Le Liber Manualis de Dhuoda : un monument de la juslittérature du IXe siècle
Speculum Matris : Duoda's Manual de Karen Cherewatuk
L'écrirure de soi dans le Manuel de Dhuoda de Jean Meyers
Fathers of Power and Mothers of Authority : Dhuoda and the Liber manualis de Martin A. Claussen
Dhudoa et la justice d'après son Liber Manualis (IXe siècle) de Jean Meyers
DHUODA ET LA JUSTICE D'APRÈS SON LIBER MANUALIS (IXe SIECLE) *
Jean Meyers
Entre le 30 novembre 841 et le 2 février 843, alors qu’elle est seule en son château d’Uzès, la princesse Dhuoda, épouse du comte Bernard de Septimanie, écrit pour son fils, "recommandé" auprès de Charles le Chauve, un manuel d’éducation. Ce Manuel pour mon fils est une œuvre unique dans la littérature carolingienne, qui se signale par une double originalité : elle a été écrite par une femme laïque, et non par un clerc, et elle a été écrite par une mère angoissée pour son fils aîné, Guillaume, dont elle est séparée. On a donc là une porte ouverte inespérée sur la spiritualité d’une grande aristocrate.
D’un point de vue générique, le Manuel est un "miroir", un speculum ; le speculum, ouvrage d’enseignement et de formation éthique, est un genre très ancien, dont les origines remontent à l’Antiquité, mais qui a connu une floraison particulièrement riche au IXe siècle avec les problèmes moraux posés par la constitution d’un Empire chrétien fondé en grande partie sur le modèle d’un Empire païen(1). Nous avons conservé toute une série de miroirs de princes carolingiens, comme celui de Smaragde adressé à Louis le Pieux (813), de Jonas d’Orléans envoyé à Pépin d’Aquitaine (en 831[2]), de Sedulius Scottus à l’intention de Lothaire II (vers 855-59), ou encore d’Hincmar de Reims adressé en 877 à Louis le Bègue. Ce sont des textes qui veulent montrer aux princes comment gouverner et quel rôle jouer dans l’édification de la société chrétienne. Mais nous avons aussi conservé des "miroirs de laïcs", qui s’adressent non pas à des princes, mais à de simples laïcs, issus des milieux aristocratiques et auxquels les clercs veulent apprendre non plus à gouverner un état, mais à se gouverner soi-même, en leur fournissant des manuels de bonne conduite chrétienne. C’est le cas du De uirtutibus et uitiis rédigé par Alcuin vers 799-800 pour le marquis Guy de Bretagne ou du De institutione laïcali que Jonas d’Orléans envoie avant 828 au comte Matfrid d’Orléans.
Le Manuel de Dhuoda appartient à cet ensemble de "miroirs de laïcs", et il partage avec eux bien des aspects ; c’est donc, en apparence du moins, un livre d’éducation morale par lequel Dhuoda veut apprendre à son fils à se gouverner soi-même : il y est question de Dieu, de la Trinité, des vertus théologales (foi, espérance et surtout charité), de la nécessité des prières, de morale sociale (respect à l’égard du père, du Seigneur et de ses conseillers, des prêtres et des évêques) et, bien sûr, de la lutte contre les vices et de la pratique des vertus. C’est précisément dans le chapitre sur les huit béatitudes et sur la victoire contre les vices (IV, 8) que Dhuoda aborde le thème de la justice : Guillaume appartenant à l’élite des grands et étant appelé à jouer un rôle dans l’exercice du pouvoir, la justice est évidemment une des exigences de sa formation morale. Dès le premier paragraphe de ce chapitre 8, la justice est présentée comme un rempart contre la colère :
Moi, Dhuoda, moi qui t’exhorte, mon fils Guillaume, je veux que, croissant très patiemment en saintes vertus parmi tous tes compagnons de service, tu sois toujours "lent à parler et lent à la colère. [Jac. 1, 17]. S’il t’arrive de te mettre en colère, que ce soit sans péché, de crainte que Dieu, pourtant plein de douceur, ne se mette en colère contre toi et que – loin de toi ce malheur ! – tu ne t’écartes, en t’irritant, du juste chemin.
