Le Songe du Vergier une compilation juridique au service du Pouvoir au XIVe siècle
Evrart de Trémaugon et le Songe du Vergier de Marion Schnerb-Lievre
Analyse du Songe du Vergier de Léopold Marcel de Louviers
Les sources du chapitre sur l'impôt dans le Somnium Viridarii de Lydwine Scordia
PREMIER MÉMOIRE DES NOUVELLES RECHERCHES SUR LE VÉRITABLE AUTEUR DU SONGE DU VERGIER *
Paulin Paris
Le but que je me propose est de ramener l'attention de l'Académie sur un point assez curieux de l'histoire littéraire. Vers la fin du XIVe siècle, Charles V fit composer un livre dont nous connaissons tous le titre et l'intention générale, mais dont on a fait bien rarement une étude particulière : c'est le Songe du Vergier. Quel est l'auteur de cet ouvrage si bien écrit, si fortement raisonné ? Lancelot a cru l'apercevoir dans Raoul de Presles le jeune, auquel il consacrait une dissertation insérée dans le XIIIe volume des Mémoires de l'Académie, p. 607. L'abbé Lebeuf n'a pas contredit cette opinion quand il a publié ses Recherches sur la vie et les ouvrages de Philippe de Maizières(1) ; c'est pourtant à ce dernier que doit revenir l'honneur d'avoir composé le Songe du Vergier. Nous allons essayer de le démontrer. En relevant plusieurs inexactitudes dans la dissertation de Lancelot, en ajoutant de nouvelles indications aux recherches de l'abbé Lebeuf, nous compléterons la double biographie de Raoul de Presles et de Philippe de Maizières ; nous établirons la date exacte du Songe du Vergier ; nous démontrerons l'antériorité du texte latin sur le texte français ; enfin nous toucherons à quelques questions qui ne sont pas sans importance pour l'histoire des dernières années du règne de Charles V.
Le rare mérite du livre dont nous allons entretenir l'Académie donnera peut-être quelque intérêt à ces recherches. On a plusieurs fois imprimé le Songe du Vergier : mais comme, en le tirant de l'obscurité des manuscrits, on se proposait uniquement de fournir des armes à l'arsenal de l'église gallicane, tout ce qui, dans le livre même, s'éloignait de la question ecclésiastique paraît avoir été regardé comme autant de digressions qu'il ne fallait pas examiner, dans la crainte de perdre un seul instant de vue le véritable but qu'il s'agissait d'atteindre. C'est ainsi que, publié deux fois en latin et trois fois en français, le Songe du Vergier n'a pas cessé d'être un livre rare, et seulement connu d'une manière incomplète par un petit nombre de personnes.
Quand il fut composé, la question du principe de la souveraineté préoccupait en France, depuis un siècle, tous les hommes puissants ou lettrés. De nos jours, on s'est demandé si la société, dans l'intérêt de son bonheur et de sa dignité, devait ou ne devait pas soustraire l'exercice de la puissance publique au contrôle de la nation ; en d'autres termes, si la souveraineté résidait toujours ou pouvait jamais cesser de résider dans le peuple. Suivant l'usage, la double thèse a d'abord été plaidée avec l'aide des syllogismes ; puis on a senti qu'elle ne pouvait se résoudre sans le secours de l'argument extrême, celui du plus fort. Dans le XIVe siècle, les droits, ou du moins les prétentions du peuple à la souveraineté, n'avaient pas encore été réduits en théorie politique ; le débat n'avait pas dépassé la limite des réclamations respectives du chef de l'église et du chef de l'état(2). L'origine de ces deux grands pouvoirs était-elle également légitime ? Quelle était la plus ancienne ? Quelle était la plus respectable ? Pouvaient-ils agir en même temps et s'accommoder parfaitement l'un à l'autre ? Grande question, au milieu des fortes croyances religieuses et de la résidence du moyen âge aux décisions de l'autorité. A vrai dire, elle ne cessa d'agiter la république chrétienne depuis l'avènement de Charlemagne jusqu'à la mort de Charles VII. Et quand le concile de Constance eut porté ses fruits, quand la pragmatique sanction eut été signée, quand enfin la question de la souverainté eut été nettement résolue en faveur de la puissance temporelle, la dernière heure du Moyen Âge ne dut pas tarder à sonner, et Luther put commencer le cours de ses prédications.
Le désir de servir les intérêts et les passions de Philippe le Bel donna naissance aux premiers écrits composés formellement en France en faveur de l'indépendance royale ; mais longtemps auparavant, le germe de ces écrits fermentait dans les écoles. Depuis Philippe-Auguste on sentait mieux la difficulté de concilier les droits de la justice séculière et de la justice ecclésiastique, parce que Montpellier, Orléans, Paris avaient conquis des chaires de droit romain. Avant cette époque, les gens du roi et les juridictions seigneuriales vouaient une sorte de reconnaissance aux ofïicialités qui venaient alléger pour eux le fardeau de l'exercice de la justice. La science et la gravité des clercs avaient aisément obtenu des Echiquiers, des Grands jours, et même des Cours royales, la connaissance d'une foule de cas difficiles à résoudre. Notre savant confrère, M. le comte Beugnot, a présenté dernièrement(3), avec un rare bonheur et la plus exacte vérité, le contraste que formaient les goûts des barons chrétiens établis en Orient pour la science du droit, et même pour les jeux de la procédure, avec l'antipathie profonde que notre noblesse territoriale montrait en général pour ces belles études et ces occupations sérieuses. Le temps que les tenanciers de France passaient à la chasse ou bien au milieu d'exercices guerriers, ceux de Chypre et de Saint-Jean-d'Acre l'employaient à suivre les débats judiciaires, à pénétrer dans les sinuosités de la procédure, soit pour dégager la vérité de tous les nuages, soit pour apprendre l'art de ne pas l'en dégager. Nous ne voyons rien de pareil en France. Les chevaliers ne font pas de livres de procédure et l'on n'en fait pas pour leur instruction. La seule autorité dont, avant le règne de saint Louis, ils se plaisent à sanctionner les arrêts, c'est la preuve testimoniale, et les témoins décident de la propriété, de la possession, des degrés de parenté, des droits aux successions, des servitudes, en un mot des réclamations de presque tous les genres. Quand les gages de bataille et les champions ne peuvent rompre le nœud d'une affaire, on renvoie la cause devant l'official, qui juge alors de par le droit romain, dont il devait connaître les principaux axiomes, et de par le droit canon, dont les décrétales et le livre de Gratien renfermeraiant l'application pour ainsi dire sacramentelle.
