Le Songe du Vergier une compilation juridique au service du Pouvoir au XIVe siècle
Evrart de Trémaugon et le Songe du Vergier de Marion Schnerb-Lievre
Analyse du Songe du Vergier de Léopold Marcel de Louviers
Les sources du chapitre sur l'impôt dans le Somnium Viridarii de Lydwine Scordia
DEUXIÈME MÉMOIRE DES NOUVELLES RECHERCHES SUR LE VÉRITABLE AUTEUR DU SONGE DU VERGIER*
Paulin Paris
Je crois avoir prouvé, dans un premier mémoire, que Raoul de Presles n'a pas composé le Songe du Vergier, comme l'avait prétendu Lancelot. Je vais exposer maintenant les raisons qui me font reconnaître l'auteur de cet important ouvrage dans Philippe de Maizières. En même temps j'essayerai de compléter les recherches dont ce dernier a été l'objet de la part de l'abbé Lebeuf, et qui ont été insérées dans les tomes XVI et XVII de nos anciens Mémoires(1). L'histoire de Philippe de Maizières se lie assez fortement à celle du xive siècle pour qu'on me permette de ramener encore aujourd'hui sur ce point l'attention des esprits sérieux. Dailleurs je ne prétends pas recommencer ce que le savant abbé Lebeuf a déjà bien fait, et l'on ne doit pas s'attendre à lire ici la biographie de Philippe de Maizières, mais bien le complément de cette biographie.
Commençons par regretter la perte assez récente de plusieurs manuscrits des ouvrages de Maizières longtemps conservés chez les Célestins, et qu'on ne retrouva pas dans cette abbaye à l'époque de la suppression des ordres religieux. Dans un de ces volumes intitulé le Pèlerinage du pauvre Pèlerin(2), l'auteur revenait sur les événements de sa vie mondaine, et sans doute y donnait un moyen assuré de résoudre les questions qui font le principal objet de nos recherches. Un autre manuscrit contenait sa correspondance, et l'abbé Lebeuf en avait eu communication ; il s'est même appuyé sur une lettre de 1362, pour fixer la naissance de Philippe à l'année 1312(3), et non plus seulement à 1327 comme avait fait avant lui le père Becquet, historien des célestins. Philippe, à ce qu'il paraît, avait écrit cette lettre pendant son année jubilaire. Toutefois, le texte n'étant pas cité, la date réelle peut demeurer l'objet d'un doute(4). Il est bien vrai qu'elle fut envoyée de Venise à Gilles de Montaigu ; mais peut-être l'abbé Lebeuf ne l'a-t-il rapportée à 1362 que pour s'être préoccupé du premier séjour de l'auteur à Venise : or nous verrons bientôt que Maizières fit en 1376 un second voyage d'Italie, pendant lequel il pourrait aussi bien avoir écrit la lettre dont il s'agit. Du moins est-il certain que, s'il était né en 1312, Philippe aurait eu quatre-vingts ans lorsqu'il rédigea son testament en 1392, et néanmoins dans cette pièce il ne se donne que pour sexagénaire. Voici ses expressions :
La contemplation de la fin de l'homme au cuer du pauvre pèlerin considérée li donne matière de penser à sa fin ; car il aproche au terme de son pèlerinage, et à la fin de son grant travail qui a duré plus de soixante ans, ès quels il a passé maint grand péril, etc(5).
Si Maizières était né, comme l'avait dit le célestin Becquet, en 1827, il serait entré dans sa cinquantième année précisément à l'époque du deuxième voyage d'Italie ; il aurait eu soixante-cinq ans en 1892, et tout cela cadrerait on ne peut mieux avec les termes du testament. Mais on ne comprendrait pas que dans cette pièce, empreinte de la terreur profonde des jugements de Dieu, Philippe eût voulu dissimuler quinze ou vingt années de son âge. Nous reviendrons donc à l'opinion du père Becquet.
Pour ce qui est de la patrie véritable et des premiers voyages de Maizières, le traité qu'il adressa dans sa vieillesse aux habitants d'Amiens nous fournira des lumières que l'abbé Lebeuf ne semble pas avoir discernées(6). Nous avons heureusement trouvé ce traité, daté du jardin des Célestins, dans un manuscrit de l'abbaye de Saint-Victor, sous le titre suivant, d'ailleurs assez inexact : De laudibus beatae Marae Virginis, super Salve sancta parens(7). Philippe de Maizières le composa dans le temps de sa retraite, quand son ardeur de prosélytisme lui inspirait l'espoir justifié par l'événement que la ville d'Amiens accueillerait dans ses murs une colonie de célestins. Tel fut le véritable but de cet ouvrage. Si le texte en est pris des premiers mots de la célèbre antienne de saint-Bernard, Salve sancta parens, qui termine chaque alinéa comme une sorte de retour poétique, c'est que ces mots offraient une allusion heureuse et naturelle à la double affection que l'auteur professait pour la Sainte-Vierge et pour la ville d'Amiens sa véritable patrie. Audi, audi, » s'écrie-t-il en commençant, plebs electa Ambianensium, me, compatriotam tuum, qui loqui trepidat cum Bernardo et tacere non potest(8).Dans cette épître, ou plutôt dans cette harangue, il apostrophe alternativement les citoyens d'Amiens, le chapitre de la cathédrale et surtout l'évêque Jean Rolandi, dont il rappelle pompeusement les vertus et les services. Ce prélat, né dans le diocèse d'Orléans(9), avait fait en 1378 le voyage de Rome pour soulever l'Italie contre le pape Urbain VI ; il avait ensuite, dans le même but, parcouru l'Espagne, l'Allemagne et la France ; et, si Philippe de Maizières n'a pas exagéré, c'est à ses prédications, à ses arguments, à son admirable éloquence, que le pape d'Avignon Clément VII aurait dû son élection sous les auspices du clergé de France et d'Espagne. Jean Piolandi, rentré dans Amiens, avait repris en bon pasteur le soin de son troupeau. Mais il faut ici laisser parler Maizières :
Deinde, post pauca, numeratis ovibus, agnis et haedis, ut moris est pastoris, quamdam ovem inveteratam, scabiosiam et timore mortis undique tremulantem, a commissosibi grege invenit abesse. Ille tunc verus pastor, (...) ovem absentera, non sine labore, vigilanter quœsivit, et tandem Parisius in orto Gelestinorun ipsam invenit, comedentem utique panem lacrimarum, ac de micis quae cadunt de mensa servorum Dei miseram ejus animam tali ter qualiter reficientem. Providente namque summo agricola, quaedam virgula quondam sumpta fuerat de agro Ambianensi et transplantata in diversis regionibus mundi, maxime ad orientem, ut videlicet fructum afïerre deberet aliqualem. Sed quia virgula praetacta, corpore et aetate jam inveterata, sentiebat se fructum Deo utilem non protulisse, dolens ac gemens petiit a summo ortolano ut earn transferre placeret in orto superius memorato(10).
