment il le présente au Roy.
Ecce soporatus mm et exsurrexi. J'ay prins somme et me suis esveillé de mon songe. Tres souverain et redoubte prince, prenez doncques ce merveilleux songe lequel je vous présente tres humblement, pour le corriger, adresser (redresser) et reformer, ou pour le rejetter de tous points, s'il est advis a votre
royale majesté qu'il ne soit a recevoir. Mais une chose tres souverain prince, vous requier et supplie comme en ce present songe vous veuillez plus entendre et considerer la parfondeur de la matiere de ce songe et la haultesse de la matiere que la fragilité et le petit entendement du songeant."
L'auteur revient sur son insuffisance ; puis il énumère toutes les vertus que doit posséder un roi, et il les attribue à Charles V.
L'auteur professe le plus grand respect pour la religion catholique.
Cette excusacion contenant près de huit pages, est remplie de textes de l'Écriture sainte, des saints Pères et des philosophes de l'antiquité. On y trouve de bons préceptes, mais qui ne prendraient place ici qu'avec grand ennui pour le lecteur, déjà fatigué peut-être de cette longue analyse(10).