Le Roman d'Yder : l'étude d'un récit de la Matière de Bretagne au prisme de la juslittérature
Le motif de la jalousie dans le roman arthurien. L'exemple du Roman d'Yder de Dietmar Rieger
King Arthur as villain in the thirteen-century romance ‘Yder’ de Beate Schmolke-Hasseslmann
Le motif du covenant dans le Roman d'Yder de Louise Morin
Arthur's Character and Reputation in Yder de Norris J. Lacy
LE MOTIF DU COVENANT DANS LE ROMAN D'YDER*
Lise Morin
Le temps, qui tôt ou tard conduit toute chose à sa ruine, a emporté dans sa course impétueuse la séquence d'ouverture du roman d'Yder(1) ; aussi ne saurons-nous sans doute jamais avec quelles paroles véhémentes la reine Guenloïe fouette l'ardeur de son prétendant. Mais ce coup du destin qui, un moment, frappe de mutité la reine, loin de condamner l'oeuvre au silence, ne fait que mettre en relief l'importance extraordinaire dévolue à la parole dans ce roman. En effet, les propos que tiennent les personnages infléchissent puissamment le développement de l'intrigue dans un sens bien précis, qui est celui d'une plus grande civilité. Comment s'en étonner, dès lors que l'harmonie de la société chevaleresque et du monde courtois reposent largement sur le respect de la parole donnée ? Car, de même que le serment féodal régit les rapports qui unissent seigneurs et vassaux, de même le raffinement du langage et la fidélité à la parole donnée constituent des exigences de la courtoisie. La fréquence dans le roman d'Yder du mot "covenant" et de termes-satellites(2), qui mettent l'accent sur la parole en tant qu'acte social, ne peut qu'alerter la vigilance du lecteur. Et quand bien même celui-ci serait insensible à la récurrence de tels vocables, il ne pourrait manquer d'être frappé d'étonnement devant les fautes que certain personnage célèbre commet à l'égard des prescriptions langagières. N'est-il pas extraordinaire en effet que le roi Arthur, que la tradition présente comme: l'"epitome of courtly virtues : the noble king, lord of the Round Table, a parangon of prouesce, largesce, and chevalerie"(3) et comme "I'arbitre et le garant des valeurs chevaleresques et amoureuses"(4), déroge d'éclatante façon aux codes féodal et courtois en se dédisant de ses promesses et en prononçant des paroles discourtoises ? Non seulement il ne respecte pas l'engagement sacré qu'il contracte avec le vassal au jour de l'hommage, mais en plus il tient des propos dictés par la seule jalousie : ce faisant, il met en péril l'harmonie de la communauté.
Que l'auteur du roman d'Yder mette en lumière des fautes de droit ne saurait être gratuit : l'on connaît l'obsession du monde médiéval, tant de fois attestée dans la littérature, pour l'expression du vrai, que l'exercice du droit a pour but de garantir. Le foisonnement de motifs tels le duel judiciaire, le procès ou le jugement en témoigne à I'envi. La dimension spectaculaire de ces scènes qui n'ont pas manqué de
passionner la critique ne doit pas oblitérer la présence de formes juridiques moins flamboyantes, qui gravitent autour de I'entente verbale. Si, dans le roman d'Yder, les promesses inobservées d'Arthur menacent l'ordre social, les pactes conclus par le héros et par d'autres personnages bénéfiques permettent, en revanche, de résoudre des conflits et de rétablir l'harmonie, un moment compromise par un mouvement d'humeur. Comme les contrats rompus et les covenants honorés abondent dans le récit et le structurent tout entier, nous porterons attention au comportement verbal d'Arthur et des autres personnages.
Dans le roman d'Yder, le roi n'assume ses devoirs de souverain que de façon intermittente. Ainsi, il oublie avec une étonnante facilité les bons services d'Yder, qui lui sauve la vie en combattant deux chevaliers. Un tel exploit eut commandé que l'on élevât le jeune défenseur à la dignité de chevalier. Or Arthur, "oublieux de la vertu royale de largesse"(5), laisse partir l'inconnu sans lui témoigner sa gratitude d'aucune façon. Le monarque finit par mesurer sa mesquinerie à l'aune de la générosité de son protecteur : celui-ci offre les deux destriers conquis sur les assaillants du roi à un jeune homme pauvre, avant de quitter la cour. Les tentatives du roi pour retracer son bienfaiteur, tardives, se soldent par un échec. Cet épisode offre donc du roi le portrait d'un homme qui ne pratique pas la libéralité. Selon Erich Kohler :
"[L]e royaume d'Arthur n'est pas concevable sans largesse, c'est-à-dire sans cette vertu qui faisait justement défaut aux Capétiens des XIIe et XIIIe siècles, et dont l'absence à la cour fournit encore a Rutebeuf l'occasion d'amers reproches contre saint Louis et devient pour ainsi dire le symbole de la décadence du monde"(6).
Le silence du roi lors du retour à la cour accuse donc son ingratitude.
De plus, Arthur bafoue à plusieurs reprises la loi féodale, qui prescrit de respecter ses engagements a l'égard d'un vassal. En vertu de ce pacte auquel souscrivent seigneur et vassal, où "[l]'engagement de fidélité réciproque [se double] d'une forme de contrat constitué de devoirs mutuels"(7), il incombe au seigneur de protéger un vassal dont un ennemi veut annexer les propriétés. A plus forte raison le
suzerain doit-il s'abstenir de porter lui-même les armes (de même que les gens de son lignage) contre son homme lige.
Or, dans le roman, une demoiselle sollicite l'aide royale pour protéger sa maîtresse, vassale d'Arthur, dont les terres sont assiégées par leChevalier Noir. Très curieusement, la demande de la demoiselle ne parait pas dictée en premier par l'intérêt de sa maîtresse, mais par celui du roi. En effet, la dame ne semble pas en détresse, puisqu'elle dispose d'une forte armée de chevaliers : "Li chausteaus est garniz e forz / E ma dame a si grant esforz / Ke li oz ne purroit soffrir / Se le leissot en champ venir" (v. 89-92). Ce qui est véritablement en jeu ici, c'est l'honneur du roi, à qui incombe la tâche de défendre un vassal : "Rois, vien a lié, si la secur, / Nel te mande fors pur ta honur. / Dire te vinc pur son comant / Qu'ele te somunt de covenant" (v. 97-100). La requête de la jeune femme constitue une sorte d'épreuve destinée à mesurer la fidelité du roi. A cette prière, le roi repond de façon fort légère et inconsidérée :
Quant li rois ot soffert un poi
Si die : "En covenant li oi ;
Mes cil sevent qui ci sunt
Qu'asseoir doi le Rougemunt.
Talac nel volt de moi tenir
Si l'en voil feire repentir.
Jo li metrai le siege entor,
ço sace de voir, einz tierz jor.
Dist I'ai, si ne m'en veil dedire. » (v. 101-109)
Il ira mettre le siège devant le Rougemont pour contraindre Talac de lui prêter hommage, avant d'apporter son aide à la dame. Ainsi préfère-t-il embrasser une cause injuste plutôt que d'assumer des responsabilités inscrites dans une entente juridique au caractère sacré(8).