Je t’engage donc à servir avec la douceur requise, dans la justice et la sainteté, Celui qui engage ses fidèles à s’apaiser avec la plus grande patience, en disant : "C’est par votre patience que vous posséderez vos âmes." [Lc 21, 19] Toi, si tu es patient et que tu maîtrises ton esprit et ta langue, tu seras bienheureux, et ton âme reposera en sécurité, sans crainte d’aucune part, comme dans un continuel banquet au milieu d’une foule de convives. Il est écrit en effet : "L’âme en sécurité est comme un banquet perpétuel." [Prov. 15, 15]
Parfaitement instruit par ces témoignages et par d’autres, applique-toi à agir avec l’apaisement qui te vaudra de partager la béatitude de ceux dont il est écrit : "Bienheureux les pacifiques, car ils seront appelés fils de Dieu." [Matth. 5, 9] En vérité, l’homme doit consacrer beaucoup d’efforts à une telle entreprise, afin de mériter d’être appelé, non plus fils de mortels, mais fils du Dieu vivant et toutpuissant, et de devenir héritier de son Royaume. Si tu es doux et si tu creuses le sillon des œuvres bonnes en avançant toujours selon l’honneur, tu mériteras d’être adjoint à ceux dont le Seigneur dit, en accordant un grand héritage à leurs louables dispositions : « Bienheureux les doux, car ils hériteront de la terre. [Matth. 5, 4]
(Manuel IV, 8, 1-27) (3)
Contre la colère, Dhuoda recommande donc l’esprit de justice et de sainteté, la douceur, la patience et l’apaisement pacifique. Elle insiste ensuite sur la nécessité de la miséricorde envers les pauvres :
Si tu rencontres un pauvre et un indigent, porte-leur secours autant que tu le peux, non seulement en paroles, mais aussi en actes. Pareillement, je t’invite à accorder généreusement l’hospitalité aux pèlerins, ainsi qu’aux veuves et aux orphelins, aux enfants sans secours et aux gens plus dépourvus, ou à tous ceux que tu verras dans la misère. […]
Aime aussi et accueille les pauvres, et acquitte-toi sans cesse de tes occupations avec un esprit de douceur et de mansuétude ; n’oublie pas de compatir fraternellement au plus petit. Tiens donc toujours cachée ta noblesse sous la pauvreté en esprit et les humbles sentiments. Alors tu pourras entendre avec assurance le jugement et avoir large part au Royaume avec ceux dont il est écrit : "Bienheureux les pauvres en esprit, car le Royaume des cieux est à eux." [Matth. 5, 3]
(Manuel IV, 8, 28-33 et 119-126)
Dhuoda songe aussi aux affaires concrètes du monde judiciaire, à la justice rendue aux noms du roi par les comtes :
"Aime la justice » [Sag. 1, 1] afin de te montrer juste dans les affaires (causae). Car " le Seigneur juste a aimé la justice" et il l’aime toujours ; "son visage regarde l’équité" [Ps. 10, 7]. Celui-là l’aimait beaucoup en son temps et invitait à l’aimer, qui disait : "Aimez la justice, vous qui jugez la terre." [Sag. 1, 1] Et un autre : "Si vous parlez justice, jugez droitement." [Ps. 57, 2] car il est écrit : "Selon le jugement que vous aurez rendu", etc. [Matth. 7, 2].
Toi donc, mon fils Guillaume, évite et fuis l’injustice, aime l’équité, pratique la justice. Redoute d’entendre la parole du Psalmiste : "Qui aime l’injustice hait son âme." [Ps. 10, 6] Le Vrai, le Pur a fait résider dans ton faible corps une âme vraie, pure et immortelle : ne va pas, pour suivre l’appétit des choses périssables, en commettant, ordonnant ou tolérant quelque injustice par manque d’équité et de miséricorde, préparer à cette âme des chaînes funestes. Car c’est pour des fautes commises par d’autres que beaucoup sont tourmentés.