Si l'on compare ce style, ces périodes et ces consonances, gracieuses même dans leur affectation, avec tous les morceaux d'apparat du Somnium Viridarii, l'on ne pourra s'empêcher de reconnaître entre les deux ouvrages une analogie frappante et de plus un certain mouvement particulier à toutes les compositions latines et françaises de notre auteur. Mais l'Oratio tragoedica ne nous a pas seulement rendu la véritable patrie de Maizières, nous allons y recueillir de précieux renseignements sur la direction de ses pèlerinages. Dans une belle et éloquente prosopopée, l'auteur se transporte devant une femme âgée, vénérable et frappée d'une profonde douleur. Ses vêtements sont en lambeaux, des javelots aigus pénètrent dans sa poitrine ; elle pleure, et ses cris troublent le silence de la solitude qui l'environne ; l'auteur continue ainsi :
Finita lamentatione hujus vetulae, ipsa quoque modicum quiescente,ecce de quibusdam antris, maceriis et ruinis, quidam peregrinus, canicie totus aspersus ac senectute curvatus (...) matronam lamentantem plenarie audivit et in medium insurrexit. Hic nempe peregrinus, baculo se sustentans, habitu humili et eremetico incedens, bibliotecam suam sub acella(11) tenebat et quoddam sigillum magnum in quo crux aurea et leo rubens erant sculpta post tergum suum quasi omnino neglectum dependebat ; venerat enim de sancta civitate Jerusalem et de diversis mundi regionibus(12).
Il est aisé de reconnaître dans cette vieille femme la cité d'Amiens, et, dans le pèlerin, Philippe de Maizières. Le scel qu'il porte avec négligence appartient au royaume de Chypre, et si, comme je le crois, on n'a pas encore signalé les chartes de Pierre Ier, il n'est pas sans intérêt d'acquérir la certitude que le seing et le contreseing en offraient un lion de gueules accompagné delà croix de Jérusalem, comme dans une monnaie d'argent de Jean II, neveu de Pierre Ier(13). On voit encore dans le même ouvrage l'indication du voyage de Philippe de Maizières à Jérusalem :
Ο utinam, mater mea, in agro peregrinorum, in Arabia, terra Graecorum, in Hungaria, seu in terra Yspanorum aut Germanorum, vel super ollas carnium in AEgypto, in domino fuissem sepultus, nec vidissem matrem meam sic afïlictam !
C'est donc à bon droit que Philippe avait, dans sa vieillesse, adopté le nom de Pèlerin. Nul de ses contemporains n'avait visité tant de rivages, non pour mieux connaître le monde, comme Marco Polo, mais soutenu par l'unique espoir de contribuer à la reprise du saint sépulcre pour les chrétiens, et du royaume de Syrie pour Pierre de Lusignan.
Il est parlé deux fois de la papauté dans le Salve sancta parens. La première fois, pour féliciter Jean Rolandi d'avoir donné le signal du soulèvement contre l'élection canonique d'Urbain VI ; la seconde, pour rappeler le mérite du fondateur des célestins, Pierre de Mouron, qui, ne pouvant s'accommoder aux vanités du siècle, eut le courage de sacrifier le souverain pontificat lui-même à l'amour du silence et de l'obscurité(14). Je ne prétends tirer aucune induction de l'analogie qui existe entre l'apparition de la ville d'Amiens et la vision des deux puissances dans le Songe du Vergier ; mais enfin on voit que, dans sa vieillesse, Philippe, livré aux pratiques de la' dévotion la plus recherchée, conservait un vieux levain de rancune contre les pompes romaines. Ainsi, Gerson, peu de temps après, tout en défendant avec violence la cause des libertés gallicanes, écrivait son traité de la Mendicité spirituelle, son Art de bien mourir, et peut-être (car le jugement décisif n'est pas rendu) l'immortelle Imitation de Jésus-Christ.
Ce fut sans doute en quittant, pour la première fois, la France, que Maizières alla visiter le saint sépulcre. L'abbé Lebeuf place en 1343(15) l'époque de son arrivée dans l'île de Chypre ; mais il doit avoir confondu la date du départ de Philippe pour l'Orient avec celle de son arrivée en Chypre. Entre ces deux événements, il y eut vraisemblablement plusieurs années d'intervalle, rien dans la vie du chancelier de Pierre Ier n'indiquant qu'il ait pris la moindre part aux affaires sous le règne de Hugues IV. Ce prince d'ailleurs ne mourut pas en 1352(16), et n'était pas le frère aîné de son successeur, ainsi que l'avance légèrement l'abbé Lebeuf. Hugues laissa la couronne, en 1360, à son deuxième fils Pierre, comme le démontrent tous les monuments authentiques, et comme l'a nouvellement reconnu notre savant confrère M. Beugnot, dans son travail sur les Assises de Jérusalem(17).
L'histoire de Philippe de Maizières, tant qu'il fut attaché au service des rois de Chypre, est exactement racontée dans les mémoires de l'abbé Lebeuf : c'est la partie curieuse et irréprochable de son travail, et nous ne saurions y rien ajouter de considérable. Nous remarquerons seulement que, toujours malheureux dans ses dates, il renvoie à 1370(18) l'assassinat de Pierre Ier, qu'il fallait rapporter à l'année précédente. Ici les variations dans le système des calendriers, chez les auteurs même contemporains, sont devenues l'occasion de nombreuses incertitudes. La mort de Pierre Ier est placée au mois de janvier 1368 par ceux qui fixaient le retour de l'année au temps Pascal, comme les rédacteurs du préambule des Assises de Jérusalem(19), et au mois de janvier 1369 par ceux qui dès lors, comme le poète Guillaume de Machau et les historiens de l'Italie, admettaient le système qui a fini par prévaloir. Dans tous les cas, les écrivains qui mentionnèrent l'assassinat de Pierre Ier eurent tous en vue la même époque, celle du mois de janvier 1369, nouveau style. Urbain V ne mourut donc pas, comme le prétend l'abbé Lebeuf, la même année que Pierre Ier, mais seulement le 19 décembre 1370. Le meurtre du roi de Chypre ayant fait passer l'influence administrative à ses assassins, Philippe de Maizières ne put se résoudre à demeurer dans l'île ; il partit peu de jours après la mort de son maître, et se présenta devant le nouveau pape d'Avignon Grégoire XI, vers le mois de février 1371, revêtu du titre honorifique d'ambassadeur du jeune roi Pierre II.