Un autre feudataire d'Arthur fait appel à la loyauté du roi Après avoir été defié par la reine Guenloïe, Talac, homme-lige d'Arthur de fraîche date, vient réclamer à son seigneur l'aide à laquelle lui donne droit son statut de vassal. L'épisode se complique ici, du fait que le roi Arthur s'est déjà déshonoré pour obtenir l'allégeance de Talac, qu'il a promu au rang de pair de la Table Ronde, et que l'offensante n'est autre que la propre nièce du roi... Talac stipule bien qu'il est de la responsabilité du roi de faire entendre raison a Guenloïe :
Tallac respont : "ll m'est avis
Qu'ele ne tient ore gaires d'aconte ;
Mes vos en apent la honte,
Car vostre sui, e li chastials.
Ore en mostrez semhlant, sovials ;
Voster honte iert, n'en quier mentir,
S'ore ne I'en faites repentir." (v. 3472-3478)
En dépit de cette admonestation, Talac ne reçoit pas un meilleur traitement que la première requérante : le roi, conscient d'avoir dérogé à son devoir lors de la première demande, décide d'aller prêter main-forte à la fière demoiselle avant de secourir Talac.
Tout sens d'à-propos fait donc défaut au roi, qui ne tient pas compte du contexte et donc de l'urgence des situations avant de prendre son parti. En somme, ses choix paraissent toujours décalés par rapport à la réalité. Le caractère intempestif de ses réponses accuse l'iniquité de la décision qui inaugure la chaîne de ses actions : contraindre Talac à lui prêter allégeance.
L'inexplicable indulgence d'Arthur pour son sénéchal réduit encore le crédit du roi. Celui-ci ne blâme Keu ni lorsque ce dernier dépêche contre Yder et ses sept compagnons une troupe de trente chevaliers, ni quand il blesse perfidement le héros au côté. Arthur va jusqu'à prendre la défense du sénéchal contre ceux qui, comme Gauvain et Nuc, voudraient faire valoir le droit et dénoncer la traîtrise.
De plus, il suit les conseils dénués de toute bienveillance de Keu, dont chacun sait ce qu'ils doivent à l'envie. C'est sur la suggestion du sénéchal que le roi décide de mettre le siège devant le Rougemont - faute primordiale qui entrainera des répercussions à chaque fois qu'un vassal en difficulté logera une demande d'aide à la cour.
La cohésion de la communauté repose sur "la reconnaissance d'un certain nombre de valeurs : respect de l'honneur du lignage et surtout respect des serments échangés, de la foi donnée"(9). Comme "[l]a fidélité est [...] la vertu féodale suprême"(10), "[l]a félonie, le manquement à la foi, devient l'un des crimes majeurs du code chevaleresque"(11). Il ne faut pas se dissimuler la gravité des fautes du roi, qui va jusqu'a mettre en péril, par sa conduite irréfléchie, son propre salut : "la confiance mise dans le serment vient de la conviction qu'être parjure, c'est se damner"(12). Les infractions au code féodal dont se rend coupable le roi suscitent le mécontentement et sèment la consternation dans la cour. Malgré tout, le narrateur ménage la figure royale, il s'efforce de ne pas porter de jugement sur sa conduite et évite dans la mesure du possible d'utiliser à son propos des mots déshonorants. Ainsi, en dépit des récidives d'Arthur, le poète n'évoque qu'une seule fois Ia felonie roi (v. 3171), sa mescreantise (v. 5172), son maltalent (v. 5222). En revanche, plusieurs des personnages ont de bons mots pour le roi. Ainsi, le veneur qui informe Yder de l'identité de son compagnon emploie les vocables preus, sages, cortois, ennor, valur, corteisie (v. 35-44). Le poète attribue au roi des qualités, buens, fiers (v. 935), et fait allusion à la commisération du monarque (v. 2445). Gauvain souligne la noblesse de son oncle : gentil, francs (v. 6335). SeuI le roi peut, sans risquer d'etre accusé de lèse- majesté, qualifier de vilanie (v. 2449, 2453, 2457) son manque de loyauté à l'égard de la dame orgueilleuse.
Bien que manifeste en tout temps aux yeux du lecteur, la duplicité d'Arthur n'est pas toujours perceptible par les personnages : ses manoeuvres d'homme jaloux ne sont pas éventées, ce qui empêche qu'on porte sur ses activités un jugement bien informé et global. C'est ainsi que le motif du duel judiciaire, si populaire chez nos vieux auteurs et objet de tant de variations virtuoses, est à peine esquissé ici : indigné par les agissements de Keu, Gauvain propose à deux reprises de prouver lors d'un duel judiciaire la culpabilité du sénéchal(13). Nuc, qui souhaite aussi faire éclater au grand jour la trahison de Keu, exige de combattre le sénéchal à la place de Gauvain, en alléguant son lien de parenté avec le chevalier offensé. Traditionnellement,"[l]e roi est toujours chargé, dans le motif narratif du duel judiciaire, du rôle de juge organisant le combat et veillant a l'exécution de la sentence"(14). Or, dans le roman d'Yder, le roi s'empresse de mettre un terme à la discussion ; il faillit donc à l'un de ses principaux devoirs ; faire régner la justice. A la réflexion, rien d'étonnant à cette démission, car quel est l'enjeu du combat, sinon la preuve que l'envie nourrie par le sénéchal a conduit a commettre un terrible forfait ? L'issue du duel accuserait par ricochet les méfaits du roi lui-même, qui s'est lui aussi abandonné aux influences mauvaises de la jalousie. Si toute vérité n'est pas bonne à dire, celle-Ià, assurément, ne peut certes être entendue de façon aussi claire... Mais si les gens de la cour, qui sont témoins de l'accusation de Gauvain et de la réaction du roi, ne sont pas en mesure de déceler les motifs véritables qui gouvernent la conduite du souverain, du moins peuvent-ils aisément constater qu'il n'exerce pas le rôle de justicier qui lui incombe de par son rang. Car, en dépit des preuves accablantes accumulées contre Keu - témoignages des Irlandais, de Gauvain et d'Yvain - le roi interdit le duel. Cette décision revêt aussi une signification morale, car elle empêche le triomphe du droit. Par ce geste, Arthur faillit une nouvelle fois à sa vocation de suzerain idéal, de champion universel du Bien.
La courtoisie, code comportemental fondé sur le respect de l'honneur, convie les nobles à cultiver de rares vertus. L'homme bien ne se distingue par sa vaillance, sa conduite empreinte de mesure et de noblesse, la pureté de ses intentions, sa politesse indéfectible, sa beauté et l'élégance de sa tenue, la délicatesse de ses propos et la perfection de ses manières. Si I'on ajoute à cela des "[q]ualités d'accueil et d'hospitalité, loyauté et fidélité, bonté et pitié, douceur, libéralité et largesse, joie"(15), l'on comprendra sans peine que "l'homme courtois plait à ses contemporains"(16)... Bien que déjà fort exigeante, cette discipline peut s'enrichir de raffinements supplémentaires, qui conduiront l'adepte sur la voie de la perfection : "Le chevalier courtois bien né et bien enseigné peut être digne de connaître une expérience plus profonde, celle de la fine amor. A partir de cet instant, sa vie se trouve changer d'orientation. L'amour, qui en devient le centre, incite l'élu à porter à leur perfection les qualités courtoises"(17). L'amour pur et absolu auquel est convié l'homme courtois condamne toute conduite indélicate et ne s'accommode ni du mensonge, ni de la calomnie, ni de la jalousie.