(Manuel IV, 8, 127-142)
Le terme de causae est explicite, comme plus loin celui de iudiciis legalium :
Sois donc miséricordieux. Dans les arrêts de justice (in iudiciis legalium), si jamais tu dois en être chargé, fais preuve de miséricorde et de mansuétude. Car, après le jugement, la miséricorde se laisse toujours toucher. "La miséricorde, en effet, surpasse la justice." [Jac. 2, 13] Notre bienveillant Précepteur nous dit : "Soyez donc miséricordieux, puisque votre Père est miséricordieux." [Lc 6, 36] Si tu aimes la miséricorde et si tu en fais ta compagne, tu partageras la béatitude de ceux dont il est écrit : "Bienheureux les miséricordieux, car ils obtiendront miséricorde." [Matth. 5, 7] Sois donc, toi aussi, miséricordieux, tant que tu le pourras, pour les plus petits de tes subordonnés et pour tous les autres qui ont besoin de miséricorde de la part du Dieu très bon et très miséricordieux. Sois doux aussi. En toute affaire que tu traites (in omni negotio), efforce-toi de toujours montrer de la douceur. […] "Bienheureux, en effet, les doux " etc. [Matth. 5, 4] Bienheureux les indulgents : ce n’est pas seulement cette terre, mais la grande Terre à venir, dont ils hériteront à titre gracieux [cf. Ps. 36, 11].
(Manuel IV, 8, 211-230)
Dhuoda n’envisage toutefois cette justice humaine des lois et des tribunaux qu’à l’intérieur du cadre plus large de la justice morale et de la justice divine de la Loi, comme le prouve le nombre, particulièrement élevé dans ce chapitre, de citations scripturaires. C’est pourquoi les allusions aux affaires judiciaires que son fils pourrait avoir à traiter n’apparaissent qu’incidemment au milieu de développements plus généraux :
Quelqu’un faisait cette prière : "Ne permets pas, Seigneur, que je sois, moi ton serviteur, séparé de toi, et n’admets pas que je partage le poids des péchés d’autrui.(4)" À chacun incombe en effet ce qu’il reconnaît avoir fait personnellement de mal. Aussi le bienheureux Apôtre dit-il : "Veillez donc à marcher selon la prudence." [Éphés. 5, 15] Et encore : "Que chacun veille à garder pur son vase." [I Thess. 4, 4], c’est-à-dire son corps. Comment et de quelle façon ? Dans la justice, ajoute-t-il, et dans la sainteté de la vérité. » [Éphés. 4, 24]
(Manuel IV, 8, 157-164)
Si tu le fais [aimer la justice], tu pourras dire avec assurance au Juge miséricordieux, juste et vrai : "Tu es juste, Seigneur, et ton jugement est droit." [Ps. 118, 137] Et encore : "Tous tes jugements, je le reconnais, sont justes [cf. Ps. 118, 75], et toutes tes voies sont vérité et justice [Ps. 118, 151] ; c’est pourquoi j’ai agi selon le droit et la justice [Ps. 118, 121]. Parce que j’aime ta Loi, j’ai toujours plus qu’espérer [cf. Ps. 118, 165 et 147]. "Si tu as faim de la justice, "ton âme sera", parmi les bienheureux, "comme un jardin bien arrosé ; elle abondera d’huile et de vin et, jouissant de la béatitude, elle n’aura plus jamais faim." [Jér. 31, 12] Puisses-tu, en leur compagnie, rejoindre sans aucune difficulté ceux dont il est écrit : "Bienheureux ceux qui ont faim et soif de la justice, car ils seront rassasiés." [Matth. 5, 6] Ils seront rassasiés, mon fils, de la nourriture qui ne périt pas, mais "demeure pour la vie éternelle" [cf. Jn 6, 27].
(Manuel IV, 8, 191-202)
Ici la voix de Dhuoda se rapproche de très près de celle de Théodulphe d’Orléans dans son long poème Contre les juges, à la fois critique de la justice et miroir des juges carolingiens. Chez lui aussi, la justice est replacée dans une morale vétéro - et néo-testamentaire ; les appels à la miséricorde et à la protection des pauvres y sont constants, et l’application des lois ne se conçoit pour Théodulphe que dans la perspective du salut et dans le respect de la Loi divine grâce un combat permanent contre les vices, en particulier contre la "corruption" et les abus de pouvoir des grands(5). Les réflexions de Dhuoda sur la justice sont donc le reflet des tentatives carolingiennes de réformer la justice "pour faire régner l’ordre voulu par Dieu et lutter contre l’oppression(6)". On retrouve en fait chez la mère de Guillaume, comme chez Sedulius Scottus, Paulin d’Aquilée ou Jonas d’Orléans, les "trois éléments clés dans l’idéologie politique de la justice et de la royauté dans la seconde moitié du IXe siècle: à savoir, premièrement, que la justice est une vertu et une partie d’un code éthique, deuxièmement, que la justice terrestre était liée à la justice divine et qu’elle pavait pour ainsi dire le chemin de la vie éternelle avec Dieu, troisièmement, que l’exercice pratique de la justice était un élément essentiel pour la force et la stabilité politique(7)."