Une nouvelle carrière s'ouvre alors devant lui. Bien différent de la plupart des pèlerins d'outre-mer, qui revenaient en Occident plus orgueilleux et plus incrédules, Philippe rapportait en France une foi sincère et surtout une passion naïve pour les cérémonies extérieures de l'Église. La liturgie chrétienne de Syrie admettait depuis longtemps la célébration d'une fête de la Sainte-Vierge que la piété des Français, chose singulière, n'avait pas encore recueillie ; c'était la présentation de Marie au temple. Philippe, ne gardant plus l'espoir de ranimer les croisades, voulut au moins doter sa patrie de cette nouvelle solennité(20). Dès la première audience qui lui lut accordée par le pape, il plaida la cause de la Vierge, il demanda l'admission d'un nouvel acte de dévotion envers elle, et il soumit à l'approbation du Saint-Père l'office complet de la présentation, écrit de sa propre main avec la musique notée(21). En même temps il crut pouvoir rappeler qu'en Italie plusieurs nobles Vénitiens avaient célébré le nouvel office d'une manière fort édifiante, en l'accompagnant d'une pieuse représentation dramatique.
Dictam solemnitatem, jam pluribus annis clapsis, in aliquibus partibus Italiae, videlicet in praeclara civitate Venetiarum, aliquibus ipsius civitatis adjuvantibus, solemniter celebrari fecit, cum representatione figurata et devotissima.
Grégoire XI reçut la proposition de notre chancelier de Chypre avec une froideur inattendue ; il allégua le danger des innovations, la crainte du scandale. Philippe, surpris et peut-être humilié des objections, réduisit enfin ses prétentions, non plus à la sanction formelle mais à la tolérance de la fête ; et ce dernier point, il ne l'obtint qu'après une nouvelle résistance et de nouvelles importunités(22). En racontant sincèrement tous ces ennuis, Philippe justifie les scrupules du pape par le peu de confiance que méritait d'inspirer le solliciteur : mais, dans le récit de tous les événements auxquels il avait pris part, on sait qu'il avait pour constante habitude de dissimuler ce qui pouvait intéresser sa propre gloire ; voilà pourquoi nous sommes disposés à penser que, sans l'autorité de son nom, sans le secours de son éloquence, la présentation de la Vierge au temple n'eût jamais été célébrée en Occident. Déterminé par les plus vives instances, Grégoire voulut bien soumettre l'office à l'examen d'un certain nombre de docteurs et de cardinaux : cette espèce de commission supprima dans le manuscrit de Philippe de Maizières plusieurs passages ; mais enfin elle déclara que rien dans la nouvelle liturgie n'était contraire aux dogmes de l'église, et le pape en toléra l'admission dans les paroisses dont les ministres croiraient ainsi mieux honorer la mère du Sauveur. Grâce à cette permission, les frères mineurs d'Avignon, le 21 novembre 1872(23), célébrèrent pour la première fois dans leur église les nocturnes, vêpres, matines, et enfin la messe de l'office apporté par Philippe de Maizières. On prononça pendant la messe, et ce fait mérite d'être remarqué, un sermon latin pour les clercs, et pendant les vêpres un sermon en langue vulgaire pour le peuple.
Sermone ejusdem solemnitatis ad clerum inmissa, et predicatione vulgari in vesperis secundis ad populum laudabiliter factis per fratrem Franciscum de Fabrica, ministrum Assisii, solemnem doctorem in theologia(24).
Pour terminer l'histoire de l'introduction en France du nouvel office, nous dirons que longtemps après, en 1385, Philippe de Maizières, qui n'était pas satifait de la simple tolérance pontificale de Grégoire, quitta son jardin des Célestins et se rendit à Avignon pour y plaider de nouveau la cause de la présentation de la. Vierge(25). Il y fut mieux accueilli cette fois ; aussi faut-il avouer que le moment était parfaitement choisi, Clément VII devant au clergé de France et aux conseillers de Charles V la confirmation de son élection longtemps soupçonnée d'être peu canonique. Il suffit de se souvenir des éloges accordés, dans le Salve sancta parens, à l'évêque d'Amiens Rolandi, pour deviner la part que Maizières avait prise à la résolution du roi. Clément VII entra donc parfaitement dans ses pieux sentiments. Il ne se borna plus à tolérer, il créa des indulgences pour ceux qui se montreraient les plus ardents à observer la fête de la présentation ; il ordonna qu'elle fût à jamais célébrée avec toute la pompe réclamée par Philippe. Celui-ci tenait aussi beaucoup à la représentation d'une sorte de mystère analogue à la circonstance : le pape consentit à tout avec une bonne grâce qui ne se démentit pas. Ce fut encore dans l'église des frères mineurs d'Avignon que le sacré collège entendit une seconde fois le nouvel office. « Durant la messe », ajoute un témoin anonyme dans lequel il n'est pas difficile de reconnaître l'heureux Philippe de Maizières,
il y eut une représentation de quinze petites filles, toutes âgées de trois ans ou de quatre, la plus gracieuse et la plus sage figurant Sainte-Marie. Elles étaient toutes vêtues différemment; la Vierge, entourée de personnages bibliques comme Joachim, Anne et plusieurs anges, fut conduite à l'autel. Eile en monta rapidement les degrés, fut présentée au grand prêtre par ses parents, puis ramenée dans le chœur, au concert des voix de Joachim, d'Anne et des anges. Marie prit alors place au milieu des cardinaux, sur le siège le plus élevé, et ce fut là qu'elle attendit la fin de la messe(26).
L'enfant eut, suivant les apparences, besoin d'une patience assez grande ; car, à l'offertoire, maître Jean de Basle, docteur très-solennel et natif de Germanie, merveille de science et général des augustins(27), monta en chaire par l'ordre exprès du Saint-Père, et, bien qu'il neût pas eu trois jours entiers pour se préparer, il fat tellement secouru par la grâce de Notre-Dame, qu'au jugement unanime de la docte et vénérable assemblée, jamais, de leur temps, en cour romaine, on n'avait entendu mieux parler en l'honneur de la Sainte-Vierge.
Nec habuit spatium providendi sermonern pretactum nisi tres dies nec completos, et tamen (...) toto clero et dominis cardinalibus publice atestantibus, quasi una voce omnes dicebant quod nunquam temporibus ipsorum pulchriorem sermonem de beata Virgine audiverant in curia Romana.
