Le Roman d'Yder : l'étude d'un récit de la Matière de Bretagne au prisme de la juslittérature
Le motif de la jalousie dans le roman arthurien. L'exemple du Roman d'Yder de Dietmar Rieger
King Arthur as villain in the thirteen-century romance ‘Yder’ de Beate Schmolke-Hasseslmann
Le motif du covenant dans le Roman d'Yder de Louise Morin
Arthur's Character and Reputation in Yder de Norris J. Lacy
LE MOTIF DE LA JALOUSIE DANS LE ROMAN ARTHURIEN. L'EXEMPLE DU ROMAN D'YDER*
Dietmar Rieger
Analyser le motif de la jalousie dans la littérature du Moyen Âge, dans ses manifestations les plus diverses, reste, en dépit de l'existence de quelques jalons(1), une tâche digne de futures recherches approfondies. S'il est vrai qu'on ne trouve que rarement dans la littérature médiévale en France une analyse en règle de la jalousie et que l'analyse "pré-psychologique" (faite sous l'angle de la casuistique de l'amour) de l'amour naissant est de loin plus fréquente(2), on ne doit cependant pas négliger la fréquence relativement élevée du motif de la jalousie présent, sous plusieurs formes, dans beaucoup d'oeuvres particulières, lyriques et narratives. Il serait certes assez problématique de procéder sans distinction aucune quant à ces diverses manifestations - et ce malgré l'indéniable forme stéréotypée de la figure du mari jaloux effectivement dominant tant dans la poésie lyrique occitane que dans le fabliau ou le roman arthurien. Le ridicule mari jaloux du fabliau ne peut par exemple être mis sur le même plan que le roi Marc des versions du roman de Tristan ou le gilos de la poésie lyrique des troubadours(3). La jalousie pathologique d'Archambaut dans le roman de Flamenca n'est pas celle du vindicatif Sire de Fayel dans le Châtelain de Coucy ou celle du roi Arthur dans La mort le Roi Artu. La jalousie de Guenièvre vis-à-vis de Lancelot, dans cette même Mort Artu, ou celle de la dame de Fayel vis-à-vis de celui qu'elle aime, dans le Châtelain de Coucy, est motivée et jugée d'une autre manière, et se manifeste autrement que celle d'Iseut aux Blanches-Mains dans le Tristan de Thomas.
Et pourtant toutes ces manifestations de la jalousie ont un point commun : elles n'appartiennent pas à ce concept positif d'une jalousie considérée comme indispensable pour la réalisation durable de l'amour courtois et décrite chez André le Chapelain sous le nom de vera zelotypia, impossible dans le mariage, et chez Thomas d'Aquin comme un zelus ethiquement bon par lequel la personne qui aime s'efforce d'amener la personne aimée, contre tous les obstacles, à une possession en toute quiétude du bien(4). Elles appartiennent au contraire à cette jalousie "fausse", car excessive(5), qui est attribuée, en tant que passion, à l'amour possessif et concupiscent et qui est, de par son égocentrisme, malhonnête, nuisible et répréhensible. Et c'est précisément pour cela que le motif de la jalousie dans la littérature courtoise et para-courtoise peut constituer un indicateur important de l'état respectif de l'harmonie et de l'ordre courtois ou bien de l'image que le poète et son groupe s'en font. L'adage populaire qui dit que l'on n'est jaloux que de ce que l'on aime(6) ne convient pas à la jalousie du système de l'amour courtois, ni au Nord ni au Midi, cette dernière étant ressentie comme "une menace pour le système qui donne son sens à l'existence courtoise et chevaleresque"(7). Il n'est pas étonnant du point de vue de l'idéologie de l'amour que la "fausse" jalousie apparaisse dans la littérature courtoise essentiellement comme attribut du mari, voire ait la fonction de le définir. Contrairement au discours de la théologie du mariage des XIIe et XIIIe siècles dans le cadre duquel s'impose l'appréciation thomiste de la jalousie du mari vis-à-vis de l'amour sans partage de son épouse comme un fait naturel, c'est la condamnation de la jalousie entre époux qui demeure prépondérante dans le discours courtois profane - même dans celui de la France du Nord, en dépit des nuances qu'on observe dans le domaine des romans de Tristan (Marc) et en dépit d'une appréciation en principe différente du mariage en tant que tel, vu le plus grand pouvoir de la morale cléricale.