Mais l'étude du droit romain ayant été généralement admise en France, toutes les cours royales et seigneuriales furent promptement garnies de légistes comparables en doctrine aux suppôts de l'ofïicialité ; la juridiction ecclésiastique se vit donc chaque jour obligée d'entendre les tribunaux ordinaires réclamer la connaissance des causes et les appellations qu'on leur avait autrefois abandonnées de grand cœur. De là des luttes, des jalousies, qui n'échappèrent pas à l'œil sûr et vigilant de saint Louis. Pour les nombreuses réclamations qui présentaient une apparente connexité avec les droits de la puissance ecclésiastique, comme dans les cas de mariage, et par conséquent de paternité, de parenté, de succession, l'église évoquait les causes et, pour dernière raison, proclamait la suprématie de l'autorité spirituelle. Toutefois, je le répète, jusqu'au temps de Philippe le Bel ces contestations presque incessantes ne changèrent rien aux anciens rapports de respect et de bienveillance qui liaient nos rois et les souverains pontifes ; parce que ces derniers, formés aux libertés municipales de l'ltalie, reconnaissaient de meilleure grâce que l'ofïicialité gallicane les droits de l'autorité séculière. Il ne fallut rien moins que l'avidité de Philippe le Bel et l'impétuosité de Boniface pour amener une lutte déclarée.
Le premier apologiste formel de la suprématie temporelle du roi de France, celui que l'on pourrait par conséquent nommer le premier père de l'église gallicane, est le célèbre Gilles de Rome, AEgidius a Colonna, qui se trouvait à Paris en 1303, quand Philippe le Bel fit à Boniface VIII cette réponse que tout le monde connaît : Philippus Dei gratia Francorum rex, Bonifacio se gerenti pro sommo pontifice, salutem modificam sive nullam. Sciat tua maxima fatuitas in temporalibus nos alicui non subesse, etc(4). Les manuscrits du XIVe siècle et du XVe transcrivent toujours la lettre de Boniface et la réponse du roi de France en tête de la dissertation de Gilles de Rome, qu'ils intitulent : Quaestio bene disputata super debcito praecedentiam litterarum. « La question, » dit en commençant le docteur,
est telle : la dignité pontificale et la dignité impériale ou royale sont-elles deux puissances distinctes ? Le souverain pontife doit-il avoir une égale suprématie dans les affaires temporelles et dans les affaires spirituelles ? On soutiendra que les puissances sont distinctes, et que le pape ne peut réclamer la suprématie dans les affaires temporelles : on le prouvera, 1° par les raisons physiques, 2° par les raisons théologiques , 3° par le droit canon, 4° par le droit civil.
L'année suivante, la question fut de nouveau traitée dans le livre de Potestate regia et papali, et résolue dans le même sens, par un frère prêcheur nommé Jean de Paris, ou Jean le Sourd(5) ; mais le plus constant, le plus opiniâtre champion de l'église gallicane dans ces premiers temps, fut le cordelier Guillaume Ockam, qui semble avoir consacré toute sa dialectique à la cause de la juridiction temporelle. A toutes ces thèses en forme, il faut joindre deux discours prononcés, le premier, au début de la lutte, par le chancelier Pierre Flotte, le second, en 1336, devant Philippe de Valois, par le célèbre Pierre de Cugnières. Le chancelier Flotte paraît avoir été le premier chevalier qui ait osé traiter des bornes de la puissance pontificale. Ce fut dans une assemblée composée, ainsi que Guillaume de Nangis nous l'apprend(6), de prélats, barons, magistrats, docteurs et autres personnes graves, que Pierre Flotte se plaignit hautement des empiétements de la juridiction ecclésiastique, et demanda l'examen de la conduite du souverain pontife lui-même. Un passage de Godefroy de Paris, qui seul nous a conservé le souvenir du discours de Pierre Flotte, révèle les commencements de l'éloquence parlementaire en France, et sous ce rapport il peut sembler assez précieux pour être rapporté(7) :
Lors commencièrent leurs sermons
A faire, chevaliers en France.
Si perdirent leur audience
Clers, si furent mis avant lais.
Et sus divinité, les lais.
Les beus derrière la charrue...
Et ce fu de par Pierre Flotte
Qui dedans Paris commença
A sermonner, ainsois tença,
Car son sermon tence sembla,
Je ne sais où son tieste embla
Car en Bible ne fu pas pris.
Toutevoies assés appris
Avoit de sens et d'escripture.
Et bon sens avoit de nature.
Mais l'ordre de chevalerie
Ne requiert pas prescherie,
Et le monde si se bistourne
Qu'il convient que clergié se tourne
Du tout à fère le fet d'armes, etc.(8)
Le discours de Pierre de Cugnières dans l'assemblée convoquée à Paris en 1829 a laissé plus de souvenirs que celui du chancelier Flotte(9) ; cependant il ne nous en reste que les conclusions en tête de la réplique de l'évêque d'Autun Bertrandi. Il paraît que Pierre de Cugnières s'était attaché plutôt à signaler les abus des justices ecclésiastiques, qu'à contester le principe de la juridiction et de la puissance spirituelle. Quoi qu'il en soit, chacun de ces plaidoyers en faveur de la puissance temporelle devait être et fut en effet le signai d'autant d'apologies des prétentions contraires. Au milieu de ces milliers de syllogismes et de ces innombrables citations de textes sacrés et profanes, les consciences timorées prenaient de l'inquiétude, et l'on ne distinguait plus les moyens de résoudre la grande question de la souveraineté. La forme scolastique des plaidoyers ajoutait encore à la difficulté que les princes et les barons éprouvaient à mesurer parfaitement la juste étendue de leurs droits et des prétentions contraires. Il y eut cependant une sorte de trêve entre les deux camps durant les calamités du règne du roi Jean ; mais, quand Charles V fut maître incontesté de la couronne de France, il reprit la question des deux juridictions avec la curiosité et l'activité prudentes qui faisaient le fond de son caractère. Pour dissiper les obscurités de tant de thèses barbares, il ne se contenta pas de faire traduire en français les anciennes thèses qui réunissaient les arguments les plus solides ; il chargea l'un de ses conseillers les plus habiles de composer un ouvrage nouveau, dans lequel une large part dut être réservée à cet important sujet. Ainsi fut composé le Songe du Vergier.
Ce livre est écrit en forme de dialogue entre un clerc et un chevalier. Il a deux parties : dans la première, le clerc est l'agresseur ; dans la seconde, le chevalier reprend l'offensive. L'ouvrage n'a jusqu'à présent été considéré que comme un factum pour les rois contre les papes ; on s'est en cela doublement trompé. D'abord ce n'est pas un factum, mais une exposition impartiale. L'auteur, malgré la vivacité de son argumentation, a prétendu garder la neutralité dans la grande lutte des deux puissances, et si le chevalier, dans le premier livre, répond solidement à tous les raisonnements du clerc, celui-ci, dans le second, regagne tout l'avantage, et la solution du débat est peut-être également incertaine avant les premières paroles et après les dernières. Mais dans ce rapport impartial des assertions contraires, l'auteur ne s'arrête ni devant la force des arguments, ni devant la témérité des répliques. Persuadé, comme le prince auquel il adressait son livre, que les questions de juridiction ecclésiastique ou temporelle étaient indépendantes des intérêts de la foi catholique, il ne craint pas de mériter, en disant tout, l'accusation de beaucoup trop dire, et nous devons ajouter que, sans être inquiété par l'ofïicial ou l'université(10), il a souvent égalé l'audace de Luther et de Calvin. Du reste, à ne voir dans le Songe du Vergier que la dispute des deux puissances, c'est un livre dont les éléments sont plutôt habilement disposés que nouvellement employés, et dont la plupart des arguments se retrouvent déjà dans les précédents controversistes, comme Hincmar, saint Bernard, saint Anselme, saint Thomas, Guillaume Ockam, Jean de Paris, Gilles de Rome et Jean Bertrandi.