On voit encore ici que le témoignage du peuple n'est pas invoqué, sans doute parce qu'il n'assistait pas aux sermons latins de la messe, et parce qu'on lui réservait un second prédicateur en langue vulgaire, pour l'après-midi. Et, s'il en était ainsi dans la ville des papes au XIV° siècle, peut-on douter que, dans les églises de France, l'usage ne fût reçu dès lors, et sans doute bien longtemps auparavant, de favoriser le commun des fidèles d'une exhortation en langue vulgaire ? Voilà donc ce qui peut naturellement expliquer la double rédaction également ancienne, en latin et en français, des sermons de saint Bernard et de Maurice de Sully. Au reste, le discours de Jean de Basle nous a été conservé(28) ; mais nous conclurons volontiers de sa lecture et du témoignage de Phiippe de Maizières que la vierge Marie n'avait pas inspiré depuis longtemps, sous les yeux du Saint-Père, de grands prodiges d'éloquence.
La celébration de la fête n'avait pas commencé seulement avec la messe : dès le grand matin, l'affluence du clergé, du peuple, remplissait l'intérieur et toutes les avenues de l'église ; on avait exécuté un grand mystère dont le but était de prouver que les principaux fondements de la religion se trouvaient dans la présentation de Notre-Dame au temple. Nous n'avons pas conservé le texte de cet ouvrage dramatique, dont l'auteur était certainement Philippe de Maizières, mais le programme minutieusement exact de la mise en scène se trouve à la fin de l'office de la présentation(29) et l'on doit s'étonner que l'abbé Lebeuf, si curieux de tout ce qui se rapportait aux anciens usages de l'église, ne l'ait pas remarqué. Il οffre pourtant un grand intérêt, surtout en raison de son ancienneté.
Sur la fin de l'année 1372, Philippe de Maizières était encore à Avignon, puisque l'office de la présentation fut pour la première fois célébré devant lui, dans cette ville, vers le milieu du mois de novembre. Il se rendit à Paris au plus tôt dans le mois de décembre, au plus tard dans celui de mai 1373 ; car, sous cette date, on voit pour la première fois figurer son nom à la cour de France. C'est dans un acte de donation fait à son profit(30). Charles V, depuis 1365, n'avait pas cessé d'agrandir l'hôtel de Saint-Pol dans lequel il avait fixé sa résidence et la demeure de plusieurs conseillers intimes. Car c'était un prince ennemi des grands dérangements et qui voulait avoir, pour ainsi dire sous la main, tous les hommes dont il réclamait les avis et les services. A l'emplacement de l'hôtel du comte d'Etampes il avait réuni l'ancien manoir des archevêques de Sens, puis la maison de Jean d'Andrezel dont il avait enfermé dans son palais le corps principal, aboutissant à l'ouverture de la rue actuelle des Célestins. Entre l'hôtel Saint-Pol et les bâtiments dont il avait gratifié les pères célestins en 1867, il n'y avait donc plus que deux ou trois maisons et de vastes enclos, vergers et jardins dont le roi chaque jour démembrait quelque chose, soit pour le réunir au palais, soit pour l'ajouter à l'enclos des Célestins. Philippe de Maizières arrivant à Paris, précédé sans doute d'une grande réputation d'expérience et de prud'homie, d'ailleurs revêtu du titre de chancelier du roi de Chypre, devint bientôt l'âme des conversations du sage et curieux prince. Il reçut, comme on le voyait dans son épitaphe(31) le titre de chevalier banneret de l'hôtel du roi ; et pour mettre un terme à son ardeur de voyages, Charles acheta de son échanson, Loys de Digoigne, deux maisons contiguës pour en faire présent à son nouveau favori(32). Elles étaient accompagnées de jardins et n'étaient passibles que d'une redevance annuelle de six livres envers le prieur de Saint-Eloi. L'une des deux se nommait la maison Isoré et la tradition y rattachait le souvenir d'un célèbre combat judiciaire entre Begon de Belin et Isoré de Boulogne, raconté dans la Chanson de geste des Loherains(33) ; elles touchaient à l'ancien hôtel d'Andrezel de deux côtés, et d'un troisième à l'hôtel Saint-Pol ; enfin l'endroit dans lequel elles étaient construites s'appelait le carrefour des Barrés.
Voilà Philippe de Maizières propriétaire de deux maisons entre l'hôtel Saint-Pol et les Célestins. Les dons du prince ne devaient pas s'arrêter là. Comme banneret de l'hôtel, il fut inscrit parmi les pensionnaires du roi pour douze cents livres, et cette somme, dont il recevait sans doute un douzième par mois, se trouve, à partir du 31 juillet 1374, augmentée de huit cents livres. Nous voyons la preuve de ces deux faits dans la quittance que l'on a conservée sous cette date dans le cabinet des titres de la Bibliothèque royale. Elle est importante, comme la première dans laquelle il s'intitule lui-même conseiller du roi ; la voici :
Saichent tuit que je Philippe de Maizières, chevalier, chancelier de Chypre et conseiller du roy nostresire, confesse avoir eu et receu de Francois Chanteprime, général receveur des aydes ordonnées pour la guerre, la somme de cinc cens frans d'or, pour le mois de juillet présent, août et septembre prouchain, venant sur la somme de deux mille francs que le roy nostredit ségneur m'a ordonné prendre chascun an sur les aides, en quatre termes. C'est assavoir de trois mois en trois mois cinc cens frans ; pour et en lieu de XIIe frans qu'il m'avait par avant ordenné chascun an pour mes gaiges si com plus à plain peut apparoir par mandement dudit seigneur sur ce faict. De laquelle somme de cinq cens frans d'or dessus dicte je me tiens pour content et bien paiez, et en quicte le roy nostre sire, ledit recepveur général et tous autres. Donne à Paris, sous mon séel, le derrenier jour de juillet, l'an MCCCLXXIIII.
Nous devons tirer nécessairement un grand parti de cette pièce. Si Philippe, revêtu de la charge de banneret de l'hôtel à son retour en France et dès lors admis parmi les pensionnaires de la couronne, voit augmenter sa pension l'année suivante, 1374, d'une somme convenable pour un conseiller du roi ; si, dans l'acte qui atteste cette augmentation, il prend ce titre de conseiller, n'en doit-on pas rigoureusement conclure que le don de la charge date de cette seconde année ?
Charles V, dans ce même mois de juillet 1374, accrut aussi l'importance des propriétés de Maizières. Il arrondit la maison Isoré de :
une place vide et masure, si comme elle se comporte en long et en large, séant à Paris, au quarrefour des Barrés, en la rue Saint-Pol. Et avec ce et d'abondante grace, il lui donna un puis estant en ladite place, et une enclave d'une partie de l'ancienne maison d'Andrezel aboutissant au jardin dudit conseiller, pour adjoindre et appliquer à son dict hôtel, pour icelui plus largement construire et édiffier(34).