Au chapitre de la courtoisie, la faute principale du roi consiste en ses accès de jalousie, qui le dressent contre des êtres attachants et de grande valeur. Dès lors qu'un sentiment de jalousie mêlé de haine l'envahit, Arthur devient un piètre serviteur de l'Amour ; il déroge dumême coup à la courtoisie, qui le convie à bien se comporter avec ceux de son entourage. Aussi Henri Dupin écrit-il à juste titre : "Voici
bien les ennemis de l'Amour et de I'amant : ils ne sont autres que les défauts et les vices contraires à la courtoisie, notamment Jalousie et Male Bouche, le Jangleor"(18). Non seulement le roi s'abandonne à la jalousie, mais ses soupçons sont dénués de tout fondement, ce qui le couvre de ridicule. Comme l'a bien montré Philippe Menard, le poète du roman d' Yder tourne en dérision la conduite du souverain :
Il faut mettre à part la jalousie ridicule du roi Arthur dans le roman d'Yder. Il est exceptionnel, en effet, de voir un romancier arthurien rabaisser le souverain et lui prêter les sentiments soupçonneux d'un être de bas étage. L'auteur d'Yder, toutefois, fait d'Arthur un mari sottement jaloux de l'estime que Guenièvre porte à Yder. Lorsque la reine veut retenir le héros à la cour, le roi maugrée, fronce le nez (3166) et se met a souffler (3175) (19).
Par une singulière coïncidence, la jalousie du roi fait surface pour la première fois au moment même où la reine exerce sans faille le rôle qui lui est dévolu : attirer les jeunes chevaliers méritants dans l'orbe de la communauté arthurienne, afin de faire croire tout à la fois le prestige de la Table Ronde et celui du jeune chevalier qui a eu le bonheur de se distinguer par l'éclat de ses prouesses. La cour vient en effet d'apprendre de la bouche d'un messager que le héros est sain et sauf malgré la trahison de Keu. Guenièvre prie alors Gauvain de demander au roi d'aller rendre visite au jeune homme. Comme elle a eu I'occasion d'admirer les prouesses d'Yder, elle suggère de l'intégrer dans la communauté arthurienne. Mais cette requête n'a pas I'heur de réjouir Arthur, qui conçoit de la jalousie à l'endroit de la vaillance d'Yder. Avec son affabilité coutumière, Gauvain transmet la demande à son oncle, qui se rend, à contrecoeur, à la volonté de la reine.
Loin de regretter ce premier mouvement du coeur qui fait mentir sa noblesse, le souverain s'obstine à soupçonner son épouse d'avoir une inclination pour Yder. Pour s'assurer de la justesse de son pressentiment, il presse la reine de lui nommer le chevalier qu'elle prendrait pour époux advenant un veuvage : "La li enquiert le rei noveles / Teles qu'il ne demandast mie, / S'il ne l'amast od gelosie"(v.5140-5143). Guenièvre rejette d'abord la possibilité de se remarier et affirme ne pas vouloir survivre à la mort de son seigneur. Ces réponses n'apaisent toutefois pas la curiosité du roi, qui accable de plus belle la reine de questions et la force à lui désigner le chevalier qu'il lui déplairait le moins d'épouser, si elle était contrainte de se remarier sous peine de perdre son chief (v.5207). Pour mettre fin à un interrogatoire aussi pénible qu'importun, Genièvre lance un nom : celui d'Yder. Mal lui en prend, car cette réponse provoque la colère du roi. Arthur prend la résolution d'éliminer le héros. Ce faisant, il s'enfonce un peu plus dans le déshonneur : que vaut donc un roi qui châtie la vertu ? Un tel monarque ne saurait maintenir l'équilibre social, qui exige l'intégration des forces vives et régénératrices des jeunes chevaliers.
Bien entendu, I'injustice commise à l'égard d'Yder se double d'un outrage envers Guenièvre. Arthur tient un discours offensant à la reine, en insinuant qu'elle éprouve une affection particulière pour Yder. Les propos du mari jaloux laissent d'ailleurs la dame en pleurs. Le langage du roi n'est donc pas toujours empreint de délicatesse. Or, l'exercice de la courtoisie passe par le raffinement de la parole. Dans son ouvrage L'Honneur et la Honte, Yvonne Robreau remarque que le Didot Perceval et le Livre d'Artus "accordent une grande importance au fait de savoir bien parler, avec sagesse, qualité que l'on accordait aux princes de la seconde moitié du XIIe siècle, et qui constituait l'une des composantes de l'idéal courtois"(20). Combien de fois les oeuvres médiévales n'opposent-elles pas les paroles sages et mesurées de Gauvain aux vantardises et aux médisances de Keu, en insistant sur la grande courtoisie du premier? C'est dire que le souverain faillit ici encore à son rôle de "roi exemplaire dont la cour est le centre du monde et d'une humanité idéale"(21), puisqu'il ne met pas en pratique les règles soigneusement codifiées qui régissent les relations interpersonnelles dans l'utopie courtoise. Une telle conduite, intolérable à des êtres épris de formalisme, appelle une conversion. Aussi soupçonne-t-on que la finale du récit ne laissera pas de la royauté une image aussi désolante.
Un peu déconcertée par l'accumulation d'épisodes adventices dans les récits médiévaux, la critique a quelque fois douté que ceux-ci fussent construits selon les règles de l'art. Le roman d'Yder, structure de manière fort serrée et savante, n'est certes pas justiciable d'un tel reproche. Les maitres-motifs évoqués, qui intéressent le roi Arthur, obtiennent des échos jusque dans les scènes les plus lointaines, de sorte que, solidaire de l'ensemble, chacun des moments du récit entre en résonance sémantique avec tous les autres. L'auteur reporte en effet sur certain disciple du roi les imperfections du maitre et dote d'autres personnages de vertus qui font défaut au souverain.
En matière féodale, Keu adopte une conduite similaire à celle de son souverain, tandis que Rim, Ivenant, Gauvain, Yvain et Yder conforment leurs agissements aux règles de la loyauté.