Mais la question des deux puissances n'est pas la seule qui ait préoccupé l'auteur. Il y a, dans le Songe du Vergier, une série d'enseignements qui touche directement aux mœurs et à la politique du jour, au gouvernement du roi. Si j'osais même employer des expressions créées pour d'autres ouvrages, je dirais qu'on peut y trouver une règle pour la conscience de Charles V, et la clef du cabinet de ce prince. Mais, tout en voulant soumettre à un nouvel examen les bornes respectives de la souveraineté, le roi désirait faire passer au creuset d'une discussion approfondie, les idées politiques, base de son gouvernement, et la théorie des droits de sa couronne. Ainsi, l'auteur du livre dont nous parlons rappela la justice des prétentions de la France sur les provinces méridionales, nouvellement arrachées à la suzeraineté de l'Angleterre ; il aborda nettement la question délicate de la saisie du duché de Bretagne ; il exposa les droits respectifs de la noblesse, de la chevalerie, de la propriété féodale et roturière ; il posa les cas du droit de guerre ; il traita de l'usage des tournois et des gages de bataille, de la nécessité d'abréger les procès, des avantages et des dangers du célibat monastique et de la polygamie des Orientaux. Dans la rédaction latine, il tenta de retenir le pape en France, et, quand le pape fut parti, il ne craignit pas, dans la rédaction française, de blâmer cette détermination et de prédire à Grégoire de nombreux sujets de repentir. Il ne s'en tint pas même aux questions d'intérêt général : de l'examen du système politique en France, il passa à l'apologie des goûts particuliers du prince; il parla de sa passion généreuse pour les collections de livres ; il indiqua le danger de son application extrême aux sciences occultes, à la divination, à l'astrologie ; il alla même jusqu'à faire allusion au choix des conseillers du roi, mettant la capacité administrative des professeurs de morale et de philosophie en parallèle avec celle des personnages qui avaient fait de la pratique du gouvernement l'étude de toute leur vie. La question, ainsi posée fut, comme on le pense, résolue au profit des hommes d'état, et cette discussion prouve encore assez bien que l'auteur du Songe du Vergier n'était ni un professeur de philosophie comme Nicolas Oresme, ni un compilateur de traductions ascétiques et théologiques, comme Raoul de Presles. Dans tous les cas, on n'a pas défini convenablement un livre où sont abordés tant de problèmes de morale et de politique, quand on a dit qu'il avait pour seul objet le fonds des disputes soulevées entre les justices royales et l'offîcialité(11) ; et Brunet, auquel on doit cette appréciation inexacte, a fort mal démontré que le Songe du Vergier n'était pas l'ouvrage de Philippe de Maizières, auteur du Songe du vieux Pèlerin, en ajoutant que, dans ce dernier livre, on trouve un projet sur l'abréviation des procès, des avis très sages sur la discipline militaire, et une longue dissertation sur le danger des opérations astrologiques. Α. notre avis, au contraire, et même avant de lire le Songe du vieux Pèlerin, on pouvait se contenter de pareilles observations pour reconnaître une analogie frappante dans la portée, la forme et le caractère général des deux compositions.
Je ne me suis pas proposé de faire ici l'analyse du Songe du Vergier : d'autres ont, de nos jours, tenté de la faire, comme l'académicien Camus et M. Dupin aîné, dans leurs éditions de la Bibliothèque des livres de droit(12), et tout nouvellement encore un jeune légiste, recommandable par un beau travail couronné dans le sein de cette Académie(13). Si l'examen auquel chacun d'eux s'est livré laisse beaucoup à désirer, on pourra combler aisément les lacunes de leur travail, en se reportant aux éditions faites dans les quatre derniers siècles(14) ; mais les points que nous allons essayer d'éclaircir ont à peine été l'objet de l'attention des critiques. Lancelot ayant conjecturé que le Songe du Vergier était postérieur à l'année 1378, on a reçu son opinion sans la discuter ; personne d'ailleurs, sans en excepter Lancelot, n'ayant pris la peine de rechercher sérieusement laquelle des deux rédactions, latine ou française, était la plus ancienne. C'était là pourtant ce qu'il était nécessaire de déterminer, et du moins ce que nous essayerons de découvrir avant de nous préoccuper du nom probable de l'auteur ou des auteurs.
Commençons par la rédaction latine : il est aisé de reconnaître l'époque à laquelle elle doit remonter. Elle est offerte au roi Charles V, et, dans l'épître préliminaire, l'auteur, après avoir rappelé la mort de Pierre le Cruel, arrivée en 1368, ajoute(15) :
Numquid tota Aquitania et plures partes Picardiae in brevi tempore et repente per te, de manibus Anglorum receperunt libertatem, et modo satis admirabili et alias in audito, cum castra inexpugnabilia et alia loca vi armata fuerunt occupata? Numquid Britannia tota testabitur miracula, quae ad nutum tuum, domino Johanne de Monteforti quondam duce suo, adversario tuo Anglico adhaerente, exacto, ad te totaliter est conversa ?
Nous sommes ici transportés à l'année 1374, époque de la conquête des provinces méridionales, de la saisie du duché de Bretagne et de la reprise des villes frontières de Picardie(16). Cette reprise fut immédiatement suivie d'une trêve de deux années ; ce n'est donc pas avant la conclusion de cette trêve que le Somnium Viridarii dut être présenté au roi de France ; mais, d'un autre côté, ce ne fut pas longtemps après, si nous avons égard aux derniers chapitres de l'ouvrage. Ils nous offrent une discussion vive entre le clerc et le chevalier, d'un côté, pour exhorter le pape à quitter la France, de l'autre, pour le conjurer d'y rester, au nom de l'intérêt général de la chrétienté. Le chevalier ayant opposé le mauvais esprit des populations italiennes aux sentiments affectueux et dévoués des Français, le clerc répond :
Forsitan istae scissurae quae in Italia invalescunt et pullulant hodie causantur propter absentiam sedis apostolicae...Dei igitur potentia...tangat cor praesentis Romani pontificis, ad visitandum sacro sanctam ecclesiam Romanam : proprie enim convenienter nunc summuspontifex posset et deberet dicere : Tempus est ut revertar ad illam qui memisit(17).
Ainsi parle le clerc, et le chevalier résume la longue série des arguments opposés par ces mots : Absit quod Romanus pontifex, ejectis considerationibus supradictis, Romam iterum proficiscatur !