Peut-être, en faisant de pareilles concessions de terrain, Charles V ne voulait-il que donner à ses courtisans l'occasion de les convertir en maisons, dignes, par leur élégance et leur agrément, de soutenir le voisinage de l'hôtel Saint-Pol. Il est certain que Philippe de Maizières ne perdit pas un instant pour construire un hôtel entouré de jardins, de préaux et de vergers. Ces jardins ne tardèrent pas à devenir célèbres, au point qu'en les nommant on croyait indiquer suffisamment la maison de laquelle ils dépendaient. Maizières lui-même datait toutes les lettres de ses jardins, dont il partageait la jouissance avec les célestins, et, longtemps après sa mort, on ne connaissait encore l'ancienne maison d'Isoré et ses dépendances que sous le nom de l'hôtel du Beau-treillis. Voilà ce que les historiens de Paris ont ignoré en faisant du Beau-treillis une partie des jardins de l'hôtel Saint-Pol. Un acte rapporté par l'abbé Lebeuf ne doit plus laisser aucun doute sur ce point(35). C'est donc à Philippe de Maizières, à l'hôtel qu'il fit bâtir, et surtout aux jardins dont peut-être il avait rapporté le modèle de Chypre ou de Damas, que Paris doit aujourd'hui le nom d'une de ses rues, celle de Beautreillis, ouverte sur les ruines de l'ancienne maison de Maizières, vers le milieu du XVIe siècle.
Philippe, en arrivant à Paris, avait trouvé le roi de France bien mieux disposé que le pape en faveur de la fête de la présentation Notre-Dame. Dès le mois de novembre 1873, l'office fut admis et célébré dans la chapelle royale ; et, dans les premiers jours de novembre de l'année suivante, Charles V écrivit lui-même aux chanoines de Melun, aux régents du collège de Navarre et sans doute à plusieurs autres maisons, non pas, ainsi que le dit l'abbé Lebeuf, pour leur enjoindre d'établir chez eux cette fête, le roi de France n'avait pas un pareil droit, mais pour les encourager dans leur dévotion et pour leur faire don d'une copie de l'office de la présentation conforme à l'original de Philippe de Maizières. Dans ces deux lettres de la fin de l'année 1374, le roi donne à Philippe de Maizières le titre de son conseiller(36).
La déférence de ce prince pour les vœux du chancelier de Chypre était liée sans doute à l'espérance d'employer bientôt l'érudition et la sagacité de Philippe à la défense des droits de la couronne de France. Charles avait une pensée à laquelle il ramenait alors toute sa politique. Dans la prévoyance trop juste de sa fin prochaine, il voulait assurer après lui le repos du royaume et garantir le jeune dauphin de tous les dangers qu'il avait lui-même si péniblement conjurés. Il avait déjà demandé, en août 1374, l'enregistrement d'une loi constitutive, fixant l'âge de quatorze ans pour la majorité des rois. A deux mois de là (à trois de la quittance que nous avons rapportée), il avait préparé l'exécution de cette loi en constituant le conseil de tutelle, et en réglant les formes du gouvernement sous la minorité de son fils. D'après les considérants remarquables de cette ordonnance, Charles "ayant eu sur ce bon advis et meure deliberation et grant conseil avec plusieurs sages", donnait à la reine son épouse le titre de régente et désignait, pour l'assister dans le gouvernement, les ducs de Bourgogne et de Bourbon. Puis on y lisait cette clause remarquable :
Et considéré que, de tant comme les grans fais et les grans besongnes sont faites par conseil de pluseurs sages bornes, de tant sont-eles plus seures et plus certeines ; et aussi que nous et nos predecesseurs nous fumes tousjours gouvernés en tous nos fais par conseil de grant nombre de saiges homes clers et lais ; nous voulons et ordenons que les archevesques de Reims et de Sens, les evesques de Laon et de Paris, Nicolas evesque d'Auxerre, et Jean evesque d'Amiens, l'abbé de Saint-Denis en France, Guillaume abbé de Saint-Maxient ; le comte de Tancarville chambellan de France, Bertrand du Guesclin comte de Longueville et connétable de France, Jehan comte de Harcourt, Jean comte de Sarebruche bouteiller de France, Simon comte de Brenne, Enguerran sire de Couci, Olivier de Cliçon, Loys de Sancerre et Mouton de Blainville, mareschaus ; Jean de Vienne admiraus, Hue de Chastillon maître des arbalestriers, Raoul de Renneval pannetier de France, Guillaume de Craon, Philippe de Maizières, Pierre de Villers souverain maistre de nostre hotel et garde de nostre oriflambe ; (plus vingt autres noms) et six des plus notables et plus souffisans bourjois de nostre bonne ville de Paris, tels come nostre dite compaigne, ou celui ou ceulx qui auront le gouvernement de nos dis enfans vouldront eslire ; ou au moins douze des dessus dis, tels come il leur plaira, soient et demeurent continuellement en la compaignie et service de nostre dite compaigne, de nos enfans et frères dessus dis, pour estre ès consaulx des fais et besongnes touchant l'estat gouvernement d'iceulx. »
Voilà donc encore Philippe de Maizières inscrit au mois d'octobre 1374 parmi les personnages chargés de rester assidûment durant la régence au service et en la compagnie de îa reine et de ses enfants. En écrivant cette clause, Charles V se souvenait sans doute des plus cruels moments de sa régence, alors que le prévôt des marchands vint à lui dans la grand' salle du palais, et fit mettre à mort sous ses yeux deux ministres demeurés fidèles à leurs devoirs. Ces quarante personnages et les six notables bourgeois sont plus bas, dans la même ordonnance, désignés sous le nom de conseillers ; et l'on pourrait être en droit de penser que Philippe de Maizières n'obtint ce titre qu'en vertu de l'acte de tutelle, si la quittance du 31 juillet précédent n'attestait qu'il en était déjà revêtu plusieurs mois auparavant.