En tant qu'officier du roi, Keu doit prodiguer de justes conseils à son seigneur. Or il semble bien que, plutôt que d'inciter le roi à honorer sa parole, il l'engage injustement à contraindre Talac à lui prêter hommage - voilà du moins ce que les propos d'Arthur laissent entendre(22). Le sénéchal serait donc l'instigateur des manoeuvres malencontreuses de son seigneur, ce qui diminue d'autant - sans les supprimer - les torts d'Arthur. De même, les attentats de Keu contre Yder constituent autant d'actes déloyaux. Dépité d'avoir été jeté à bas de cheval à trois reprises par le jeune chevalier, Keu lance une troupe de trente chevaliers contre le héros et ses sept compagnons. Il tente de le coincer dans un guet-apens, mais Talac et son champion éventent le complot et font en sorte de contrarier les projets de leurs adversaires. Devant l'insuccès de cette première tentative, le sénéchal, qui fu de felonie saive (v. 2327), enfonce son glaive dans le côté d'Yder et brise la lame de son arme, de sorte qu'on ne puisse retirer de la plaie l'éclat de lame. Bien entendu, il se garde de servir le moindre avertissement a son ennemi avant de s'en prendre à lui. C'est dire que son acte constitue pleinement ce qu'il est convenu d'appeler une "trahison" :
On connait l'attachement du Moyen Âge au formalisme, de la valeur du mot, et Beaumanoir confirme sur le plan juridique ce qui dans l'errance ne relève encore que de la loyauté : "Qui autrui veut metre en guerre par paroles, il ne les doit pas dire doubles ne couvertes, mes si cleres et si partes que cil a qui les paroles sont dites ou envoïes sache qu 'il convient qu'il se gart ; et qui autrement le feroit, ce seroit traïsons"(23).
Keu tente encore de faire disparaître le jeune chevalier lorsqu'il lui offre, en toute connaissance de cause, une eau empoisonnée.
Comme le signale Joël Grisward, à partir du moment où Yder est reçu chevalier de la Table Ronde, il ne devrait avoir à subir aucun méfait de la part de ses pairs, car "l'appartenance à cette institution chevaleresque entraîne nécessairement pour chacun des membres certaines obligations, une manière de pacte implicite vis-à-vis de ses pairs"(24). Autrement dit, en s'en prenant au héros, le sénéchal viole une entente tacite. Voilà qui rappelle assez le comportement d'Arthur, coupable de félonie envers ses feudataires. Notons cependant que la faute est plus grave dans le cas de Keu : il trahit au second degré, si l'on peut dire, car il transgresse le précepte qui exige de défier un adversaire avant d'attenter à ses jours, en plus d'enfreindre le principe du compagnonnage.
L'auteur du roman d'Yder ne ménage pas le sénéchal. Tous s'entendent - le roi, Gauvain, les barons et le narrateur - pour dénoncer sa conduite. On lui réserve les mots les plus déshonorants : vil (v. 6636), fels (v.1149, 1170, 5995, 6337, 6342), purvers (v. 1170), traitres (v. 2346, 2748, 5994, 6337, 6340), ramposnos (v. 1150, 6342) et même culvert (v. 1150), dont on sait qu'il constitue l'injure suprême(25). Le roi trouve donc dans la personne de son sénéchal un excellent confrère dans le crime. S'il est vrai que Keu suggère au roi de porter les armes contre Talac plutôt que de prêter main-forte à la fière demoiselle, il y aurait toutefois quelque injustice à lui attribuer la paternité de toutes les déloyautés commises dans son entourage : aussi odieux fut-il, Keu ne détient pas le monopole du vice. On ne saurait donc lui faire endosser la responsabilité de tous les méfaits que son seigneur perpètre, car cela reviendrait à dénier à Arthur toute autonomie et, du fait, l'absoudrait de ses fautes à bon compte. Il importe donc ici de prévenir les interprétations trop généralisantes, qui étendraient à l'ensemble du roman I'influence malfaisante, une seuIe fois attestée de façon directe dans le récit, de Keu sur Arthur. Aussi ne peut-on suivre Beate Schmolke-Hasselmann lorsqu'elle écrit, à propos de l'ensemble du récit : "The text, at any rate, makes it perfectly clear that the king is not villanous by his own initiative : it is Keu's negative influence which brings ruin upon the kingdom"(26). La jalousie que nourrit le roi à l'égard
d'Yder ne doit rien au sénéchal.
Si Keu et Arthur se rendent coupables de multiples trahisons, les qualités à l'honneur dans la société médiévale brillent en revanche chez d'autres personnages. Les parents de Luguain, de même qu'Ivenant, respectent la coutume, qui constitue une véritable institution. Le père de Luguain, Rim, qui réserve à Yder un accueil exquis, prie son hote de ne pas le quitter avant d'avoir déjeuné et ecouté la messe, pour respecter un usage instaure par ses ancêtres. Et Rim ne manque pas de sacrifier aux usages courtois, en honorant les vertus d'accueil et d'hospitalité. Aucune de ses actions ne s'écarte de la ligne de conduite courtoise, ce qui lui vaut bien entendu l'amitié du héros.
L'habitude du roi Ivenant de promettre ses armes à qui saura résister aux charmes de son impulsive épouse porte aussi le nom de costume (v. 385). S'ils triomphent de l'épreuve de chasteté que leur impose Ivenant, les passants méritent les armes splendides du roi. Ivenant ne se montre pas aussi oublieux qu'Arthur. L'épreuve du héros se dé roule en l'absence du roi chasseur. Or celui-ci, une fois rentré à la cour, ne manque pas de s'informer auprès de ses gens de la venue d'Yder. On lui relate la réaction du jeune homme devant les avances de la reine et on le presse de ne pas oublier l'entente conclue avec lui :
Si vos les armes li pramistes
E li covenant li feistes
Ke vos avez as autrez fet
Esgard li donez qu'il les et :
Ne li poez par droit tenir (v. 421-425)
Devant ces objurgations, le roi chasseur affirme hautement sa volonté de respecter la parole donnée(27). Après qu'Yder, qui se souvient sans doute de ses ennuis avec Arthur, a laissé paraître un doute sur les intentions d'Ivenant, celui-ci réduit à néant les craintes du jeune homme : "Pur rien', dist il, "mar duterois / Que jo en trespas covenant ; / (jo m'en quit : venez avant" (v. 434-436). Ivenant s'exécute sans faire de difficulté : il adoube Yder chevalier et lui fait présent de ses armes. L'allusion répétée au pacte conclu, l'accent mis sur le respect de la parole donnée dénotent ici encore le désir de l'auteur de faire porter le questionnement sur l'engagement envers autrui et sur la transgression éventuelle de l'entente.
Joël Grisward a reconnu l'importance du thème de I'en ente, même s'il n'étudie dans son article "Ider et le triceéphale" que deux situations qui mettent en jeu la foi. Pour qu'Yder consente à devenir membre de la Table Ronde, Gauvain doit offrir son arnitié ainsi que celle d'Yvain :
Ainz vos en pri en cel maniere
Que nos seiom par foi plevie
De tenir leale compaignie.