Il y a bien, ainsi que l’a montré Michel Sot(8), "une spiritualité" carolingienne de la justice chez Dhuoda comme chez Jonas d’Orléans ; chez eux, la justice est "autre chose que la justice rendue par un juge selon le droit. On peut considérer qu’elle est morale […], [qu’elle] s’inscrit dans une représentation du monde nourrie à la source biblique et patristique : la justice est théologique. […] Un lien très étroit est établi entre justice de Dieu et justice du grand laïc appelé à juger les hommes. Les échanges entre l’une et l’autre […] sont tendus vers le même but : le salut des hommes", et l’on peut aussi ajouter, "vers le bonheur des hommes". Car, comme l’a souligné Brenda Dunn-Lardeau(9), ce long chapitre huit sur les béatitudes, dans lequel s’insèrent les réflexions de la princesse sur la justice, est aussi une "leçon de bonheur". Il contient de fait l’exposition la plus importante de la vie morale à laquelle Dhuoda voudrait voir se conformer son fils et, pour reprendre les mots de Marie Anne Mayeski(10), « c’est dans ce chapitre que l’on voit le plus clairement les efforts de Dhuoda pour construire une spiritualité réaliste pour un noble laïc". Au chapitre 4 du même livre, Dhuoda a évoqué les sept dons de l’Esprit-Saint (cf. Isaïe 11, 2-3[11]), que Guillaume, "s’il est humble et paisible, pourra certainement recevoir, au moins partiellement" : esprit de sagesse, esprit d’intelligence, esprit de conseil, esprit de force, esprit de science, esprit de piété, esprit de crainte de Dieu. Ce n’est qu’une fois armé des sept dons de l’Esprit que Guillaume pourra s’efforcer de partager les huit béatitudes. Dhuoda suit ici une tradition développée par Augustin, mais qu’elle adapte avec une grande liberté aux réalités de son époque et à la vie, aristocratique qui attend Guillaume. Dans son sermon 147 sur Isaïe 11, 1-2 (PL 38, col. 1524-1525), Augustin avait expliqué les dons de l’Esprit comme les étapes de l’élévation humaine vers la perfection et établi un parallèle entre ces étapes et les huit béatitudes du Sermon sur la montagne (Matth. 5, 3-1012). Il devait exposer plus longuement sa pensée dans deux livres sur le passage de Matthieu(13) : selon lui, les béatitudes transmettent les normes les plus hautes de la morale chrétienne, la montagne symbolisant le sommet de la vertu, normes que l’homme ne peut atteindre sans avoir reçu les dons de l’Esprit. Pour rendre son parallèle entre dons et béatitudes plus harmonieux, Augustin modifie l’ordre des dons et réduit le nombre des béatitudes à sept, la huitième revenant simplement à la première. Et surtout les étapes du développement moral sont chez lui un combat individuel et intérieur sans référence au monde terrestre dans lequel évolue le chrétien.
Même si Dhuoda s’inspire du cadre augustinien, elle s’en écarte aussi sur plusieurs points, comme l’a si bien montré Marie Anne Mayeski(14). D’une part, elle ne modifie pas l’ordre des dons, ne réduit pas le nombre des béatitudes et n’établit pas de parallèle entre eux : dons et béatitudes entrent pour elle dans un schéma séquentiel qui indique les 15 étapes de la progression du chrétien vers le sommet de la vertu. Elle écrit en effet au livre VI (chap. 4, 43-47) :
Par le chiffre 7 sont désignés les dons du Créateur, par le chiffre 8 les béatitudes ; en parcourant ces quinze degrés successivement, monte peu à peu avec application, je t’y invite, mon fils, jusqu’au chiffre 100, en passant de la main gauche [symbole de la vie ici-bas] à la droite [symbole de la vie éternelle] : ainsi tu pourras facilement aboutir sans dommage au sommet de la perfection.