Dans le roman arthurien, la structure particulière de personnages stéréotypés révèle dès le début de son histoire - depuis l'Historia regum Britanniae de Geoffroy de Monmouth et l'amour adultère entre Gennuera et Modred - Arthur, mari de Guenièvre, comme détenteur virtuel de la jalousie conjugale (répréhensible). Ce qui ne veut pour autant pas dire que la virtualité de la jalousie d'Arthur rendue possible par la constellation des personnages ait été réalisée dès ce début même. Il est par contre significatif que, même dans le Lancelot de Chrétien de Troyes où la structure idéologique réserve bel et bien une place au "mari jaloux", non seulement le caractère adultère de l'amour entre Guenièvre et Lancelot apparaisse en tant que tel relativement peu, mais qu'en outre la jalousie d'Arthur, malgré l'adultère consommé par la reine, soit habilement évitée par l'auteur qui fait en sorte que le roi ne se doute de rien. Il n'y a pas seulement le fait qu'Arthur soit tout au plus utilisé comme un obstacle créateur de tensions ou mieux comme une instance nécessaire au traitement de l'amour selon le modèle de la poésie lyrique courtoise. Il y a plus : en conséquence de l'extension du conflit amoureux (Lancelot - Guenièvre) par le conflit conjugal (Arthur - Guenièvre), eu égard aux données de l'idéologie de l'amour courtois avec lesquelles Chrétien a dû travailler, Arthur aurait été forcé de prendre position. Il aurait été arraché à son existence essentiellement(8) statique et son comportement se serait infailliblement pour le moins approché de celui typique du gilos. La collision avec cette image d'Arthur chez Chrétien, en même temps avec la conscience qu'a Arthur de lui-même, explicitée dans son Erec -
Je sui roi, si ne doi mantir,
ne vilenie consantir,
ne fausseté ne desmesure ;
reison doi garder et droiture [...] (v. 1793 sq.) (9)
- donc avec la projection de l'image du souverain du monde idéal de la féodalité courtoise, imprégnée de la bonitas, aurait été inévitable.
De même, le motif de la jalousie n'aurait pu s'allier à l'image prépondérante avant tout dans le Perceval de Chrétien, d'un Arthur faible, voire impuissant et désemparé, plongé dans l'affliction et le mutisme, que si la jalousie avait été conçue par le poète comme un motif en dernière instance tragique - comme dans le roman de Tristan, en particulier dans celui de Thomas d'Angleterre.
Le traitement du cas dans le Cligès montre cependant combien Chrétien prit ses distances à l'égard de la complexe, et par sa complexité même problématique, jalousie du roi Marc, considérée comme constituant une force tout aussi perturbatrice que l'amour de Tristan en lui-même. Ce n'est en effet pas par hasard que même Alis - dont le choix en tant qu'antithèse négative d'Arthur n'est pas fortuit -n'est que très tard, peu avant la fin du roman, mis dans la situation de devenir jaloux pour n'avoir pas à affronter longtemps ce sentiment, pour que le récepteur en effet ne soit pas non plus importuné trop longtemps par lui et ne puisse comme celui du Tristan de Thomas avoir ainsi l'occasion, en dépit des qualités négatives de l'empereur parjure, d'avoir pitié du mari jaloux et de mettre ainsi en doute la légitimité même du dénouement heureux. C'est ainsi que l'éruption de la jalousie d'Alis, qui n'est en effet point mal fondée ainsi que veut sarcastiquement le lui faire croire Jehan ("Mes de néant estes jalos !", v. 6606) et dont les symptômes ("d'ire tressue", v. 6587 ; "Tel duel ot que le san chanja : / Onques puis ne but ne manja", v. 6727 sq.) la font explicitement apparaître comme maladie mentale, peut sans autres détours - et sans transition sensible - se convertir en la mort de l'empereur : "Si morut come forzenez" (v. 6729) (10).