E li tierz soit misire Ywain
QJti de totes valors est plain. (v. 3254-3258)
Yder donne son assentiment, Issi le grant joen (v.3260), ce qui scelle l'entente : Accompaignié sont li vassal (v. 3261). Comme le note Grisward, "dès cet instant, il y a entre le héros d'une part, Gauvain et Yvain de l'autre, une aliance (v. 5123) reposant sur un serment explicite, sur la foi jurée (par foi plevie, v.3 255 et 3539). Cette relation privilégiée entre les compaignon par fiance (v. 5123) détermine désormais leurs rapports"(28). L'on pourrait croire à première vue que le neveu du roi et messire Yvain enfreignent l'entente en quelques circonstances. Ainsi, lorsqu'ils proposent leur aide à Talac pour atténuer sa déception d'avoir été trahi par le roi, ils omettent d'informer Yder de leurs projets. Mais c'est la courtoisie qui guide leur conduite. lIs craignent en effet qu'Yder ne s'empresse de les accompagner ; or l'exercice guerrier pourrait raviver des blessures fraichement cicatrisées. Ignorant de ces bonnes intentions, le héros conclut aune trahison : "Vis m'est que nostre compaignie / Qye prise estoitparfoi plevie / Define en vilainie parclose" (v. 3538-3540). Un second épisode laisse planer un doute sur la loyauté des deux compagnons. Au moment où le roi envoie Yder se mesurer aux deux géants, Gauvain et Yvain entendent bien les bruits de la lutte et se préparent à intervenir ; cependant, le roi les en empêche. Après la fin des combats, Gauvain et Yvain croient leur compagnon mort et se désolent de ne pas lui avoir prêté main-forte :
Ho ! sire Ywains, malement vait,
Vilainie li avons fait.
Poi a duré la compaignie
Que fu entre nos treis plevie (v. 5637-5640)
lIs estiment, un peu sévèrement, ne pas avoir honoré leur compagnonnage. En vérité, la faute tout entière en incombe à Arthur. Une autre situation donne à Yder l'impression d'avoir été abandonné par ses amis. Après avoir été empoisonné par Keu, Yder, qui revient à la vie vie, s'étonne de l'absence de ses compagnons. Gauvain et Yvain, qui ne possédaient pas les solides connaissances médicales des deux Irlandais, ont conclu à la mort de leur ami et l'ont abandonné sur le conseil du roi et de son perfide sénéchal. Mais la bonne foi de Gauvain et d'Yvain ne saurait ici être suspectée ; les deux hommes ne donnent aucune prise à la félonie.
Bien entendu, le protagoniste du récit aussi se comporte de manière irréprochable sur le plan féodal. Ainsi, il manifeste de la gratitude lorsqu'Ivenant l'adoube chevalier. De plus, il éprouve un grand attachement pour la famille de Luguain, qui s'exprime par des mots affectueux : "Yder li pdist ar grant amor : / 'Il sont li mien ejo li lor" (v. 1587-1588). Une sorte d'entente tacite semble s'instaurer entre Yder et Rim, son hôte dévoué, qui fait du premier le seigneur du second. Du moins chacune des deux parties agit-elle comme s'il y avait eu covenant. Vers la fin du récit, Rim reconnait explicitement le lien qui l'unit a Yder : "II [Rim] tint Yder pur son seignor (v. 6145). Selon le droit féodal, "le seigneur doit à son vassal protection et entretien"(29). Yder s'acquitte de la seconde fonction en enrichissant son hôte : il lui envoie par l'intermédiaire de Luguain cinq magnifiques destriers. Ces biens permettent à Rim d'effectuer des réparations et des agrandissements à sa propriété. Le héros adoube Luguain, lui accorde une rente de trois châteaux et l'élève à la dignité de boteillier. Une fois ennobli au rang de roi, Yder rend à Cligès les terres dont Guenloïe l'a dépouillé dans un mouvement d'humeur et lui octroie en outre des terres supplémentaires. Par ailleurs, il reconnaît le roi Arthur comme son seigneur légitime : "Je ere vostre e plus le sui" (v. 6619). Il n'est pas indifférent qu'Yder accède dans la finale au statut de roi : cette promotion assure la réhabilitation de la royauté, quelque peu discréditée par les agissements fâcheux d'Arthur.
Le fait que le poète reporte les qualités qui devraient parer le roi Arthur sur d'autres personnages, qui occupent diverses positions dans la hiérarchie sociale, répond à un impératif idéologique. L'auteur du roman d'Yder n'entend pas ruiner l'idéal courtois, il veut simplement faire porter l'interrogation sur la conduite d'Arthur. Dans cette perspective, le comportement bienséant des personnages bénéfiques joue à la fois un rôle pratique et un rôle théorique : il permet de maintenir l'harmonie dans l'univers diégétique, mais constitue aussi un modèle universel.
Le principal trait de caractère du roi Arthur incompatible avec le code courtois, la jalousie, réapparait chez d'autres personnages et en d'autres circonstances, diversement modulé. Alors que le roi Arthur soupçonné à tort son épouse d'éprouver des sentiments amoureux pour Yder, Ivenant en revanche a toutes les raisons de se plaindre de son épouse, qui poursuit de ses ardeurs tout beau jeune homme qui vient à passer au château. Ivenant pourrait, sans encourir de reproches, isoler sa femme, voire la répudier, pour protéger son honneur de roi. Or, plutôt que de céder à un sentiment ombrageux, il fait servir la luxure de sa femme à une cause supérieure : la découverte d'un chevalier chaste. Autrement dit, il triomphe de la jalousie, fruit de l'instinct, par l'exercice de la raison, raison qui prend ici la forme de la costume. Celle-ci, significativement, porte aussi le nom de covenant. Et plutôt que de nourrir une animosité à l'égard des chevaliers qui ont l'heur de plaire à son épouse, Ivenant se montre débonnaire, puisqu'il leur permet de se distinguer et d'accéder au statut de chevalier. En somme, il préfère servir les intérêts de la communauté plutôt que ses seuls interêts propres. L'offre du roi revêt la forme d'une entente : "Jol vos graant [la possession de mes armes], / Mes ço ert par un covenant"(v. 197-198). Voici le pacte en question :
Cist granz cheminz vos i merra,
Un mien chastel troverés ja.
Sus en la sale m'atendis,
ço quid, ma femme i troverés.
Huem ne se puet de lui defendre,
Se druerie li feit prendre
Qu'il ne la prent delivrement.
S'il quid savoir certeinement
Qu'ele n'ameroit fors moi nului,
Jo en faz mon gab si m'en dedui
Issi tout a chescun vallet
Mes armes a qui jos pramet.
Jos vas ai encovenanciez :
..............................................
Si vos en estes desceuz
E si serrez en crois tonduz. (v. 199-214)
Cette curieuse entente permet de triompher d'un sentiment de jalousie naturel. Un échec du jeune homme conduirait celui-ci au déshonneur - astucieuse façon de détoumer sur autrui la honte qui devrait s'attacher à la personne du mari trompé. Il n'est certes pas indifférent que la proposition d'lvenant prenne la forme d'un covenant : l'entente verbale, qui comporte une dimension éminemment sociale, permet de surmonter des défaillances individuelles - autant l'inconstance de la reine que la colère éventuelle de I'offense. Aussi peut-on dire que le roi Ivenant fait montre dans cet épisode de deux vertus qui font cruellement défaut a son homologue le roi Arthur. D'une part, Ivenant reconnaît la valeur du héros après que celui-ci a réussi l'épreuve avec succès et lui permet d'accéder au titre de chevalier ; d'autre part, il discipline ses émotions pour le plus grand profit de la communauté.