Mais, au-delà de la portée morale et spirituelle de ces pages, il y a aussi et surtout leur portée politique(15). Quand on lit Dhuoda, il ne faut jamais oublier, comme l’ont fait trop souvent les lecteurs aveuglés par la mère seule et angoissée, les circonstances de la rédaction et les liens particuliers tissés entre l’auteur et son premier destinataire, son fils Guillaume. Quand Dhuoda prend la plume le 30 novembre 841, le lendemain du jour anniversaire de son fils (il est né le 29 novembre 825 et a donc 16 ans), quelques mois se sont écoulés depuis la fameuse bataille de Fontenay-en-Puisaye (près d’Auxerre), le 25 juin 841, un "immense massacre"(16) (ingens cedes), selon les mots de l’historien Nithard, petit-fils illégitime de Charlemagne, qui y participa. Cette bataille mettait fin à la période extrêmement troublée qui avait suivi la mort de Louis le Pieux en 840 et qui avait vu ses trois fils Lothaire, Charles et Louis entrer dans une rivalité sanglante. L’armée de Lothaire et de Pépin d’Aquitaine y fut battue. Après la messe qui fut célébrée sur le champ de bataille, quelques aristocrates qui attendaient que la fortune des armes se fût prononcée vinrent faire allégeance. Parmi eux, Bernard de Septimanie, le mari de Dhuoda, qui était resté à l’écart à quelques kilomètres de Fontenay et qui confia au vainqueur son fils Guillaume, en otage garant de son allégeance. Même si l’issue de la bataille fut considérée par beaucoup comme un jugement de Dieu, rien n’était réglé et il faudra d’abord les serments de Strasbourg en février 842 pour voir renforcée l’alliance entre Louis et Charles, puis le traité de Verdun en août 843 pour régler définitivement le partage de l’Empire entre les trois frères : la Francie orientale pour Louis, la Francie occidentale pour Charles et la Francie médiane pour Lothaire. C’est donc pendant cette période confuse, complexe et dangereuse que Dhuoda écrit dans la solitude. Son mari est en Aquitaine aux côtés de Pépin II, qu’il a promis de rallier à l’autorité de Charles, mais il ne semble guère pressé de tenir ses promesses ; son fils Guillaume est à la cour du vainqueur et son second fils, Bernard, né le 22 mars 841 et qui n’a donc que huit mois, lui a été enlevé avant même son baptême, son mari ayant réclamé sa présence à ses côtés en Aquitaine. Bref, les circonstances de la rédaction du Manuel sont tragiques et presque romanesques : c’est une femme seule qui écrit, éloignée de son mari et de ses enfants, incertaine du sort qui attend sa famille après une période de guerre fratricide.
On comprend aisément à ces circonstances que le Manuel n’a pas été écrit que pour Guillaume et son petit frère(17) : Dhuoda elle-même fait allusion à "ceux à qui Guillaume montrera et fera lire son livre" en leur demandant "de ne pas la condamner et de ne pas lui reprocher la témérité qu’elle a de se mêler d’une tâche aussi haute et aussi périlleuse(18)" (I, 1, 10-14). À quels autres lecteurs pense-t-elle ? À coup sûr aux compagnons de Guillaume à la cour de Charles, futurs ministri du roi, comme l’avait déjà suggéré Janet Nelson(19), mais aussi sans doute, comme le propose Régine Le Jan, aux membres de la cour, et finalement au roi lui-même(20). On n’aura évidemment jamais la preuve que le Manuel a été lu par d’autres que par Guillaume, mais un livre à l’époque, et a fortiori un livre "de clerc" écrit par une femme, était une chose si rare et si précieuse qu’il serait invraisemblable que Bernard, Charles et d’autres grands de la cour n’aient pas voulu le lire ou même en avoir une copie personnelle. Bien des pages du Manuel du coup prennent des résonnances nouvelles et inattendues, comme celles sur la justice dont nous venons de lire des extraits.