Or, s'il est vrai que le pape Grégoire XI ait, dès l'année 1375, exprimé l'intention de retourner en Italie ; si l'on se souvient des efforts multipliés de Charles V pour le retenir, et de l'ordre qu'il transmit au duc d'Anjou de se rendre à la cour du pape pour y plaider une cause que l'on regardait comme celle de la France(18) ; si l'on ne peut révoquer en doute qu'en dépit des efforts du duc d'Anjou et de Philippe de Maizières, le pape ait quitté la ville d'Avignon le 13 septembre 1376 et qu'il soit entré dans Rome quatre mois plus tard(19), on sera forcé d'avouer que la composition latine du Somnium Viridarii a dû précéder ces derniers événements, et qu'il faut en conséquence la placer entre le commencement de 1375 et le mois de septembre de de l'année suivante, époque du départ de Grégoire XI.
Mais quelques lignes placées dans les manuscrits à la suite de la rédaction latine donnent à ce calcul le caractère de l'évidence, et la question de date aurait été par conséquent depuis longtemps résolue, si les précédents critiques ne s'étaient pas contentés de recourir aux éditions imprimées, dans lesquelles il faut avouer que ces lignes ne se retrouvent pas. Les voici :
Hic est finis quem ille imposuit qui est omnium principium atque finis. Anno Domini MCCCLXXVI, qua etiam die illustrissimus princeps rex Franciae, duobus annis revolutis, inter agentes in rebus domus suae et in consiiiarium me, quamvis indignum, motu proprio duxit eligendum. Quia igitur omnipotens Deus me perduxit ad finem hujus operis peroptatum, infinitas benedictionis gracias sicut possum refero(20).
La date de la rédaction latine ainsi fixée à 1376, il nous reste à découvrir la date de la rédaction française, et nous n'aurons pas de peine à reconnaître qu'elle est la moins ancienne. On chercherait vainement dans les manuscrits qui nous l'ont conservée(21) une indication analogue à celle que fournit l'explicit des manuscrits latins ; ce texte français est d'ailleurs beaucoup plus étendu, plus circonstancié, et les allusions historiques communes aux deux rédactions sont, dans la dernière, accompagnées d'autres allusions postérieures au mois de mai de l'année 1376. Ainsi, dans un passage curieux du Somnium Viridarii, l'on avait fait de l'amour des princes pour la justice le fondement de la fidélité des peuples à l'égard des princes. On avait soutenu que les bouleversements politiques avaient pour cause spéciale la mauvaise conduite des souverains :
Quid diebus nostris Petro, potentissimo regi Hispanae, evenerit, nemo est qui ignoret ; qui, per fratrem suum naturalem Henricum cum giadio interemptus, dictum Henricum dimisit heredem. Quid insuper contigerit domino Joanni de Monteforti, nuper duci Britanniae notum est omnibus. Isti namque, quoniam a se scientiam Dei repulerunt, et ipsi repulsisunt.
Ces exemples, plusieurs fois rappelés, sont toujours empruntés aux grands évènements de 1374 et 1375, et l'écrivain latin n'en dit pas davantage ; mais, précisément à l'époque de la publication du Somnium Viridarii les trêves avec l'Angleterre expiraient, et la guerre se rallumait avec plus de violence que jamais entre les deux couronnes. Voici donc comment le passage latin que nous venons de citer est rendu dans la rédaction française :
Et si avons exemple de nouvel du roi Pierre de Castille... Et aussi messire Jehan de Montfort, naguières duc de Bretagne, a esté soubdainement privé de la duchié, ce semble par divin jugement. Considérons aussi come Dieu se est vengié du très-grant orgueil du prince de Galles ; laquelle chose a esté pour ce qu'ils ont de soy la science de Dieu débouté ! (22)
Veut-on savoir pourquoi cette dernière phrase, relative à la mort du Prince-Noir, ne se trouve pas dans la rédaction latine ? C'est que cette rédaction fut achevée le 15 mai 1876, et que le héros de l'Angleterre ne mourut que le 8 juin de la même année.
Les mêmes différences se font remarquer dans la manière dont la question du séjour du pape en France ou de son retour en Italie est présentée dans les deux ouvrages. Grégoire XI étant parti d'Avignon peu de temps après la publication du Somnium Viridarii, il ne s'agissait plus, dans la rédaction française, d'essayer de le retenir ; on se contente donc d'apprécier les conséquences de son départ. D'abord, le clerc y trouve grandement à louer :
Il semble, dit-il, que la puissance de Dieu... qui fist monseigneur saint Pierre retourner à Rome.... si a touchié le cuer du saint-père qui est à présent, et l'a fait retourner pour visiter le siège de Rome , lequel estoit désolé et est encores... pourquoy doit estre appelé le vray pasteur. Et pourroit le saint-père, quant il retourna à Rome, dire les paroles de N. S. J. C. Tempus est ut revertar ad eum qui me misit(23).
Pétrarque, en 1367, avait déjà plaidé victorieusement la cause de Rome(24), et, bien que tous les arguments de l'illustre poète ne fussent pas d'une même force, il faut avouer qu'en général ils étaient décisifs. Citons pourtant quelques fragments de la réplique du chevalier :
J'ai ouï, dit-il(25), les raisons par lesquelles vous approuvez le département du pape, lequel a laissé le pays de France et est allé à Rome. Certes.... je supplie et requiers au saint-père qu'il considère bien le lieu duquel il est départi et le lieu aussi où il est allé. Et véritablement il trouvera que le pays de France est plus saint et plus sûr et meilleur... Il semble que le pape de Rome par raison doit plus eslire demeure en France que à Rome, pour la plus grande convenance et ressemblance que France a à tout le monde. Car, comme dient les mesureurs de la mappemonde, Marseille est le milieu du monde... Mais certes d'une chose ne me puis taire : c'est assavoir de la manière par laquelle le saint-père qui est à présent a visité l'église de Rome ; car il a amené gens de compaignie, pillars et voleurs, lesquels destruisent non pas seulement les adversaires de la terre d'Église, mais aussy la propre terre de l'Eglise et de ses subjects. Cette visitation ne semble pas visitation de saint-père, mais de tyrant très-cruel ; car, posé le cas qu'il puisse justement les rebelles de l'Eglise guerroyer, toutefois il le doit faire par gens d'armes qui de bonne vie seraient et honneste conversation... et que les Florentins et leurs alliés se soient rebellés en notre mère sainte Eglise, et que leur péchié regarde directement le saint-père de Rome, néanmoins il ne devoit point procéder contre eux, mesmement par voie de guerre : car du procès espirituel, s'il a esté juste ou non, je n'en pense riens distribuer, et pour cause(26).