Cligès aussi est amené à composer avec la colère et la jalousie. Rappelons pour mémoire que le héros, accompagné d'une demoiselle accablée par la mort de son ami, cherche refuge dans la première maison venue, qui se trouve etre la propriété de Cligès. Les deux jeunes gens pénètrent dans une salle agrémentée d'un foyer, où un nain fait rôtir une grue sur une broche. Comme ses salutations demeurent sans réponse, Yder s'enhardit à remuer les braises près de la grue, ce qui provoque la colère du nain. Celui-ci tente de s'en prendre au héros mais se voit forcé de battre en retraite. Il cherche protection auprès de Cligès, son maître, et médit de l'arrivant. Sans même chercher à faire la lumière sur les évènements qui se sont déroulés près de l'âtre, Cligès cède à la colère et chasse l'inconnu. Déçu de ce rude accueil, Yder tente de plaider en faveur de la demoiselle qui l'accompagne ; il obtient en guerredon que le seigneur des lieux offre une sépulture chrétienne au chevalier défunt. Ce guerredon se voit aussi qualifié de covenant :
Bien ferai ceste [repond Clige]
Ore n'aiez garde qu'il ne l'ait ;
Eissez vos ent, e hien sera fait.
La pucele remaine isci,
Desque jo aie parfini
E feit del cors de son amant
ço que joen ai en covenant. (v. 3955-3961)
Comme la jeune femme refuse de rester seule au château, Yder se voit forcé d'imaginer une nouvelle ruse qui lui permette de demeurer sur les lieux. Il propose donc un nouveau marché : "Mes si jo trois mon garant ci / Par qui jo i sui, remeindrai i ?" (v. 3986-3987). Cligès y consent, qui ne voit pas lequel de ses gens pourrait s'opposer à lui. Mais Yder, qui a aperçu une jeune femme d'allure avenante en compagnie du seigneur, la cite comme garante. La demoiselle craint d'essuyer la colère de son ami si elle offre l'hospitalité à l'inconnu, mais songe avant tout à éviter toute vilainie (v. 4009). Aussi accorde-t-elle sa protection à Yder, ce qui excite la jalousie de Cligès et le pousse à prononcer des paroles discourtoises. "Il dist folie par gelosie" (v. 4018) : il hébergera les deux arrivants pendant la nuit, mais ceux-ci, ainsi que la garante, devront avoir plié bagage au matin. L'amie de Cligès fait contre mauvaise fortune bon coeur et se montre affable avec l'inconnu. Elle apprend son nom, ce qui lui offre le moyen de se réconcilier avec son ami, qui souhaite justement faire la connaissance d'Yder. Guenloïe a dépossédé Cligès de ses terres parce qu'il a osé suggérer qu'elle tienne secrète son affection pour Yder. Si, après avoir épousé Guenloïe, Yder plaide en faveur de Cligès, ce dernier recouvrera ses propriétés. La demoiselle courtoise ménage donc une nouvelle rencontre, beaucoup plus sereine, entre les deux hommes. Cligès oublie toute colère et toute jalousie. Encore une fois dans cet épisode, une entente un peu douteuse (puisqu'elle force la main de la présumée "garante»"abolit toute trace de jalousie et suscite une grande joie dans une petite cellule humaine.
Un troisième personnage doit mener le combat contre la jalousie : le propre père d'Yder. Dans un des épisodes les plus marquants du récit, la demoiselle à la tente, une suivante de Guenloïe courtisée par Nuc, offre un repas au héros en échange d'un guerredon : la découverte du nom du chevalier qui la poursuit de ses assiduités depuis près d'un an. Remarquons au passage que ce guerredon porte aussi le nom de covenant. Par malchance, le prétendant en question chevauche devant la tente au moment où la belle se trouve en compagnie d'Yder : "Quant il choisist Yder od lié, / Ele l'en veil partir irrié, / Bien set que c'est par gelosie" (v. 4548-4550). Sitôt que la demoiselle informe Yder du passage de l'inconnu, le heros se lance à sa poursuite. Il le prie bien humblement de lui apprendre son nom, mais sans succès. Accablé par ce refus qui met en péril son engagement, Yder présente une nouvelle requête avant de défier l'étranger. Une bataille féroce s'ensuit, qui montre l'exceptionnelle vaillance des bélligérants. Un incident permet toutefois aux adversaires de se reconnaître comme père et fils : Yder s'expose aux coups de I'inconnu pour récupérer son aumonière qui est tombée à quelques pas. Médusé par la conduite de son opposant, l'etranger offre une trève pour s'informer du contenu de l'aumonière. Yder révèle qu'il tient beaucoup à cette bourse, parce qu'elle contient la moitié d'un anneau d'or que son père a offert à sa mère avant de la quitter. Nuc, qui possède l'autre moitié de l'anneau, vérifie que les deux morceaux appartiennent bien au même objet. Dès lors, la bataille prend fin et les chevaliers tombent dans les bras l'un de l'autre. Non seulement Nuc cesse de jalouser Yder, il renonce à l'amour de la demoiselle à la tente et décide d'épouser la mère de son fils. Yder apprend le nom de son père, ce qui lui permet d'honorer sa dette à l'égard de la demoiselle. Le guerredon accordé, bien qu'excessif ("Un covenant vos fiz dotos, / Dont jo merciz e Deu e vos" (v.4880-4881)), permet à un fils de retrouver son père. Il fallait donc que Nuc fasse le voeu de taire son nom ("Un vo fiz par ire / De mon non, nel voleie dire" (v.4844-4845)), et qu'Yder promette de découvrir ce même nom, pour que les retrouvailles aient lieu. La rencontre improbable des deux hommes se produit au confluent de deux covenants, dont l'un a de plus le mérite de guérir un chevalier de la jalousie qui l'habite. Une fois de plus, l'entente abolit un sentiment négatif et permet l'épanouissement de relations interpersonnelles.
Le roi Arthur aussi se départ en finale de son humeur ombrageuse par le moyen d'un covenant. Mais, comme dans l'épisode qui fait se rencontrer Nuc et Yder, ou dans celui qui scelle l'amitié de Cligès et d'Yder, le marche qui inaugure la conversion d'Arthur n'a pour but ni l'abdication de la jalousie, ni l'instauration de sentiments fraternels. De même que Nuc ignore l'identité de son adversaire, et Cligès, celle de son hôte d'un soir, de même le roi Arthur ne peut deviner que son serment l'enchaînera à la personne d'Yder. D'ailleurs, dans son esprit, le fougueux chevalier périra sous peu. En fait, le roi donne son accord à un pacte dont l'un des termes - à savoir l'identité du détenteur du couteau - n'est pas connu :
Sire, marri me prametez,
Mes nul terme ne me metez ;
Bien sai que hien le me rendreiz
Quant Deu plarra que vos revendreiz
Mes jo vos dirai com il irra :
Qui cel cotel me aportera,
Autres de vos, mi marriz iert,
S'il vers les jaians le conquiert. (v. 5351-5358)
Evidemment, Guenloïe, qui formule sa requête en présence d'Yder, est confiante que son ami remportera les honneurs du combat. Tel que prévu, le héros sort victorieux de l'épreuve et ne manque pas de se munir du précieux couteau réclamé par Guenloïe. Quand celle-ci exige la réalisation de la promesse, le roi ne peut manquer de lui donner Yder pour époux. Quelle extraordinaire entente que celle-Ià, qui d'un coup comble toutes les attentes et aplanit tous les obstacles ! A partir du moment où le héros contracte un mariage d'amour, il ne peut plus apparaître au roi comme un rival. Et qu'est le mariage, sinon un type extrêmement raffiné de covenant ? Cette entente merveilleuse, idéale, qui règne entre le roi, le héros et l'épousée ouvre la voie à une harmonie générale dont certaines manifestations empruntent aussi la forme d'un mariage : Cligès épouse son amie et Nuc, qui ne veut pas "déshonorer son fils, abandonne une galanterie en cours et revient contracter mariage avec celle qu'il avait déflorée un quart de siècle avant"(30).