Il ne fait aucun doute que ces stratégies, stratégies destinées à éviter le motif et qu'on observe aussi dans d'autres romans, se fondent sur une image optimiste de la société courtoise, même là où cet optimisme s'avère artificiel et pourvu d'une forte dose de mauvaise foi. Les auteurs de Lancelot en prose ne connaissent plus cet optimisme. Pour la dernière partie du cycle, l'apocalyptique Mort le Roi Artu, la jalousie du roi Arthur constitue dès le départ un motif symptomatique. Lorsque, après une longue période de soupçon, de doute, d'incrédulité, voire de refus et d'incapacité de croire, le primus inter pares, autrefois garant de l'harmonie du monde courtois, acquiert enfin la certitude de sa honte, on assiste à une jalousie effrénée qui pousse l'action romanesque à son ultime catastrophe : "car il n'est pas rois ne hom qui tel honte suefre que l'en li face" (53, 67-68) (11), c'est ce que ne cesse entre autres de lui signifier Morgain. Le destin tragique de la société courtoise suit inévitablement son cours à partir du moment où Arthur, confronté à une sorte d'amour à la Tristan, devient Mark et va dans sa soif vengeresse - encore qu'il soit apparemment moins touché en tant que personne qu'en tant qu'institution - outrepasser le statut du panser : « "se vengera de la reine en tel maniere qu'il en sera parlé à toz jorz mes" (92, 37-39) (12). Ce n'est que par sa mort et par son entrée dans le royaume du mythe qu'il peut à nouveau recouvrer son essence idéale.
Qu'il ait pu perdre son essence idéale, dès le début assez fragile, par l'intervention précisément du motif de la jalousie, avant même La Mort le Roi Artu - selon les datations peut-être même déjà avant 1200 - et sans que cette jalousie soit fondée objectivement, c'est ce que montre, à côté d'autres textes tels que les lais du Mantel et du Cor ou certains contes arthuriens comme La mule sans frein, le roman en vers d'Yder qui nous a été transmis dans la copie anglo-normande d'un original continental(13). Même si l'on doit émettre des réserves lorsque, dans sa thèse récente(14), Beate Schmolke-Hasselmann se propose d'attribuer l'image négative d'Arthur de ce roman à l'opposition de la haute aristocratie anglaise contre John 1er(15), pour la seule raison qu'en même temps les romans arthuriens où la royauté est extrêmement idéalisée connaissent la même attribution(16) et que la contradiction entre opposition par une critique conçue comme réaliste d'une part, et opposition par une critique qui accentue l'idéal d'autre part n'est même pas abordée : Yder n'est tout demême rien moins qu'un roman conservateur du point de vue idéologique. La cour d'Arthur et surtout Arthur lui-même subissent une forte dévalorisation. Ils ne sont plus les symboles "d'un État féodal idéal représenté comme garant d'un ordre humain parfait et proposé comme tel"(17). Le refus, temporaire, d'Yder d'entrer dans la Table Ronde est tout à fait symptomatique : la cour du roi Arthur a cessé d'être "le lieu de la paix et de la justice, offrant à chacun des occasions de conduire son existence vers son accomplissement"(18). La critique antimonarchiste du roman arthurien depuis Chrétien de Troyes s'est exacerbée à ce point que même l'image idéale d'Arthur, d'ordinaire présentée comme correctif par rapport à la réalité et se référant au fond à un passé prétendument idéal qu'il s'agit de restituer, est assimilée, de façon désillusionnante, à la réalité du présent. L'image courtoise idéale de l'être humain, l'éthique courtoise ne trouve plus son lieu normatif au sein de la communauté arthurienne mais chez le protagoniste du roman, dans l'individu qui se situe au fond en dehors de cette communauté même et qui aspire au premier chef à sa réalisation individuelle - y compris dans l'amour - et non à élever la communauté qui se trouve ici mise en question.