Ce passage nous révèle un fait historique que l'on chercherait vainement ailleurs : c'est le caractère des gens que le souverain pontife avait choisis pour escorte à travers l'Italie. Ainsi jusque-là la France n'était pas délivrée des grandes compagnies. Le sire de Coucy avait bien pu décider ces terribles auxiliaires à le suivre en Allemagne au moment de la conclusion des trêves avec l'Angleterre ; mais, fatigués des obstacles qu'ils avaient rencontrés dans la Suisse et dans l'Autriche, ils étaient revenus en France au mois d'avril 1376. A compter de cette année, l'on cesse d'entendre parler de leurs ravages, et sans doute le voyage de Rome dut beaucoup contribuer au silence des historiens de nos provinces. Mais, pour ce qui regarde l'auteur du Songe du Vergier on voit clairement qu'il écrivait ces lignes françaises après le départ d'Avignon, en 1376, et avant la mort de Grégoire XI, en mars 1378. Comment douter en effet que ce dernier événement, s'il en avait eu connaissance, ne lui eût fourni de nouveaux arguments en faveur de la thèse qu'il voulait soutenir ? Il se fût d'ailleurs gardé de trembler pour les Florentins, car, en réalité, le retour du pape ne leur fit rien perdre de leurs avantages ; surtout il n'eût pas prédit, comme il l'a fait dans un autre endroit, le mauvais accueil qui attendait le saint-père à Rome, car il y fut reçu avec des transports de joie et des acclamations universelles. De cette longue série de preuves, il résulte nettement que le livre latin Somnium Viridarii est antérieur au livre français le Songe du Vergier ; que le premier fut achevé le 16 mai 1376, et que le second fut écrit après le départ d'Avignon et avant la mort de Grégoire XI, c'est-à-dire entre le mois de septembre 1376 et le mois de mars 1378.
Et puisqu'il est naturel d'attribuer à l'auteur du Somnium la rédaction de l'explicit reproduit dans les deux manuscrits connus du plus ancien texte ; puisque cet explicit est exactement justifié par les inductions chronologiques semées dans l'ouvrage, il faut bien lui reconnaître, par conséquent, que l'auteur était au nombre des conseillers du roi, des chevaliers de son hôtel, et qu'il avait été revêtu de ce double honneur le 16 mai 1374. Voilà ce que nous ne devrons pas oublier, quand nous essayerons de démontrer que cet auteur ne peut être que Philippe de Maizières.
Les écrivains auxquels on a cru pouvoir attribuer le Songe du Vergier sont au nombre de neuf, et voici leurs noms : Philothée Achillini(27), Jean de Vertus(28), Alain Chartier(29), Guillaume de Dormans(30) Nicolas Oresme(31), Charles de Louviers(32), Jean de Lignano(33), Raoul de Presles(34) et Philippe de Maizières(35). Sur ce nombre, sept peuvent être éliminés en peu de mots. La Monnoie, dans ses notes sur les Ouvrages des savants de Baillet(36), a finement indiqué la source de Terreur qui avait fait attribuer le Somnium Viridarii à Philothée Achillini, l'auteur du Viridario ; et Lancelot(37) a de son côté, prouvé suffisamment que Jean de Vertus n'avait jamais existé. Le chancelier Guillaume de Dormans était mort cinq ans avant que le Somnium ne fût écrit, et pour Alain Chartier, il naquit plus de cinq ans après la publication de l'ouvrage. Nicolas Oresme, fameux traducteur des Etiques et des Economiques d'Aristote, est vivement pris à partie dans le Songe du Vergier(38) ; il ne peut donc en être l'auteur. Le sixième nom, Charles de Louviers, est supposé comme celui de Jean de Vertus, et nous avons quelque raison de penser que la vanité d'une famille assez puissante au XVIe siècle et fort ambitieuse a pu seule donner à cette attribution une sorte consistance. Cette famille de Louviers, à laquelle appartenait bien réellement le Maurevel qui tira sur l'amiral de Coligny le coup d'arquebuse précurseur de la Saint-Barthélémy, était établie dans le Senonois et remontait aux dernières années du règne de Charles VI. Ce n'était pas assez pour elle : l'explicit du Somnium Viridarii fournissant la preuve que l'auteur avait été conseiller du roi Charles V, on sentit l'avantage qu'il y aurait à faire passer le Somnium sous le nom d'un membre de la famille, parce que, dès lors, on pouvait être en droit de réclamer pour elle un conseiller du roi plus ancien que tous les autres du même nom, et par ce moyen gagner un demi-siècle de noblesse. Il fallait une preuve : on la fit reposer sur une signature prétendue qui devait se trouver à la fin d'un volume de la bibliothèque de l'église de Sens, égaré par malheur dans le temps où l'on croyait avoir besoin d'en invoquer le témoignage, c'est-à-dire au commencement du XVIIe siècle. Voilà comment, sur les feuilles de garde d'un exemplaire de l'édition imprimée de 1516, on lit encore aujourd'hui les mots suivants écrits à la main vers 1620 :
In exemplari autographo, quod quondam fuit in bibliotheca Senonensis ecclesiae, sub iinem ita scriptum erat : Hic est finis quem ille imposuit, (etc. comme dans l'explicit ordinaire) ... Signé Carolus de Louviers.
Mais, en admettant l'existence de ce volume et l'authenticité de cette signature, nous y devons reconnaître plutôt la mention du copiste ou d'un ancien propriétaire, que celle de l'auteur, puisqu'on ne la retrouve pas dans les autres leçons, à la suite du même explicit. Comment avait-on discerné le caractère autographe du manuscrit ? On ne le disait pas ; et, si nous ajoutons qu'aucun monument du règne de Charle V n'a jusqu'à présent signalé le nom de ce Charles de Louviers, on conviendra que M. Dupin aîné, dans sa Bibliothèque des livres de droit dans les Notices bibliographiques qui accompagnent l'ouvrage, n'aurait pas dû regarder comme incontestables les titres de ce personnage imaginaire à la composition du Songe du Vergier.
Camus a, de son côté, fait une réclamation en faveur de Jean de Lignano, jurisconsulte bolonais(39). Comme il ne donne aucune preuve à l'appui de cette étrange attribution, et comme nous ne les devinons pas, nous aimons mieux passer tout de suite à ce qu'un autre critique plus ancien, Antoine Lancelot, a dit en faveur de Raoul de Presles, le seul écrivain qui puisse sérieusement contester à Philippe de Maizières l'honneur d'avoir composé le Songe du Vergier.
Les deux mémoires de Lancelot furent lus à l'Académie des belles-lettres le 19 avril 1735 et le 31 août 1736(40). Ils ont pour but de réunir l'histoire de trois anciens écrivains du même nom ; mais nous ne devrons parler ici que du troisième, dont nous essayerons de compléter la biographie littéraire. Raoul de Presles le jeune était fils naturel du premier Raoul, et n'obtint ses lettres de légitimation qu'au mois de décembre 1373(41). A cette occasion et dès ce moment, il convient de remarquer la triste part faîte aux enfants naturels dans le Songe du Vergier. Bien que l'usage, plutôt que les convenances, leur permît déjà en aulcuns païs de prendre le nom et de se parer, sauf quelque différence, des armoiries de leur père(42), on y déclare que la maison de France serait déshonorée si la même tolérance s'étendait jamais aux enfants naturels des rois. Or il faut avouer qu'on a peine à reconnaître, dans l'auteur de pareilles propositions, un homme dont la naissance eût elle-même été illégitime.