Bien qu'éperdument amoureux, l'un des personnages n'a pas à redouter la jalousie : le héros du récit. La dilection qu'il éprouve pour la reine Guenloïe, d'une exigence et d'une pureté absolues, ne donne aucune prise aun sentiment aussi trivial que la jalousie. Yder ne s'en trouve pas pour autant délivré de toute inquiétude concernant son devenir amoureux, mais les doutes qui l'assaillent tiennent à son ignorance du sentiment que lui porte Guenloïe, et non à la crainte d'une rivalité éventuelle. L'amour courtois auquel il adhère n'autorise d'ailleurs aucun acte disgracieux : Amor est de gentil noblesce ; / Ja vilanie ne lachesce / El quor n'entra de l'amant" (v. 2217-2219). De même qu'il ne voit pas chez autrui un rival, de même il ne toumerait pas ses pensées vers un autre objet que la personne aimée, car "[l]eal amor ne set changer "(v. 357). Aussi n'éprouve-t-il aucune difficulté à résister aux avancés de la provocante femme d'Ivenant. A défaut de subir les affres de la jalousie, Yder est en proie à un autre type de torture amoureuse qui le laisse agité et troublé : et s'il fallait que la belle ne l'aimât point ? Ne lui a-t-elle pas signifié son congé de brutale façon ? Et même à supposer qu'il fut aimé, sa tranquillité n'en est pas pour autant acquise :
La plaie donc li cop ne pert,
ço est amor de mal corel,
Ne puet rasoager pur el ;
ço est la soe soatume
E si treit el sor amertume.
Meis les amertumez d'amor,
Quant cele i est, sont od dolçor.
Se Yder fust asseurez
De cel, i fust mult beneurez
De cel grant beneurté
Ke ne puet estre od seurté ;
Ke les benours d'amors
Ne poent estre sanz.freors. (v. 1606-1618)
La fin'amor engage à ce point la personne que l'amoureux qui voit son projet contrarié ne peut que souhaiter mourir. Seule la mort, lui semble-t-il, peut le guérir d'une passion inassouvie. Ainsi, Guenloïe, qui a perdu toute trace d'Yder, ne songe qu'a s'enlever la vie. Yder fait écho aux paroles de son amie, car il estime ne pas pouvoir survivre a la mort de Guenloïe.
Rien de commun, donc, entre l'amour qui habite Yder et son amie, et celui dont se satisfont les autres personnages. L'amour courtois engage l'être entier, de telle sorte que l'amoureux se confond avec son désir. Si ce désir n'est pas partagé, l'amoureux perd sa raison d'être. Sans doute un tel idéal amoureux n'est-il pas à la mesure du commun ; mais ceux qui s'en montrent dignes sont appelés aux plus brillants exploits. Car ce sentiment noble constitue un aiguillon sans pareil pour inciter les jeunes chevaliers à faire preuve de vaillance : "Mult li vaudra, ço dist [Yder], amor / A conquerre pris e valor" (v.668-669). L'amour les convie à se conduire de façon vertueuse avec chacun, ce qui ne peut que servir les intérêts de la communauté(31). Loin de se complaire dans une sorte d'égoïsme, le chevalier amoureux ne perd pas de vue l'intérêt collectif ; il oeuvre au mieux-être de tous. En exterminant les deux géants qui ravagent la région de Gloucestershire, Yder met fin à une pratique sauvage ; il travaille à la purification du pays. Seul un héros inspiré par un amour authentique pouvait mener un tel combat à un heureux terme. En somme, l'amour courtois, qui garantit la loyauté des amants, se charge de réprimer les pulsions, de maîtriser "la part de tumulte"(32), pour reprendre la jolie expression de Georges Duby ; il garantit la meilleure des ententes. Cet amour soude les deux amants l'un a l'autre :
Amis ja savez vos de voir
Ke nos sumes andui par foi,
E jo vers vos e vos vers moi.
Puet done estre greindre aliance ? (v. 1818-1821)
Le couple-héros, qui surpasse par sa perfection tous les autres, illustre la conduite idéale des êtres courtois, conduite irréprochable, délicate, et surtout exempte de toute fausseté.
Les personnages bénéfiques, qui tous sauf lvenant fraternisent un moment dans la cour arthurienne sans s'y fixer, enseignent par l'exemple comment relever un royaume affaibli par la désinvolture et le désengagement d'un souverain indigne qui s'abandonne à ses pulsions. Le remède qu'ils proposent pour contrer les méfaits de l'égoïsme passe par la régulation sociale, par un effort civilisateur qui prend la forme du covenant. Les personnages chez qui brillent les vertus qui font défaut à Arthur sont tous étrangers à quelque titre à la communauté arthurienne ; ils proviennent tous d'un ailleurs plus ou moins lointain. Ainsi le héros, bien que né à Cardoil, ne gravitait pas dans l'orbe arthurienne avant de sauver la vie du roi ; ignorance suprême, il se montre même incapable, au début du récit, d'identifier le souverain. Par son père Nuc, Yder a des origines allemandes, ce qui nous éloigne encore du petit univers arthurien. Le narrateur présente Guenloïe comme la reine des royaumes étrangers ("Reine estoit de altre realmes", v. 5288). Peut-être doit-on entendre ici qu'elle représente cet autre monde qui semble avoir fasciné les poètes médiévaux ; I'aventure merveilleuse qu'elle porte à la connaissance d'Arthur, le combat contre d'odieux géants dévoreurs d'hommes, de même que la faculté qu'a la belle de guérir la blessure d'Yder, pourraient constituer des indices de l'extranéité de Guenloïe. Même si le narrateur qualifie les deux chevaliers irlandais de "pairs de la Table Ronde", on ne peut dire que ceux-ci soient des familiers de la cour : ils n'ont même jamais vu Gauvain, ce qui est pour le moins surprenant. Au demeurant, les deux hommes ont bien été coupés de la cour, car "Cinc anz aveit en l'esté / Qu'il n'avoient a cort esté" (v. 5847-5848). Quant au roi chasseur, il ne fait pas une seule allusion à son célèbre homologue ; selon toute vraisemblance, les terres d'Ivenant se situent quelque peu en périphérie du royaume arthurien. Peut-etre fallait-il que tous ces personnages échappent à la tutelle du roi Arthur pour pouvoir lui faire la leçon, de loin : il n'est pas certain que le roi eût toléré, chez ses propres sujets, des dispositions au maintien de I'ordre si ostensiblement supérieures aux siennes propres...