Dans le roman d'Yder, le roi Arthur dégénère en vilain qui n'est conscient de sa vilanie que dans la première partie et seulement jusqu'à un certain degré. Ce vilain provoque à l'aide du scélérat Keu, son cher complice et (mauvais) conseiller, par un comportement abject la scission de la cour d'Arthur en un parti toujours procourtois et un parti anti-courtois et dirigé par Arthur lui-même. La jalousie du roi vis-à-vis d'Yder ne constitue pas seulement - à côté d'un tas de défauts tel que parjure et ingratitude, égoïsme et faiblesse de caractère, versatilité et hystérie de la vengeance, serviabilité déficiente vis-à-vis de l'homme faible et malice - l'un des vices du roi, mais est caractérisée par le poète d'Yder comme le mal fondamental d'où découlent pour ainsi dire tous les autres défauts et faiblesses moraux :
Gelosie est fevre corel,
Ne por fisike ne por el
N'en trespasse l'aucessïon.
Gelosie est grif passion ;
Mar est bailliz qui est gelos :
II n'a soz ciel cel las fevros,
Tant seit d'aucessïons menez,
Que plus ne soit gelos penez.
Ja euer de gelos n'avra joie ;
De rien qu'il veie ne que il oie
Ne se poet haitier a nul foer,
Car la fièvre le tient al euer ;
Gelosie toit toz repos,
La möele sèche des os,
II n'(i) a tel mal en tot le monde,
Tant destrive home ne confonde.
N'est tormenz que gelos nen ait
Ne n'est joie qui(l) ne-l deshait ;
Se tot li monde estoit soens,
N'avreit gelos un de ses boens ;
Mar est bailliz qui gelos est,
A la parsome tenez cest,
Car ne porreit tot son martire
Ne euer penser ne buche dire.
Tot(e) la rien qu'il veit li grieve. (v. 5143-5167)
La jalousie est un mal qui rend l'individu mal adapté à la vie, au moins à la vie courtoise, puisqu'il le prive de toute joie. La jalousie est une folie (v. 5175) qui ne prête dans le roman d'Yder absolument pas à rire et n'incite pas non plus à la pitié mais qui effraie plutôt par ses effets brutaux et sanglants : "Cruel(e) chose a en gelosie" (v. 5244), ainsi le narrateur commente-t-il le projet d'exterminer Yder que forme Arthur :
Des ore est li reis en agait
De Yder destruiré e cil ne-l set ;
Ha las, por dreit nient le het,
A tort li voelt tolir la vie ». (v. 5240-5243)
et un peu plus loin le poète reprend son verdict : « vilaine chose est(e) gelosie » (v. 5447). L'importance que le poète moraliste accorde à cette passion maladive "irrégressible" pour disqualifier Arthur est soulignée par le fait qu'il caractérise - à l'encontre de la tradition légendaire telle que Jean Markale l'a reconstituée(19) - la relation amoureuse et conjugale d'Arthur et de Guenievre comme une relation on
ne peut plus exemplaire dans le passé ("Devant erent mult bien ensemble ; / Pus furent troblé demaneis", v. 5176 et suiv.) et que - peut-être aussi à l'aide de ce dédoublement de la reine, soutenu par Jean Markale, en Guenievre aimant Arthur :
Mes de la rëine Guen(g)ievre
Fu tant amé li reis Arturs
Qu'il estoit de s'amor sëurs (v. 5168-5170)
et en Guenloie aimant Yder(20) - il absout Guenièvre (et Yder) de toute faute. La jalousie irrationnelle transforme le point fixe de la société arthurienne, le "cohesive centre of rationality"(21), en un facteur perturbateur incalculable - "Mes la gelosie l'atise" (v. 5453) - qui mesure toutes ses actions à l'aune de ses émotions échappant au contrôle de la raison et contre le comportement fautif duquel le poète ne cesse de prendre position : "Et volt Yder livrer a mort, / Si a vers li merveillos tort" (v. 5451 et suiv.).