Quoi qu'il en soit, Raoul de Presles nous a plusieurs fois donné la liste des ouvrages qu'il avait traduits ou composés(43). C'est le Compendieux moral de la chose publique ; c'est la Musa ; ce sont les Chroniques temporisées jusqu'à Tarquin l'Orgueilleux ; plusieurs Lettres ou petits traités ; les traductions de la Cité de Dieu, de la sainte Bible, du livre Rex pacificus, et enfin d'un autre livre sur la Question des deux puissances.
Les Chroniques temporisées jusqu'à Tarquin ne semblent pas être venues jusqu'à nous, et nous ne pouvons en regretter bien vivement la perte. C'était peut-être le début ou la conclusion du Compendium morale reipublicae que l'on croyait également perdu, mais que j'ai pu dernièrement retrouver dans l'un des manuscrits de l'ancienne bibliothèque de Sorhonne(44). Raoul ne l'a pas écrit en français, comme on serait en droit de le supposer d'après les deux prologues de la Cité de Dieu et de la Bible : il l'adressa à Jean d'Angeront (de Angeronte), évêque de Chartres, que la Gallia christiana nomme d'Anguerant(45).
Jean d'Angeront ayant occupé le siège de Chartres de 1360 à 1368, le Compendium doit avoir été composé dans cet intervalle de temps. C'est un traité dépourvu de méthode mais fécond en rapprochements d'un véritable intérêt. La peinture des malheurs de la France, à l'époque des ravages commis par les grandes compagnies, suffirait même seule pour le recommander à l'attention de tous les curieux, si Raoul n'avait pris soin de la transcrire presque sans modification dans son autre ouvrage de la Muse, qu'il fit paraître à peu de temps de là. Quant au but du Compendium, il est difficile de l'entrevoir. L'auteur commence par l'énumération de tous les genres de vertus et de vices, qu'il définit à coups de citations de Macrobe, Boèce, Aristote et Cicéron. Puis, sans trop de préparation, il entreprend la description de l'ancienne Rome, de son gouvernement, de ses magistrats, de ses lois, de ses dieux, de ses fêtes. Enfin, c'est après avoir rappelé les superstitions du paganisme et les malheurs de la guerre civile, qu'il jette un regard sur la France pour en regretter l'ancienne félicité et pour en déplorer les calamités présentes. Tel est le Compendium morale reipublicae.
Charles V reçut l'hommage du second ouvrage de Raoul de Presles, la Musa(46), dont Lancelot a bien fait connaître la disposition et le caractère(47). Raoul, en 1371, était revêtu de la charge de conseiller et d'avocat du roi, et l'on en voit la preuve dans le compte de Jean Lhuissier, daté de cette année. Une quittance originale de 1375, conservée dans le cabinet des titres du roi, atteste aussi qu'il jouissait alors d'une pension de six cents livres. Elle est signée Raoul et revêtue d'un sceau qui, dit Lancelot, « n'est pas chargé d'armoiries suivant l'usage le plus ordinaire, parce que, n'estant que fils légitimé, il n'auroit pas eu le droit d'en avoir(48). » Effectivement, le scel offre l'empreinte d'une pierre gravée antique. C'est une tête de vieillard d'un fort bon style. Mais il faut bien se garder d'en conclure que Raoul de Presles n'eût pas le droit de choisir un cachet plus conforme aux règles communes du blason. La preuve de l'usage contraire se tirerait du passage suivant du Songe du Vergier :
Nous trouvons armes ou signes de personnes nobles et de non nobles ; desquels aucuns prennent leurs armes de la licence et congié du roi ; (...) les autres sont qui prennent armes de leur propre autorité : laquelle chose ils peuvent faire loisiblement, mès qu'ils le façent sans préjudice de aultruy(49).
Il est évident, d'après cette phrase, qu'on n'en était pas encore, au XVIe siècle à regarder les armoiries comme une marque, un emblème de noblesse. C'était une devise ou plutôt une signature figurée dont l'origine était plus ou moins illustre, et chacun avait le droit de la choisir et de la conserver à sa famille, qu'elle fût noble, vilaine ou roturière. Le casque ou cimier placé sur l'angle droit du blason pouvait seul permettre de distinguer la qualité de chevalier dans ceux qui l'affectaient. Il était pourtant déjà quelquefois usurpé par les simples écuyers, mais jamais par ceux auxquels la profession des armes, ancienne ou nouvelle dans leur famille, ne donnait pas les privilèges de noblesse. Quant au blason en lui-même, c'était, je le répète, une langue à la disposition de tout le monde, et, pour n'être pas inquiété dans le choix d'un scel armorie, il suffisait de ne pas contrefaire celui d'une famille précédemment connue. Aujourd'hui nous sommes devenus plus difficiles, et le ridicule défend aux personnes d'une noblesse d'extraction incertaine de feuilleter le vaste dictionnaire des armoiries pour y former une combinaison nouvelle à leur convenance.
L'ordonnance de la Musa présente de nombreux rapports avec plusieurs autres ouvrages du XIVe siècle, mais il faut avouer que la latinité savante et toujours recherchée de Raoul de Presles contraste étrangement avec la simplicité de style et la continuité des gallicismes du Somnium Viridarii. Le Traité de l'oriflamme(50) dont on fait ensuite honneur au même Raoul, est plutôt l'amplification d'une partie de ses Commentaires sur la Cité de Dieu de saint Augustin. Quand il entreprit ce dernier ouvrage, en 1371, Raoul était déjà dans un âge fort avancé, puisqu'il allègue les inconvénients de la vieillesse autant que les nombreuses occupations de son advocatie(51) pour se dispenser de l'exécuter ; mais enfin il crut devoir obéir et présenta cette fameuse traduction à Charles V dans le mois de décembre 1375.
Ce ne fut pas encore la dernière œuvre littéraire de Raoul de Presles. Christine de Pisan nous apprend que le roi Charles fit exécuter trois versions de la sainte Bible(52): la première littérale, la seconde glosée, la troisième allégorique. Nous les avons conservées toutes les trois, et la première est certainement de Raoul de Presles. L'importance que cet écrivain attachait constamment à placer dans chacun de ses prologues la liste de ses travaux précédents ne nous permet pas de douter que cette traduction ne soit encore postérieure à celle de la Cité de Dieu.
Je considère, dit-il, de rechief mon âge et l'adverse fortune de ma maladie, et les autres oeuvres que je avois faites ; c'est assavoir la translation et exposition du livre monseigneur saint Augustin de la Cité de Dieu, le livre qui s'appelle le Compendieux moral de la chose publique, le livre qui s'appelle la Muse, avec aucunes épitres(53).