Il est évident qu’avec son œuvre, Dhuoda cherche à "entrer en politique", comme l’avaient fait avant elle tous les clercs auteurs de specula, et à renouer la communication avec le prince en rappelant dans un ouvrage envoyé à son fils retenu à la cour les valeurs et les devoirs attachés à son rang(21). C’était un moyen de tisser à distance un lien qu’elle ne pouvait nouer en se déplaçant(22).
Quelle résonance peuvent prendre les pages de Dhuoda sur la justice si l’on imagine l’entourage du roi et le roi lui-même comme lecteurs possibles et probables du Manuel ?
Dans celles-ci, la princesse interprète les étapes morales des béatitudes en fonction des réalités sociales et politiques du monde dans lequel son fils est appelé à s’élever. C’est la raison pour laquelle elle ne suit pas exactement le texte de Matthieu : elle omet deux des béatitudes évangéliques, celle sur les gens en deuil et celle sur les persécutés, mais elle atteint quand même le chiffre 8 en répétant la béatitude sur les doux et en citant un verset de Psaume en forme de béatitude (Ps. 111, 1) : "Bienheureux l’homme qui craint Dieu." Elle modifie aussi l’ordre évangélique des béatitudes, qui chez elle se présente comme suit (je donne l’ordre dans le texte de Dhuoda, puis celui dans le texte de Matthieu) : 1 Heureux les artisans de paix (7), 2 Heureux les doux (2), 3 Bienheureux l’homme qui craint Dieu (béatitude psalmique), 4 Heureux les cœurs purs (6), 5 Heureux les pauvres en esprit (1), 6 Heureux les affamés et assoiffés de la justice (4), 7 Heureux les miséricordieux (5), 8 Heureux les doux (2). Les raisons de ces bouleversements sont évidents : la princesse commence par la vertu qui lui paraît la plus importante après les années de guerre qu’a connues l’Empire carolingien, l’esprit de paix, que la deuxième béatitude sur la douceur, vient renforcer. En troisième place la crainte de Dieu, rempart contre toutes les erreurs et dont dépendent gloire et richesses. L’ordre des autres béatitudes me semble moins significatif, mais ce qui l’est en revanche, ce sont précisément les longs développements que Dhuoda consacre à l’esprit de justice et de miséricorde, deux vertus qui lui paraissent essentielles pour garantir l’avenir de sa famille. Comment ne pas voir ici un appel à la clémence de Charles vis-à-vis des expectatives de son mari Bernard ? Bernard méritait d’autant plus la miséricorde du roi que lors du conflit qui avait opposé l’empereur à ses fils dans les années 830-833, Bernard s’était montré d’une fidélité exemplaire à Louis le Pieux. Or les premiers fils de Louis s’étaient révoltés contre leur père pour protester contre la part de plus en plus importante qu’il prévoyait dans le partage de l’Empire pour son dernier-né, Charles. Et la famille de Bernard de Septimanie avait payé cher sa fidélité à Louis le Pieux : Aribert, l’oncle de Guillaume, fut aveuglé et exilé en Italie sur ordre de Lothaire en 830 ; son frère Gaucelme, qui commandait la place de Chalon-sur-Saône lors de sa prise par le même Lothaire en 834, fut décapité, et sa demi-sœur, Gerberge, qui était religieuse, fut noyée dans le Rhône pour crime de sorcellerie. Bouleverser l’ordre des huit Béatitudes pour mettre en premier le bonheur des artisans de paix et omettre les deux béatitudes sur les gens en deuil et les persécutés, n’était-ce pas lancer un appel à la concorde ?
C’est dans le même esprit de concorde qu’elle introduit à mon sens, dans son chapitre sur les Béatitudes, deux malédictions pour mettre en garde le roi et ses frères contre les lois iniques et le meurtre des hommes au cœur droit (rectos corde) :
Toi, mon fils, si tu aimes la justice et ne laisse pas les mauvaises gens mal agir, tu pourras dire avec confiance comme le Psalmiste : "J’ai haï les injustes et j’ai aimé ta Loi." [Ps. 118, 113] Ne partage pas le sort de ceux dont le prophète a prédit, il y a bien longtemps : "Malheur à ceux qui édictent des lois iniques [Is. 10, 1] et qui, pour tromper le pauvre et l’indigent et pour tuer les hommes au cœur droit [Ps. 36, 14], ne laissent pas de machiner leurs ruses et de songer à faire le mal." Ils convoitent contre la Loi, et selon la Loi ils sont punis. C’est à bon droit que l’Évangile dit de ceux-là : "Malheur à celles qui sont enceintes et à celles qui nourrissent." [Matth. 24, 19] "Être enceinte", c’est convoiter contre la Loi ce que d’autres possèdent selon la Loi. "Nourrir", c’est prendre ce qui n’est pas à soi et retenir injustement ce qu’on a dérobé !