La crise de la cour du roi Arthur est donc la conséquence de la crise interne de son centre qui, étant privé de son repos (v. 5155), ne garantit plus l'harmonie, mais le désordre. Lorsque Yder a retrouvé son père, qu'il a connaissance de l'amour de Guenloie et qu'il est accepté de tous, à l'exception d'Arthur et de Keu, en tant que membre à part entière de la communauté arthurienne, la crise du roman n'est pas provoquée par son propre comportement fautif, mais par la jalousie d'Arthur et par la curiosité maladive qui en découle, curiosité que le narrateur fait ressortir avec insistance, dans la scène entre Arthur et Guenièvre(22), par les moyens de la répétition et de la gradation. Les aventures qui suivent n'ont pas lieu pour que le héros ou un autre membre de la cour d'Arthur, secouée par les crises, puisse faire preuve de ses capacités et pour qu'il soit réintégré dans la communauté, mais elles sont pratiquement mises en scène, tout du moins utilisées, à mauvaises fins, pour mettre en danger de mort le héros sans défaut et pour ainsi se débarrasser d'un rival présumé et haï par Arthur - avec la complicité de celui qui seul le dépasse encore en méchanceté, sournoiserie, malveillance et énergie criminelle, qui est franchement haï de tous (y compris du narrateur) et qu'Arthur est le seul à aimer, Keu :
Beals niés" , dist il "talent m'est pris
D'aler querre par cest päis
Aventures, ne-s voil loins querre
Por ço que je-struisse en ma terre (...) (v. 5253-5256)
La jalousie d'Arthur est non seulement sans fondement et donc, aux yeux de tous - et pour le narrateur également - irrationnelle et incompréhensible : à la dépréciation du roi mythique et exemplaire de la tradition est liée par ailleurs une revalorisation de la reine qui, également, rompt volontairement avec la tradition. La transformation, de la femme adultère en épouse aimante, que la reine subit, est libre de contradictions : "Yder heavily emphasises Guinevere's fidelity as if deliberately refuting any aspersions on it which the reader may have heard"(23). Dès le début, le narrateur souligne le comportement irréprochable de Guenièvre, son amour et sa loyauté pour son mari. La suite d'Arthur se réjouit d'avoir retrouvé le roi :
Et celle plus qui plus l'ama ;
Ço fu la reine Genieevre.
Cil l'acole e si la lieve
Sor le col de son chaceor. (v. 22-25)
Par la suite, on comprend certes clairement que c'est en sa qualité de chevalier excellent que Guenièvre apprécie hautement Yder, le nouvel arrivant à la cour d'Arthur : elle le loue et le considère comme l'égal de Gauvain (v. 1495 et suiv.), intervient en sa faveur et cherche son admission à la Table Ronde. Elle a même pitié de lui qui est blessé par Keu d'une manière perfide, et tente de le protéger de
tout autre malheur. Mais tout cela ne signifie pas qu'elle aime Yder - et serait-il sans le savoir elle-même - mais, dans le fond, seulement qu'elle s'est chargée d'un assez grand nombre de fonctions qu'Arthur, dès le début, n'est pas (ou bien n'est plus) en mesure de remplir convenablement. Et le fait que Guenièvre - comme l'expose le narrateur - n'ose pas, dans le cloître, demander elle-même à Yder d'entrer à la Table Ronde ("Ço cuit, si la reine osast / Requere l'en, qu'el(le) l'en preast", v. 3247), n'implique pas non plus son amour pour Yder, mais tout au plus que la reine ne veut pas provoquer la jalousie d'Arthur. Cependant, comme peu de temps auparavant, lorsque Guenièvre ne fait pas part à Arthur directement de sa proposition de demander à Yder de devenir membre de la communauté arthurienne, mais le fait, en sa présence, par l'intermédiaire de Gauvain, le comportement de la reine veut peut-être seulement dire qu'il ne lui appartient tout simplement pas en tant que femme de s'occuper directement des affaires de la Table Ronde. La lutte avec l'ours aveugle, enfin, n'a non plus rien à faire avec l'amour, mais souligne uniquement la force d'Yder et son courage.