On a vu que Raoul de Presles, mort en 1381, accusait les infirmités de la vieillesse dès l'année 1371 ; il est donc extrêmement probable que la conclusion de sa vie littéraire fut cette traduction de la Bible ; encore ne paraît-il pas l'avoir terminée ; les manuscrits qui la reproduisent exactement n'allant pas au-delà des psaumes de David. Une pareille occupation convenait d'ailleurs assez bien à son grand âge : car il ne s'agissait que d'abréger la version antérieure de Guyart des Moulins et d'en supprimer les concordances historiques. Mais si, malgré la facilité de ce travail, nous avons besoin du témoignage de Raoul pour ne pas lui en contester la propriété, comment pourrons-nous gratuitement admettre que ce même Raoul de Presles ait encore, après la version de la Bible, écrit en latin, puis traduit en français un ouvrage aussi long, aussi remarquable, aussi difficile que le Somnium Viridarii ? Pour n'être pas embarrassé par la Cité de Dieu terminée en 1375, et par la Bible achevée en 1377, Lancelot renvoie la composition du Somnium Viridarii après l'année 1378(54) ; mais la seule preuve qu'il en donne n'est pas solide et ne saurait balancer ni l'autorité des citations que nous avons réunies, ni celle de l'explicit latin que nous avons transcrit.
Voici la raison de Lancelot :
On ne peut, dit-il, douter que le Songe du Vergier ne soit des dernières années de ce règne, puisqu'on y discute ce qui concerne la confiscation de la Bretagne, et que le chevalier prouve que Charles V a pu et a dû le faire pour les félonies commises par Jean de Montfort son vassal. L'arrest qui la prononça est du 18 décembre 1378 : le Songe du Vergier doit donc être postérieur à cette date. (t. 13. p. 660)
Il est aisé de répondre que, si l'arrêt du parlement est en effet du mois de décembre 1878, la confiscation avait été réellement accomplie dès l'année 1374(55). Lancelot d'ailleurs n'a pas, en cet endroit, comparé les deux textes : dans le latin, le chevalier, à la fin du premier livre, conclut seulement à ce que Jean de Montfort, en raison de sa félonie, soit privé de la jouissance de son duché de Bretagne. II appuie même sur la distinction de la propriété qui doit rester au duc, et de la possession dont il peut être justement privé par le roi.
Si per dictum dominum Johannem conditiones non fuerint adimpletae, hoc non parabat sibi prejudicium quoad proprietatem, sed quoad possessionem tantum. Potuit ergo ducatus, per factum suum, cadere in commissum. Et sic concluditur, quod rex Franciae secundum Deum et justitiam detinet ducatum Britanniae(56).
Ainsi, loin de songer à l'arrêt intervenu cinq ans après la saisie du duché de Bretagne, l'auteur du Somnium ne reconnaît même pas encore au roi de France la faculté de rendre cette saisie définitive. Or le texte latin est et doit être notre point de départ pour fixer la date de la composition originale. Mais les prétentions du roi se révèlent plus nettement dans la rédaction française. Ce n'est plus la saisie temporaire, mais bien la confiscation définitive que l'on veut obtenir. Les héritiers de Charles de Blois demandaient le profit de la déshérence de Jean de Montfort : le chevalier combat leurs prétentions et les déclare inadmissibles. Il fait même à Charles V un devoir, une obligation impérieuse, de n'avoir aucun égard à cette réclamation, et il conclut par ces mots :
Le roy de France selon Dieu et selon tous droits humains tient la duchié de Bretaigne en sa main, pour la rébellion et la trahison manifeste de messire Jean de Montfort. Et en est privé jà par sentence de droit ledit messire Jean, laquelle sentence de droit le roi peut déclairer ensi comme il est acoustumé, en tel cas toutefois qu'il lui semblera que bon soit(57).
Ces paroles ont sans doute une tout autre portée que celles du livre latin, et justifient parfaitement notre opinion sur la date relative des deux textes. Il importe peu, d'ailleurs, que la deuxième rédaction soit postérieure à l'année 1378 ; mais, toutefois, nous pensons que la citation française elle-même se rapporte encore à l'état de la question de Bretagne avant l'arrêt de confiscation rendu solennellement au mois de décembre 1378(58). Dans la pensée de l'auteur du Songe du Vergier, les mots sentence de droit ne doivent regarder que les règles juridiques dont le roi pouvait demander l'application à sa cour des pairs dès qu'il le jugerait convenable. Et ce qui prévient toute autre interprétation, c'est le texte même du jugement rendu peu de temps après, lequel, dans plusieurs de ses dispositions les plus importantes, est contraire à la prétendue sentence de droit alléguée par notre chevalier. On sait en effet que, malgré l'opposition opiniâtre des gens du roi, le parlement, ou plutôt la cour des pairs réserva par une clause expresse les droits des enfants de Charles de Blois sur le duché de Bretagne.
Mais, pour revenir à Raoul de Presles, il avait écrit, longtemps avant les Commentaires sur la Cité de Dieu, d'autres opuscules qu'il a désignés sous le nom de Lettres. Telle est la traduction d'un livre dont les manuscrits ne nous ont pas conservé le titre et que nous désignerons, comme il l'a fait lui-même, parles premiers mots Rex pacificus, empruntés aux livres saints. Tel est encore le petit traité De utraque potestate. Lancelot, pour fortifier l'attribution qu'il faisait du Somnium Viridarii à l'auteur de la Musa, a placé la composition de ces deux morceaux après celle des versions de saint Augustin, de la Bible et même du Somnium. Rien ne justifie une date aussi tardive. La traduction du Rex pacificus est rappelée dans celle du livre De utraque potestate, et ce dernier ouvrage était déjà connu du public quand fut entrepris le Somnium Viridarii. En effet, c'est à ce livre de Raoul de Presles que fait allusion l'auteur du Somnium quand il dit dans son prologue :
Mon très-redoubté seigneur, en la présence de votre majesté, ceste doubte (des deux puissances) a esté autreffois desputée par manière d'esbatement et de collation : c'est à savoir se la puissance espirituelle et la puissance séculière sont divisées et toutes séparées en divers supports, ou se les deux puissances sont sans estre divisées ni aucunement séparées. Et ainsi comme je fusse là présent, et eusse oy pluseurs et très-fortes raisons tant pour l'une partie que pour l'autre(...) la nuit ensuivant m'avint telle aventure.
Goldast a publié cette traduction du traité De utraque potestate dans le premier volume de sa Monarchia imperii Romani(59) et la Bibliothèque du roi en conserve deux anciennes leçons manuscrites(60). Toutes les deux portent le même préambule :
Au commandement de très-haut et très-excellent prince Charles, par la grâce de Dieu, cinquième roy de France de ce nom, maistre Raoul de Praelles translata de latin en françois la question qui s'ensuit. La question est à savoir se la dignité pontificale et impériale sont deux puissances distinctes, divisées, etc.