Ce fut à cause de cette charge de conseiller ou plutôt co-gardien du roi mineur, que plusieurs écrivains ont pensé que Charles V avait confié l'éducation de son fils à Maizières. Il est seulement permis de croire que le choix du roi s'arrêta sur lui dans cette circonstance, plutôt en considération de son expérience des affaires et des hommes, qu'en raison de sa naissance, assez peu relevée dans l'ordre de la noblesse, et de son courage militaire, moins éprouvé que son habileté diplomatique. Philippe avait mis à profit son séjour en Chypre, alors le pays classique de jurisprudence féodale, comme on le voit par l'ouvrage incontesté de sa vieillesse, le Songe du vieux Pèlerin. Dans ses longs et pénibles voyages en Allemagne, dans les cours d'Italie, puis enfin à la cour du pape, il avait débattu de hautes questions de paix, de guerre et d'administration. Souvent chargé de rendre compte de grandes résolutions prises et de grandes choses faites, il avait toujours, à l'exemple de Villehardouin, mis un soin extrême à signaler la vertu, l'éloquence et le courage de ses compagnons, comme à passer sous silence ce qu'il avait pu faire, écrire ou dire au profit de la chose commune. Mais les témoins de son ardente activité ne craignaient pas de louer un homme qui semblait toujours heureux de faire éclater le mérite des autres, et c'est ainsi que Philippe de Maizières avait d'abord reçu d'unanimes témoignages de bienveillance à l'hôtel de Saint-Pol.
Le choix glorieux dont il venait d'être l'objet, et qui semblait le destiner à vivre dans l'intimité du successeur de Charles V, dut avoir une grande influence sur le cours habituel de ses pensées, de ses études. J'ai dit que toute la sollicitude du roi se portait alors vers l'avenir de la France : Charles avait grande foi dans l'autorité des bons exemples et des bonnes lectures ; il y voyait la double sauvegarde de l'héritier présomptif. Non content d'avoir formé la collection de livres la plus riche de son temps, il faisait traduire par l'un de ses doctes familiers la Politique d'Aristote, par l'autre la Cité de Dieu de Saint-Augustin, cette lecture favorite de Charlemagne ; par Christine de Pisan les Stratagèmes de Frontin par Pierre Berceur le Tite-Live. Pour organiser un système de défense contre la puissance ecclésiastique, il ordonnait, comme nous l'avons dit, de mettre en français les anciennes thèses soutenues au profit de l'autorité des rois ; enfin, non content de tous ces éléments d'une instruction véritablement royale, Charles V conçut la pensée d'un ouvrage dans lequel seraient résolues les principales questions de souveraineté, d'administration, d'ordre public. Il voulut que ce livre fût, non plus la traduction de quelque ancien chef-d'œuvre, mais un résumé des meilleures décisions politiques de tous les temps ; qu'il abordât les difficultés les plus délicates de l'art de régner, même celles qui touchaient à l'origine de la souveraineté. Mais pour composer, pour écrire un pareil ouvrage, il fallait, et Charles dut le sentir, un écrivain de grand sens et de conception dédiée, un jurisconsulte, un canoniste, un homme d'état, un homme de guerre. Or, toutes ces qualités étaient réunies dans le chancelier de Chypre, comme l'avait déjà prouvé un de ses premiers ouvrages, la Vie du légat Pierre Thomas, et comme le prouve mieux encore le Songe du vieux Pèlerin, admirable composition de sa vieillesse. Et comment le même roi qui demandait à tous les écrivains de son temps, et même à Pierre d'Orgemont(37), son chancelier, des traductions et des compositions originales, n'aurait-il pas eu la pensée de réclamer aussi quelque tribut d'un homme tel que Philippe de Maizières ? Comment, d'ailleurs, en le voyant si bien au courant de la politique générale et des prétentions de la cour de Rome, dont il avait même à se plaindre quelque peu, n'aurait-il pas voulu tirer parti d'un aussi précieux auxiliaire ? Philippe de Maizières, membre de son conseil, chevalier banneret de sa maison, séparé par un vaste enclos de l'hôtel Saint-Pol et du couvent des Célestins, libre enfin, au milieu de ses jardins, de choisir entre les affaires et la contemplation, Philippe, en entrant dans la maison du Beau-treillis, dut avoir pris un engagement littéraire, et cet engagement dut être de composer le fameux dialogue des deux puissances, c'est-à-dire le Songe du Vergier.
La suite de la vie de Philippe de Maizières va nous fournir des preuves à l'appui de cette attribution. Nous touchons au moment où Grégoire XI, vivement sollicité de reprendre le chemin de Rome, n'était plus retenu dans Avignon que par la crainte de déplaire à Charles V. Enfin, dans les premiers mois de l'année 1375, on apprend à Paris que le pape, oubliant ses engagements antérieurs, avait manifesté publiquement le projet de rentrer en Italie. Cette résolution était la conséquence des nouvelles fâcheuses reçues de Milan, dont les citoyens avaient méconnu l'autorité papale dans la personne du légat. C'est au milieu de ces préoccupations, comme nous l'avons prouvé dans le premier mémoire, que fut achevé le Somnium Viridarii. Le chevalier, chargé d'y plaider la cause de la France contre le retour du pape en Italie, termine la discussion par ces mots : Absit igitur quod Romanus pontifex, ejectis considerationibus supradictis, Romam proficiscatur iterum crucifigi. Nous prions maintenant nos lecteurs de comparer ce passage avec les lignes suivantes de Froissart, relatives au même événement :
Quand le roi de France entendit ce que le pape avoit empensé, si en fu durement couroucié ; car trop mieux li estoit-il là, à main que autre part. Si escrivit tantost à son frère, le duc d'Anjou, qui estoit à Toulouse, en lui signifiant, ces lettres veues, qu'il alast bien-tost en Avignon, et parlast au pape et lui brisast son voyage. Le duc d Anjou fist ce que le roi lui mandait (...) et vous pouvés veoir et savoir que il s'acquita grandement de parler au pape, et lui remonstra pluseurs paroles pour lui brisier son proupos : mais onques le pape n'y voulut consentir. Quant le duc vit qu'il η en viendroit point à chief, pour raisonné belle parole que il sçeust dire né monstrer, si prist congié du pape et lui dist au partir : “Père saint, vous vous en allés en un pais et entre gens où vous estes petitement aymé, et laissez la fontaine de foy et le royaume où l'église a plus de foy et d'excellence qu'en tout le monde; car si vous mourez par delà (ce qui est bien apparent, et comme vos médecins le dient), les Romains, qui sont merveilleux et trahistres, seront seigneurs et maistres de tous les cardinaux et feront pape à leur voulenté et de force(38).