Ils ont vécu peu de temps, ensuite ils sont voués à la funeste durée du Tartare, et comme le dit un excellent prophète : "Ils passent leur vie dans le bonheur, et en un instant ils descendent aux enfers." [Job 21, 13] Terrible et insupportable changement ! Mieux eût valu pour ces gens-là ne pas être plutôt que d’être malheureux. À quoi bon, mon fils, un sang noble, si le corps vient à se corrompre pour ses injustices et descend dans la corruption pour y pleurer à jamais ? Aucun profit pour lui s’il gagne le monde entier et se perd [cf. Mc 8, 36]. « Car le monde passe, avec sa concupiscence." [I Jn 2, 17] Même si l’homme brille par l’éclat de l’or, des pierres et de la pourpre, il s’en ira pauvre et nu vers les ténèbres, sans rien emporter avec soi, sinon ce qu’il aura fait de bien, de pieux, de chaste, de digne dans sa vie. Et puisque nous croyons que tel sera l’avenir, je t’exhorte à toujours t’éloigner des vices et à aimer la justice.
(Manuel IV, 8, 165-190)
Que ces mises en garde concernent aussi le roi et ses frères ne fait aucun doute, puisque la princesse a écrit un peu plus haut ceci :
Toute iniquité, toute injustice retombe infailliblement sur son auteur. Il en est de même pour les rois, pour les princes ; de même pour les évêques et les autres prélats qui mènent une vie mauvaise et indigne : non seulement ils se perdent eux-mêmes indignement par leurs injustices, mais encore, en tolérant celles des autres, ils les précipitent dans l’abîme. Pour ceux-là se réalise l’adage : "Qui fait et qui tolère subit même peine(23)." Tombés ensemble dans la faute, ils sont, à moins qu’ils ne se corrigent l’un l’autre, tourmentés pareillement, et ils roulent ensemble en enfer.
(Manuel IV, 8, 148-156)
Les propos de Dhuoda sur la justice rejoignent ceux des grands intellectuels du IXe siècle et reflètent les efforts carolingiens pour réformer la justice. Mais il y a chez elle un enjeu bien plus personnel : en écrivant le Manuel, la princesse tente d’entrer en dialogue avec le pouvoir et cherche à assurer l’avenir de sa famille menacée par les remous de la guerre fratricide des fils de Louis le Pieux. Il y a vraiment quelque de chose d’émouvant et de fascinant dans la manière discrète et en même temps téméraire avec laquelle Dhuoda en appelle à la justice et à la miséricorde d’un roi dont le pouvoir pèse dangereusement sur son mari et sur ses enfants.
Ce défi de la concorde que lance Dhuoda dans son Manuel, personne pourtant ne semble avoir pu le relever. Bernard, accusé de trahison par Charles le Chauve, fut mis à mort à Toulouse en 844 et Guillaume, uni aux rebelles aquitains fidèles à Pépin et à la mémoire de Bernard, après la prise de Barcelone et d’Ampurias, fut capturé et décapité en 849 à l’âge de vingt-deux ans sur l’ordre d’un roi qui n’avait que trois ans de plus que lui. Quant au dernier né, Bernard, identifié aujourd’hui à Bernard Plantevelue, il eut une carrière mouvementée et suivit d’abord son père et son frère aîné en tentant d’assassiner Charles le Chauve en 864, mais il mourut, semble-t-il, de sa belle mort vers 886. On a dans l’histoire de Dhuoda et de sa famille un exemple concret et tragique de l’échec des efforts déployés par les intellectuels carolingiens pour réformer la justice sur une base plus biblique et plus humaine(24).