Telle doit être certainement la thèse que l'auteur du Songe avait entendu lire devant le roi, et Lancelot s'est évidemment trompé quand il n'y a reconnu qu'un résumé du Songe du Vergier. Suivant lui, Charles V aurait souhaité qu'on fît de cet ouvrage :
si rempli de preuves allongées et de digressions, une traduction très-abrégée qui lui donnât une idée nette de ce qui y était discuté. Raoul de Presles exécuta ce dessein(...) il n'est entré dans aucune des discussions qui sont dans le Songe du Vergier sur la succession à la couronne, la guerre contre l'Anglais, la confiscation de la Bretagne, l'immaculée conception, etc. Il s'est renfermé dans la question sur les deux puissances(61).
Nous répondrons que le motif de la retenue de Raoul de Presles était bien simple : c'est qu'il traduisait, non pas le Somnium Viridarii, auquel on ne s'avisait pas encore de penser en 1304, mais bien le traité de Gilles de Rome, composé à l'occasion de la fameuse lettre de Philippe le Bel à Boniface VIII. Ce traité, que l'on alléguait constamment dans les écoles depuis plus d'un demi-siècle, a été réimprimé par Goldast(62). Nous en ayons conservé plusieurs anciennes leçons manuscrites(63) ; nous avons donc pu nous convaincre que la traduction de Raoul de Presles était la plus exacte, la plus littérale du monde. Elle a bien cela de commun avec le Somnium Viridarii, qu'elle touche aux mêmes questions ecclésiastiques ; mais Gilles de Rome avait fait un plaidoyer, et le Songe du Vergier est, comme je l'ai fait remarquer, un rapport impartial.
Lancelot n'est pas le seul qui ait méconnu l'origine de la traduction de Raoul de Presles ; Goldast exprime les regrets les plus touchants sur la perte du texte latin en tête de l'édition qu'il donnait lui-même et de la traduction et de l'original(64).
Plaise à Dieu, s'écrie-t-il, que nous puissions jamais découvrir un autre traité de Raoul de Presles mentionné par lui-même sous le nom de Rex pacificus ! Plaise à Dieu surtout que l'original du précieux livre dont nous publions la traduction française nous soit un jour montré par quelque citoyen vraiment jaloux du salut de la patrie et de la véritable liberté !(65)
Après de telles sollicitations notre modestie est presque embarrassée d'avoir à déclarer que le fameux Rex pacificus lui-même, tant désiré par Goldast, et que Lancelot supposait un ouvrage politique et historique, nous l'avons retrouvé dans deux manuscrits de la Bibliothèque du roi(66), non pas en le cherchant, il est aisé de comprendre que les catalogues n'aient pas adopté pour titre les premiers mots de l'ouvrage, mais en poursuivant une autre recherche infructueuse. Et c'est généralement ainsi, comme l'expérience nous l'apprend tous les jours, que l'on arrive à découvrir quelque chose.
Mais pour revenir à la dissertation De utracque potestate, les seuls mots que Raoul de Presles n'avait pas traduits de Gilles de Rome tendent à déterminer l'influence réelle qu'avait eue la lettre du pape Zacharie sur l'élection de Pépin. "Et de ce," ajoute alors Raoul, “peut l'en veoir plus plainement en ce que je qui ay translaté ceste euvre, en a y escrit... en la translacion du livre qui s'appelle Rex pacificus, lequel est par devers vous(67)." D'après cette unique indication on conçoit que Lancelot ait regardé le Rex pacificus comme un livre d'histoire et de politique ; mais ce n'est encore qu'un traité polémique sur la distinction des deux puissances. Et comme il se termine par une distinction subtile en faveur du droit réclamé par le roi de légitimer les enfants naturels, il est permis de penser que Raoul de Presles offrit à Charles V sa traduction du Rex pacificus à l'appui de sa requête en légitimation. Quant au passage relatif à la lettre de Zacharie, il est court et d'ailleurs assez important pour mériter d'être rapporté. On y verra que dès le XIIIe siècle on contestait au souverain pontife la part que de savants publicistes et de graves historiens lui faisaient prendre au VIIIe siècle à la déposition des derniers Mérovingiens(68). Cette allégation était ainsi ramenée à sa juste valeur par Raoul de Presles :
Αd id quod dicitur de Zacharia papa qui deposuit regem Franciae, dicendum est quod non est verum. Nunquam enim permisissent barones regni Franciae. Verum et Johannes, in Apparatu decretorum super id verbum deposuit glossat deponentibus consensit. Et certe, secundum veritatem historiae magnae, Pipinus misit ad papam, non si eut ad temporalis regni dominum, sed sicut ad virum sapientem ad habendum consilium; quod consilium ejus, ratione status summi pontificis, videbatur esse multum autenticum, sicut apparet ex verbis illius historiae(...) Et responsione tanti pontificis Franci animati, Childerico rege in monasterio retruso, Pipinum regem constituerunt.
Ces lignes ont une véritable importance historique : ainsi la question n'était pas de rechercher l'intention de la lettre de Pépin, mais ce que les barons du royaume, Francs de France, comme on disait alors, pouvaient admettre ou tolérer. Dans aucun cas, ces derniers n'auraient souffert que le pape s'avisât de leur imposer une règle de conduite, parce qu'il appartenait à eux seuls de déposer Childéric et d'élire à sa place le maire du palais Pépin. Voilà comme on expliquait au XIVe siècle ce grand événement.
Nous avons détruit tous les arguments réunis par Lancelot en faveur de Raoul de Presles. Ce fameux traducteur de la Cité de Dieu n'a pas composé le Songe du Vergier. S'il travailla pour Charles V, ce fut à des traductions, à des commentaires théologiques, et non pas à de grands ouvrages de politique, qui dépassaient sa médiocre portée. Il ne faut pas d'ailleurs conclure des "estudes spatieuses et secrètes" dont il est parlé dans un acte de donation royale, que Raoul de Presles ait été jamais chargé de composer des ouvrages secrets ; et, dans tous les cas, un livre précédé de la plus pompeuse dédicace, un livre dont le but principal est l'apologie de la conduite publique et particulière du roi, ne fut jamais destiné à demeurer secret. Si l'auteur du Somnium Viridarii n'a pas écrit son nom en toutes lettres, c'est parce qu'il croyait s'être assez bien fait connaître dans l'explicit. Ajoutons que le titre qu'il prend dès les premières lignes, de minimus ex familiaribus regis, loin de convenir à Raoul de Presles(69), ne doit s'entendre que de l'un des chevaliers bannerets de l'hôtel du roi(70). Raoul de Presles, avocat du roi et maître des requêtes, n'aurait pu, sans inconvenance, se dire même le plus petit des familiers du prince ; et l'on peut assurer que dans aucun de ses ouvrages il ne s'est avisé de prendre une pareille qualification.
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Dans un second mémoire nous compléterons la biographie de Philippe de Maizières, et nous réunirons les preuves qui doivent le faire regarder comme le véritable auteur du Songe du Vergier.