Le Songe du Vergier une compilation juridique au service du Pouvoir au XIVe siècle
Evrart de Trémaugon et le Songe du Vergier de Marion Schnerb-Lievre
Analyse du Songe du Vergier de Léopold Marcel de Louviers
Les sources du chapitre sur l'impôt dans le Somnium Viridarii de Lydwine Scordia
EVRART DE TREMAUGON ET LE SONGE DU VERGIER*
Marion Schnerb-Lievre
On sait qu'en 1933, Alfred Coville publia sous ce titre (en supprimant l' i de Vergier, ce qu'on lui reprocha), une petite étude qui ne fut pas prise très au sérieux, l'attribution du Songe du Vergier à Evrart de Trémaugon, semblant, au premier abord, assez fantaisiste. Pour ma part, lors de mes premières recherches sur le Songe, je relevai, chez Coville, plusieurs erreurs, et je conclus un peu hâtivement qu'entre les erreurs ne devaient guère se trouver de vérités.
Reprenant tardivement mon travail, je relus cet opuscule et révisai mon jugement : parmi les arguments qu'il présentait, tout n'était peut-être pas à condamner, mais comment le prouver ?
Je pensais que Coville avait étudié de près les trois leçons de Trémaugon conservées dans le ms. lat. 12461 de la Bibliothèque nationale, aux folios 64 à 80 v°, pour les deux premières, 100 à 109 v°, pour la troisième. Par acquit de conscience, je décidai de m'y reporter.
Parcourant rapidement les deux premières leçons, datées respectivement de 1371 et 1372, j'y remarquai un certain style (ce que Coville avait signalé) et, surtout, des citations qui présentaient une nette analogie avec la version latine du Songe. Quelques passages d'Aristote, des références aux textes de Droit canonique - avec, me sembla-t-il, certaines erreurs que j'avais déjà rencontrées dans le Somnium -, des allusions à Bartole, à Pierre Bertrand, à Jean de Legnano que l'auteur nommait son "maître", permettaient d'établir un rapport, peut-être superficiel, mais évident entre le Somnium et ces "leçons".
Au début de la troisième leçon, datée de 1373, je trouvai la citation que voici : Unde beatus Augustinus, uxor instabilis bestia, amabile odium, viri confusio, fomentum sceleris et ad omne scelus faciendum viam inveniens ; et quelques lignes plus loin celle-ci :
Qui ducit uxorem se nimis onerat,
a cujus onere mors sola liberat ;
vir servit uxori et conjux imperat,
et servus factus est qui liber fuerat.
La première de ces citations se trouve, à peu près sous la même forme, au chapitre CXLII du Livre I du Songe (Somnium I, CLXXXVI) et m'avait déjà posé un problème, car elle n'est pas de saint Augustin ; on la rencontre dans l'ouvrage apocryphe de Vincent de Beauvais, le Speculum Morale (III, p. 9, d. 5) qui l'attribue à un Philosophus. Le fait que le Songe (et le Somnium) et Trémaugon l'attribuent à saint Augustin pouvait n'être qu'une coïncidence. Je remarquai cependant que dans le Songe, la fin de la citation, devenue et ad omne celus causam inveniens, était traduite : "et si treuve voie et chemin de toute iniquité", ce qui est le texte de Trémaugon.
Tandis que je faisais cette "découverte", M. F. Chatillon, grand spécialiste, comme on sait, de l'étude du Songe du Vergier, trouvait la première des deux citations dans un autre passage de Vincent de Beauvais, au Speculum Historiale, 1. X, c. LXXI, parmi les Flores du philosophe grec Secundus (cf. Revue du moyen âge latin, t. 35, 1979, p. 96-97).
La deuxième citation n'est pas dans le Somnium, mais se trouve dans le Songe, au Livre II, chapitre CCLVIII (Somnium, I CVI), dans un passage emprunté au Somnium de Jean de Legnano, le "maître" de Trémaugon, passage qui, toutefois, chez Legnano, ne contient pas ce quatrain très répandu au XIVe siècle, et attribué à divers auteurs.
Poursuivant ma lecture, je m'aperçus que, dans la 3e « leçon », les folios 104 v° à 107 contenaient presque en totalité et mot pour mot les chapitres CLXXXV et CLXXXVI du livre I du Somnium, c'est-à-dire les chapitres CXLI et CXLII du Livre I du Songe, avec, toutefois, dans le Somnium et le Songe, des phrases déplacées, et l'addition de citations scripturaires.
Cela, Coville ne l'avait pas remarqué. La leçon de Trémaugon étant datée de 1373, il est permis de penser que c'est lui-même, ou l'un de ses élèves qui, entre 1374 et 1376 (dates extrêmes de la composition du Somnium) a intégré ce passage à l'ouvrage.