Voilà ce que dit Froissart : mais, ce qu'il n'ajoute pas, le conseiller du duc d'Anjou, dans cette circonstance, fut notre Philippe de Maizières, qui sans doute, d'après les instances du roi, quitta ses jardins et ses méditations favorites pour se rendre à grandes journées à Avignon. Qu'il y soit retourné depuis son arrivée à Paris, nous en trouvons déjà la preuve dans une de ses lettres, adressée à Frédéric Cornaro et citée par l'abbé Lebeuf(39) ; il marque que Charles V l'envoya d'abord à Avignon vers Grégoire XI, et puis à Milan pour cimenter la paix des Visconti et du saint-siège. Or Grégoire quitta cette ville en 1376 ; et dans une quittance trouvée par l'abbé Lebeuf au milieu des comptes de l'hôtel de ville d'Auxerre(40), on voit "deux pots de vin, couverts de deux pains, offerts à monsieur Philippe de Maizières, chevalier maître d'hôtel de monsieur d'Anjou qui passa par Auxerre au mois de septembre 1375". Evidemment, ce titre de maistre d'hôtel du duc d'Anjou, qu'on ne voit prendre nulle part à Philippe, ni dans aucun autre acte, cette date, ce passage à Auxerre, tout se rapporte naturellement à la mission de retenir en France le souverain pontife. L'abbé Lebeuf, qui ne devinait pas la cause du voyage de notre auteur, n'hésite pas cependant à penser qu'il n'était entré dans Auxerre que pour se rendre à la cour du pape. Or, à cette époque, le Somnium Viridarii était, pour le moins, commencé, sinon terminé. Dans le premier cas, Charles V n'avait-il pas dû choisir pour le voyage d'Avignon celui de ses conseillers auquel il avait déjà conféré le soin de soutenir par écrit la même thèse ? Si le livre était achevé, quelle meilleure garantie pour une pareille mission que celle de l'homme d'état, du canoniste qui venait de plaider si bien la cause qu'il s'agissait de faire triompher. Ainsi le voyage d'Avignon suffirait déjà pour nous indiquer Philippe de Maizières comme l'auteur probable du Somnium Viridarii.
Le texte français ayant été terminé avant la fin de 1377, l'auteur dut en commencer la rédaction peu de temps après la publication du texte latin, c'est-à-dire, à en juger d'après les événements que l'on y rappelle, vers la fin de 1376. Nous avons cité déjà des allusions très-frappantes aux affaires dont Philippe venait d'être chargé ; les Florentins, avec lesquels le pape était en guerre, y sont mentionnés. L'auteur du Songe ne veut pas, dit-il, examiner de quel côté viennent les torts et les raisons, et il observe, dit-il, cette réserve pour cause. Telles sont ses propres expressions. Une pareille réticence s'applique parfaitement à la position de Philippe de Maizières, naguère chargé de concilier deux ennemis irréconciliables, qui pouvaient alléguer des injures et des iniquités réciproques. Mais, du reste, le livre français ne finit plus, ainsi que le latin, par la thèse de la résidence du pape : comme pour mieux nous montrer le cachet particulier du chancelier de Chypre, le Songe du Vergier se termine par une thèse en règle en faveur de la pureté immaculée de la sainte Vierge. Le fondateur ardent de la fête de la présentation de Notre-Dame pouvait-il plus heureusement conclure ? Remarquez, cependant que cette thèse ne tient en rien au sujet principal : quand le clerc a présenté ses défenses, il ne s'agit plus que de préparer la fin du songe, le réveil, et ce soin est confié au pieux apologiste de la Sainte-Vierge contre des arguments que l'auteur met assez malignement sur le compte des frères mendiants, ennemis alors déclarés des célestins.
Les actes originaux que nous avons déjà consultés avec tant de profit dans le Trésor des chartes nous offrent, pour 1377, un nouveau témoignage de la générosité de Charles V : c'est le don d'une maison, manoir, four, jardin, etc. situés à Charentonneau, sur l'emplacement occupé de nos jours par l'école d'Alfort. Ainsi Philippe de Maizières, sur le point de commencer le Somnium Viridarii, avait été gratifié de la maison de Beautreillis ; en achevant le Songe du Vergier, le roi trouvait moyen de lui exprimer sa satisfaction en achetant pour lui un autre domaine, peut-etre aussi considérable que le premier. La date de la donation de Charentonneau est du 14 octobre 1377.
Il faut maintenant relever une erreur dans laquelle l'abbé Lebeuf s'est laissé entraîner par le P. Bequet(41). Suivant eux, Philippe de Maizières, lassé du spectacle des abus et des vices de la cour, qu'il ne pouvait déraciner, avait demandé au roi la permission de se retirer dans un cloître, et Charles V l'aurait laissé partir en 1379, après une longue résistance. Il nous sera facile de prouver que Maizières ne fut pas aussitôt qu'on le dit désabusé des vanités mondaines, et qu'il demeura jusqu'à la mort de Charles V attaché à la cour. Nous nous contenterons d'indiquer six quittances revêtues de son scel, et la plupart accompagnées d'attestations autographes ; on les conserve à la Bibliothèque du roi(42). Les cinq premières sont des deux années 1377 et 1378. Elles se rapportent au payement trimestriel de la pension de deux mille francs. Mais la dernière, et sans contredit la plus curieuse, est datée du 24e jour d'août 1380 : elle n'est pas donnée comme les précédentes, en payement du trimestre courant, dont l'échéance tombait d'ailleurs un mois plus tard, elle ne contient que la mention du payement de ce mois d'août ; la voici :
Je Philippe de Maizières, chancelier de Chypre et conseiller du roy nostre sire, confesse avoir eu et receu de François Chanteprime la somme de huit vint six livres (166 livres) douze sols quatre deniers tournois, qui deus me sont pour mes gaiges ou pension de ce présent mois d'aoust, à cause de deux mille francs d'or que le roy m'a ordenés prendre et avoir chascun an pour vacquer et entendre à ses conseaulx et à l'expédition de ses besongnes. Sous mon séel, le 24e jour d'aoust mil sis cent quatre vint.
Et plus bas, de sa propre main : "Je Philippe susdit confesse cette quictance estre de ma volenté escrit comme dessus."
Philippe de Maizières, au mois d'août 1380, était donc encore conseiller intime de Charles V, assez mal vu de la cour, sans doute, mais protégé par la confiance et l'estime que son maître lui avait vouées. On se demande pourquoi cette dernière quittance ne porte que sur le payement d'un seul mois, tandis que les autres déclarent l'intention formelle du roi de faire acquitter par trimestre la pension de son conseiller. La meilleure raison qu'on puisse donner, c'est, à cette époque, la santé chancelante et même désespérée du roi. Depuis un mois Charles V approchait du terme de sa vie. Personne n'ignorait le malheur dont la France allait être frappée, chacun des courtisans pensait à son avenir et calculait les chances favorables ou sinistres du règne prochain. Charles V expira le 16 septembre. Il se peut que, trois semaines auparavant, Philippe ait demandé le payement du trimestre de septembre, et que les trésoriers aient éprouvé quelque scrupule d'acquitter d'avance les gages d'une charge qu'on ne tarderait pas à supprimer ; peut-être Philippe refusa-t-il, au contraire, d'engager l'avenir et de rien toucher au delà de ce qui lui était dû. Mais, dans tous les cas, on voit que, s'il quitta la cour sans regret, il avait une habitude trop profonde des choses de la vie pour ne pas comprendre qu'il n'y pouvait plus rester sans danger après la mort de son royal protecteur.