Pour résumer nos observations sur les infractions au code courtois, le motif de la jalousie apparaît à quatre reprises et se trouve chaque fois intégré dans une séquence narrative qui fonctionne sur le même modèle : une entente, dont on ne peut apercevoir a priori tous les aboutissants, débouche sur la réconciliation du héros et d'un jaloux (ou, dans le cas d'Ivenant, sur l'élection d'un héros). La constance du principe autorise une hypothèse qui intéresse les vers disparus. Lorsqu'elle congédie un peu abruptement son prétendant, Guenloïe ne lui signifie-t-elle pas qu'il ne doit reparaître en sa présence que lorsqu'il aura éprouvé sa prouesse ? Ce moment de cruauté ne donne-t-il pas naissance à une sorte de covenant, dont la réalisation, outre qu'elle dissipe toute froideur chez la reine, amène le héros à vivre une aventure qui lui fera retrouver un père, acquérir l'amitié et la gloire ?
C'est dire que le passage manquant hante tout le reste du récit. Les épisodes postérieurs, où une entente verbale abolit une réaction instinctuelle, constituent autant de mises en abyme de la structure principale du récit, dont les paroles acerbes de la reine constituent le premier moment, et le mariage des deux amoureux, le terme ultime. Peu importe en définitive que le temps ait emporté les mots du début, puisque les allusions qui y sont faites dans le reste de I'oeuvre, de même que la forte structuration du récit, nous en font pressentir la teneur.
On sait combien le respect du serment importe au bon maintien du monde féodal. Le roman d'Yder suggère fortement que l'aptitude à conclure une forme de covenant (guerredon, costume, alliance, etc.) constitue aussi une faculté courtoise. Peut-être même faudrait-il inclure cette aptitude dans la longue liste des exigences de la courtoisie. Mais il ne faut pas s'étonner de l'importance accordée à l'aptitude
à négocier des pactes : dans cette société où l'oralité joue un rôle prépondérant, la parole aimable est déjà louée comme une vertu courtoise et la médisance, dont Keu se fait souvent le héraut, est dénoncée comme une faute. Ce n'est pas un hasard si le sénéchal, dont les auteurs se plaisent a souligner la discourtoisie, est incapable de mener un marché à son terme. La seule tentative de sa part dont il soit question dans le texte, la collusion destinée à faire tomber Yder et ses sept compagnons sous les coups d'une meute de trente chevaliers, échoue lamentablement. Le roi Arthur, dont les carences en matière de courtoisie sont mises en lumière dans le récit, n'est l'instigateur d'aucun covenant ; tout au plus respecte-t-il - parfois - la parole donnée dans un marché imaginé par d'autres. Quels sont ces "autres" personnages, dignes de mettre au point un tel pacte, sinon les héros mêmes du roman, Guenloïe et Yder, de même que d'autres personnages éminemment courtois : Gauvain, Yvain, la demoiselle à la tente et Ivenant ? De plus, la faculté de négocier des contrats verbaux s'inscrit dans un cadre axiologique, puisque seuls les "bons" personnages en sont doués.
Avec son petit nombre de motifs savamment modulés de façon à baliser un vaste champ comportemental et intégrés dans une même problématique, relative aux moyens de préserver l'harmonie sociale, le roman d'Yder constitue un modèle de bele conjointure. La présentation d'attitudes irrespectueuses des convenances, aux conséquences néfastes, alterne avec la démonstration des parades à maîtriser pour pallier les effets négatifs des pulsions.
Tandis que l'indignité des moeurs devient le triste apanage du roi Arthur et de son sénéchal, divers personnages, et Yder au premier chef, offrent une figuration de la conduite idéale. Le comportement du souverain ne peut être assimilé qu'à un exemplum malum, et celui d'Yder, à un exemplum bonum. Le déploiement d'attitudes tour a tour proscrites et prescrites participe d'une visée didactique unique : enseigner la juste conduite à tenir. La correction des moeurs n'a pas pour enjeu la maîtrise gratuite du code du savoir-vivre, mais la sauvegarde des institutions garantes de l'ordre social : la féodalité et la courtoisie(33). Or la conformité à la règIe sociale fonde la norme, le droit. Si les trahisons et les déloyautés deviennent des fautes de droit, en revanche les paroles bien enseignée, les ententes honorées constituent autant de moyens de faire triompher le droit. Assurément, le roman d'Yder gravite tout entier autour des thèmes de l'entente et de la promesse, ce qui rejoint une intuition de Joël Grisward, pour qui cette oeuvre "met en scène [...] une reflexion sur la foi et sur la compaignie"(34). La récurrence dans le récit du motif du covenant amène une certaine prévisibilité (car les conflits se dénouent toujours au moyen d'une entente verbale) qui constitue peut-etre aussi un élément d'unité narrative(35).
Bien qu'elle ait été perméable au changement et qu'elle ait donné le jour à de multiples innovations sociales, la civilisation médiévale demeure attachée aux traditions, à la permanence des institutions. Dans cette perspective, rien de plus légitime que l'intérêt du poète d' Yder pour l'intégrité et la loyauté, facteurs de stabilité sociale : "L'organisation politique et sociale, au moyen Âge, repose en grande partie sur le serment et le contrat. Fidélité mutuelle de suzerain à vassal, tel est le principe d'où se déduisent tous les devoirs et tous les droits de chacun"(36).
Si l'on a pu parler d'une "réforme du droit séculier au XIIIe siècle»" en affirmant que "la vérité établira progressivement son argument dans l'instruction du fait, dans l'enquête, l'examen critique des preuves, et le plaidoyer"(37), sans doute est-ce parce que les penseurs de l'époque croyaient davantage à l'efficace du droit rationnel, fondé sur une entente destinée à combattre l'anarchie des passions, qu'à celui du droit magique - évacué pour ainsi dire du roman d'Yder, mais dont l'épopée et plusieurs romans du XIIe siècle ont fait un usageremarqué. L'effacement dans le récit de formes judiciaires qui revêtent un caractère surnaturel, comme l'ordalie ou le duel judiciaire, au profit de formes moins spectaculaires, mais à mesure humaine, pourrait bien traduire une prise de conscience aiguë des responsabilités de l'homme dans l'administration de la justice. Cependant, le passage d'une justice transcendante à une justice immanente s'opère au moyen d'un petit détour dans une zone-frontière : les marges du royaume arthurien. Apres avoir été l'oeuvre d'un agent sumaturel, la justice prend pour représentants des personnages issus de l'extérieur de la cour, d'ailleurs, mais qui finissent tous par se rencontrer au centre de la cour, autour de la personne d'Yder. Les cérémonies qui clôturent le récit, où l'on voit Yder accéder au statut de roi, épouser la reine Guenloïe et obtenir une terre en partage, tout cela avec la bénédiction du roi Arthur, marquent en effet l'intégration de ce chevalier a la communauté - dût-il en sortir l'instant d'après. Et le maintien de la justice repose pour une large part sur l'aptitude des membres de la communauté à proposer des pactes et à les honorer, c'est-a-dire en somme sur leur faculté de bien parler. Le protagoniste de notre récit n'était-il pas prédestiné à remplir l'office de champion du bien parler, lui dont le nom, YDER (ou IDER), constitue un anagramme du verbe DIRE ?