Peut-on admettre que ce soit Trémaugon lui-même ? Et, dans ce cas, serait-il l'auteur tant cherché de l'ensemble, ou d'une partie, de l'ouvrage ? Ses activités correspondaient-elles au fameux Explicit du texte latin ?
Coville le pensait, mais la précision de date de l'Explicit le gênait. En effet, l'auteur aurait été choisi par le roi pour remplir certaines fonctions - inter agentes in rebus domus sue et in consiliarium - à la date précise du 16 mai 1374, mais Trémaugon n'apparaît comme conseiller du Roi qu'en octobre, et comme maître des requêtes qu'en novembre de la même année. Cependant, Coville publiait, en appendice, une lettre du Pape Grégoire XI datée du 9 septembre 1374, répondant à une demande de Trémaugon, et autorisant celui-ci à se faire remplacer pour son enseignement des Decrétales, propter negocia (...) Karoli regis Francorum illustris quibus insister e te opportet. Si la lettre du pape est datée du 9 septembre, compte tenu des délais de transmission, on peut penser que la demande de Trémaugon avait été expédiée vers le mois de juin. Ce qui permettrait l'hypothèse suivante : le 16 mai 1374, le Roi fait part à Trémaugon de son désir de le voir se consacrer à des negocia et l'informe de sa nomination à des charges officielles. Pour s'y consacrer, Trémaugon doit demander l'autorisation du Pape. Il paraît normal que ce soit la date du 16 mai qui, pour Trémaugon, soit la date importante. Et les negocia seraient la composition du Somnium Viridarii.
Voici ce qu'on peut ajouter en faveur de la paternité - au moins partielle - de Trémaugon :
Les emprunts aux ouvrages très récents de son "maître" Legnano répartis dans plus d'une vingtaine de chapitres, outre le début du Prologue et un passage de l'Épilogue.
Les allusions aux campagnes militaires d'Italie et d'Espagne auxquelles Yon de Trémaugon, frère d'Evrart et capitaine de Du Guesclin, avait participé.
La part faite à la question bretonne - Trémaugon, est-il besoin de le rappeler, était breton - dans deux longs chapitres peut-être originaux, chapitres qui, dans la version latine comme dans le Songe, suivent immédiatement les deux chapitres empruntés à la leçon de Trémaugon et ont été déplacés, lors de la traduction, avec ces deux chapitres, comme si l'ensemble formait un tout.
Enfin, le cas particulier de deux emprunts à Pierre Bertrand.
Il faut remarquer premièrement un déplacement assez curieux : dans le Livre II du Songe, les chapitres CLXIX à CCLI, correspondant aux chapitres CLXXXI à CCXCI du Somnium, reproduisent les Gravamina de Pierre de Cugnières et les réponses de Pierre Bertrand. Or, le traducteur intègre aux chapitres CLXXIX et CLXXX du texte français le chapitre CCCXIII et le début du chapitre CCCXIV du texte latin, qui se retrouvent dans la 1re leçon de Trémaugon, avec une référence à P. Bertrand. Il semble ici que le traducteur ait remis à sa place un passage que l'auteur avait rajouté à la fin de son ouvrage en s'apercevant qu'il l'avait omis.
D'autre part, le chapitre CXXVII du livre I du Songe (Somnium, I, CLXI) contient un assez long passage du même P. Bertrand, passage qui se trouve mot pour mot (sans une ligne de plus ou de moins), avec référence à Bertrand, dans la première leçon de Trémaugon.
On peut donc être tenté de voir en Trémaugon (ou Tremangon d'après le copiste des leçons) l'auteur, ou l'un des auteurs du Somnium Viridarii, et même de penser qu'il a collaboré avec le traducteur à la refonte du texte.
Et si l'on s'étonne des nombreuses erreurs de citations et de références (j'en ai signalé quelques-unes dans un petit article de la Revue du Moyen-Age Latin, t. 34, p. 31 à 36) que contient l'ouvrage, émanant d'un professeur de Droit canon, on pourra remarquer qu'il s'en trouve aussi un certain nombre dans les leçons de Trémaugon.
Quant au traducteur, il est peu probable qu'il ne fasse qu'un avec l'auteur, certaines erreurs ou adaptations d'erreurs en sont une preuve assez nette (socium Petri pour socrum Petri, par exemple, au chapitre CXXVI du Livre II). D'autre part, on ne connaît pas d'oeuvre de Trémaugon en français, et le style vraiment original de la traduction permettra peut-être un jour d'en découvrir le responsable.