Lorsque le narrateur décrit la réaction d'Arthur au plaidoyer de Guenièvre pour l'admission d'Yder à la Table Ronde et, en ce faisant, en pronostiqueur, en auteur omniscient, les conséquences funestes, ("Deus, kar i fust il remés !", v. 3165), c'est pour la première fois -bien avant le dialogue central entre Arthur et Guenièvre - qu'il fait explicitement de la jalousie le motif du du comportement du roi :
Li rei fronci un poi le nés.
(...)
Li rei Artus fist un ris faint
Que fu alques de felonie
Par racine de gelosie.
Vers la reine out le euer gros,
Por ço qu'ele en faisoit tel los. (v. 3166, 3170-3174)
Si l'on veut prendre au sérieux le roman d'Yder comme œuvre d'art, il faut faire débuter l'explication de la jalousie d'Arthur à ce passage même : Arthur ne devient pas jaloux parce que Guenièvre lui est infidèle dans la tradition arthurienne (mais justement pas dans Yder) ; il ne le devient pas non plus parce qu'on a formulé l'hypothèse selon laquelle il y ait eu jadis, dans cette tradition poétique, une liaison amoureuse entre Yder et Guenièvre (comme plus tard entre Lancelot et Guenièvre) - sans tenir compte du fait que cette affirmation omniprésente depuis l'éditeur Heinrich Gelzer (1913)(24) soit fondée sur une interprétation un peu osée d'un passage de la Folie Tristan de Berne qu'on peut interpréter, en référence au roman d'Yder ou à son modèle continental, également et plus correctement de la façon suivante :
Onques Yder, qui ocist l'ors,
N'ot tant de poines ne dolors
Por Guenièvre, la fame Artur,
Con je por vos, car je en mur. (v. 232-235)(25)
(Jamais Yder, celui qui tua l'ours, n'eut tant de peines à cause de Guenièvre, la femme d'Arthur, [c'est-à-dire parce que celui-ci la crut coupable d'adultère avec Yder et non pas à cause d'une liaison réelle entre la reine et Yder](que je [Tristan] souffre à cause de vous [Iseut], car moi j'en meurs).
Arthur ne devient pas jaloux parce que les traces de l'histoire antérieure de la matière - comme par exemple l'identité initiale de Guenièvre et de Guenloie(26) - auraient des répercussions sur le roman du début du xme siècle, mais — sur la base d'une disposition caractérielle du roi — à cause du los que la reine, menée par la force de jugement, attribue justement au chevalier qui, au début (non conservé) du roman, a sauvé la vie à Arthur sans connaître sa véritable identité. La rivalité amoureuse avec un antagoniste présumé est clairement marquée, même nourrie par une rivalité au niveau de la "chevalerie" », où Arthur, dès le début, ne s'en tire pas à son avantage. La supériorité effective d'Yder est évidente dès les premiers vers. Elle l'est forcément surtout à Arthur qui sait bien qu'il doit sa vie à Yder, à un homme qui n'est même pas encore armé chevalier, et qui, en oubliant Yder, veut seulement oublier, voire refouler ce fait-là. Yder aussi, et avec lui le lecteur, reconnaît sa propre supériorité par rapport à Arthur au cours d'un processus de désillusion rapide et progressif, processus qui prend son point de départ dans l'identité illusoire d'Arthur telle qu'elle est formulée, pour la dernière fois, par un chevalier de la suite royale tout au début du roman :
Li preus, li sages, li cortois,
Qui d'ennor ad passé les rois,
Cels qui furent e cels qui sunt ;
De cels qui emprés lui vendront
N'en sera nuls, ne vaille meins ;
N'en di pas trop, ke tant est pleins
De valur e de corteisie
Ke nus n'en ment qui bien en die. (v. 37-44)