Je pourrais encore ajouter bien des choses aux recherches de l'abbé Lebeuf, parler des clauses singulières du testament de Philippe(43) et réfuter les calomnies ridicules dont la faction des Bourguignons essaya de flétrir sa mémoire. Mais ce travail est déjà beaucoup trop long, et j'ai dû me borner à son principal objet, qui était de restituer à Philippe de Maizières le Songe du Vergier, qu'on avait essayé malheureusement d'attribuer à Raoul de Presles et à plusieurs autres de ses contemporains. Les dernières inductions que je vais soumettre à l'Académie n'auraient aucune force sans le cortège des preuves que j'ai précédemment développées. Mais ici elles donnent presque à notre thèse le caractère de l'évidence morale.
Le plus ancien manuscrit(44) conservé de l'ouvrage contient le texte français et remonte à l'année 1452. Le volume porte sur ses tranches l'écu de France au lambel à trois pendants ; c'était déjà l'écu des ducs d'Orléans issus de Charles V. Par la souscription on voit que le copiste travaillait dans l'hôtel de Jean d'Orléans, comte d'Angoulême et fils de Louis d'Orléans tué dans la rue Barbette. Ces circonstances ne sont pas indifférentes, car le duc Louis, si l'on s'en rapporte au fougueux défenseur du duc de Bourgogne(45), Jean Petit, ne passait pas un seul jour sans aller au Beau-treillis converser avec Philippe de Maizières. Si donc le fils de ce prince fit plus tard transcrire le Songe du Vergier, on doit supposer que ce fut d'après une leçon plus ancienne déposée dans la librairie du duc d'Orléans par Philippe de Maizières lui-même.
Quoi qu'il en soit, c'était l'usage des peintres du XIVe siècle et du XVe de placer, dans ce qu'on pourrait appeler le champ de leurs miniatures, l'indication plus ou moins reconnaissable des armoiries de l'auteur ou du propriétaire du livre. Pour en citer quelques exemples, deux leçons des poésies de Guillaume de Machau, dont les armes, différentes de celles de l'honorable famille qui le réclame aujourd'hui pour ancêtre, étaient d'hermines pleines ; ces leçons, dis-je, nous offrent dans le fond de plusieurs miniatures les hermines du célèbre poète. Ainsi les épis d'orge jaunissent le fond des ornements renfermés dans le beau manuscrit de la librairie de Charles V qui contient les Chroniques de Saint-Denis, terminées par Pierre d'Orgemont, lequel portait dans son écu trois épis d'orge(46). Pour Philippe de Maizières, on voit, d'après le scel de ses quittances et le témoignage des plus anciens généalogistes, qu'il portait l'écu de sinople chargé d'une fasce. Voici maintenant la description exacte de la miniature renfermée dans le manuscrit du Songe du Vergier.
Le sujet est l'apparition des deux reines, la puissance temporelle et la puissance ecclésiastique, devant l'auteur. Cet auteur n est pas un clerc ou bien un docteur, comme Nicolas Oresme ou Raoul de Presles ; c'est un homme d'armes, la main appuyée sur la garde de son épée : seulement, un manteau de cendal est jeté sur une partie de son armure, et sa tête est couverte d'un feutre surmonté d'une plume, comme pour indiquer sa double qualité de chevalier et de conseiller du roi. Il est assis contre un arbre, sur un large tapis de verdure, et ce tapis est traversé par une large bande fauve comme la fasce des armoiries, et qu'il est impossible de prendre pour un chemin ou pour un accident naturel du préau. Cette singulière coupure d'un gazon vert est reproduite dans l'initiale tracée au-dessous de la miniature ; celle-ci ne représente plus l'auteur ni les deux puissances, mais les deux antagonistes, le clerc et le chevalier, disputant encore sur un tapis de verdure traversé par la même bande, dont il sera difficile de comprendre le motif, si l'on refuse d'y voir l'indication des armes de l'auteur, Philippe de Maizières.
Le gazon, dans la miniature, est terminé par la perspective d'un verger : des fleurs grimpent et s'entrelacent sur une treille élégante et dorée. Est-ce encore un effet du hasard, et cet accident n'a-t-il aucune relation avec le célèbre Beau-treillis habité par Philippe de Maizières ? Eh bien ! Convenons en effet que ce manuscrit n'est pas original, et qu'il ne peut avoir d'autorité que comme copie d'un manuscrit exécuté sous les yeux de l'auteur : mais nous ne pouvions nous empêcher de trouver une explication naturelle de ses miniatures dans les jardins et dans l'écu du véritable auteur de l'ouvrage. Ce titre de Songe du Vergier est étrange et bizarre, si tout autre que Maizières l'a trouvé ; mais il dut venir naturellement à la pensée de celui qui faisait d'un jardin sa demeure habituelle, et qui se plaisait à dater ses autres ouvrages de son Jardin ou du Jardin des Célestins.
Ainsi, pour nous résumer en quelques mots, le Songe du Vergier est un livre trop profond, trop hardi, trop original pour qu'on puisse l'attribuer à l'un des traducteurs attachés à la librairie de Charles V. L'auteur devait être un homme d'état, un jurisconsulte, un gentilhomme ; il était entré dans le conseil du prince, au plus tôt en 1373 , au plus tard en 1374 ; il avait fait une étude particulière des droits du pontificat et de la couronne de France ; il devait avoir suivi avec la plus constante attention les incidents liés au départ du pape d'Avignon et à ses démêlés avec les Florentins et les Milanais ; il devait être prévenu, comme chevalier, contre les professeurs de morale et de grammaire, comme ami des Célestins, contre les ordres mendiants ; il devait avoir gardé l'ardeur des croisades, dans un temps où personne ne jugeait plus quelles fussent possibles ; il devait avoir une dévotion singulière pour la Vierge ; enfin il devait porter un écu de sinople chargé d'une fasce. Toutes ces conditions se retrouvent dans Philippe de Maizières, et voilà pourquoi nous ne craignons pas de nous être trop aventurés et d'être démentis par la découverte de nouveaux témoignages, en soutenant que le Somnium Viridarii et le Songe du Vergier sont de Philippe de Maizières et ne peuvent être que de lui.