Que le narrateur, peu de vers après, fasse oublier complètement son sauveur à cet Arthur exemplaire ("Onc ne tint conte del vallet" - "Sis sires l'a mis en obli", v. 58, 64) et qu'il lui fasse refuser l'aide demandée par la reine du château aux pucelles pour lutter contre le chevalier noir, représente seulement le début de ce processus de désillusion et souligne nettement le vide rhétorique de l'éloge du roi que nous venons de citer. Un grand nombre des aventures suivantes n'ont pas d'autres fonctions que celle d'illustrer la supériorité d'Yder, qui est une supériorité chevaleresque dans le sens moral aussi. Si Arthur, au début, regrette encore son comportement ingrat envers Yder :
E de la mort me guaranti
Maveisement li ai mer(c)i,
Trop l'avoie jo oblïé (v. 175-177)
et s'il est pris de pitié encore après la première tentative de meurtre de Keu envers Yder ("Kar de pitié
sospire et plure”, v. 2446), et même de repentir de sa propre vilanie (v. 2447 sq.), lié cependant à une attribution du véritable tort à Keu(27), par la suite, la jalousie le rend totalement aveugle et par là encore plus inférieur à Yder. Ce n'est pas Arthur qui arme Yder chevalier, comme celui-ci l'espérait à l'origine, au stade de l'illusion, mais le roi Ivenant. La plupart des chevaliers d'Arthur ont honte du comportement de leur roi - ils reconnaissent par contre le caractère exemplaire d'Yder qui aurait presque vaincu Gauvain et le supplante aussi dans la lutte contre l'ours. C'est cette position particulière, extraordinaire, car surtout autonome par rapport à tous les autres chevaliers de la cour d'Arthur, qui fait prononcer son nom à Guenièvre, après les pressantes questions d'Arthur pour savoir qui elle épouserait après sa mort si la nécessité d'un mariage s'imposait, et après une longue résistance de la part de la reine.
Et c'est enfin la supériorité d'Yder qui décide encore de la fin heureuse du roman : Yder pardonne généreusement à un roi qui ne peut sauver la face qu'en attribuant la culpabilité à Keu ("Ore est Yder mult bien del rei", v. 6397), et pardonne, à la demande ("grant suplei[e]ment", v. 6584) d'Arthur, au malfaiteur Keu même. Le changement de relations entre Arthur et Yder est facile à expliquer : maintenant que Yder prend "congié del rei" (v. 6626) et quitte la cour d'Arthur pour se rendre à la résidence de la reine Guenloie, il n'est plus question de la jalousie d'Arthur. Plus encore : Yder ne représente plus un danger pour Arthur, ni comme rival amoureux ni - et l'un est lié à l'autre - comme concurrent en ce qui concerne le pouvoir réel et symbolique à la cour arthurienne. Le mariage avec la reine Guenloie présuppose le sacre d'Yder comme roi (Arthur : "Si ne deit pas estre donee / a nul home, si a rei non", v. 6573 sq.). Yder se comportera aussi à l'avenir loyalement envers Arthur ("Je ere vostre e plus le sui ", v. 6619), mais il le fera en sa qualité de "novel rei" (v. 6598) et, comme le montre le baiser du pied comme signe de remerciement respectueux et non d'un hommage de vassal (v. 6596) (28), il ne le fera pas comme un vassal subalterne. La vraie «"oie de la cort" qui conclut le roman n'est pas située à la cour d'Arthur, mais à la cour de Yder et Guenloie : " il n'ot si grant joie en cité / com en cele pus icel tens" (v. 6737 sq.). Si Arthur, centre de son royaume, a perdu de par sa jalousie toute possibilité de se réjouir ("Ja euer de gelos n'avra joie [...] n'est joie (qui(l) nel deshait", v. 5151, 5160), on oublie par contre à la cour d'Yder, au “paräis terestre» (v. 6761), jusqu'au plus grand des soucis (v. 6753 et suiv.). Le roi Yder dont la félicité ne dépend pas d'un fief tenu de son suzerain, doit son "paradis terrestre" situé en dehors de la cour d'Arthur à ses propres vertus - contre la résistance du roi Arthur qui, guidé par des ambitions absolutistes, refuse à une dame en danger son aide parce que pour lui l'assujettissement du chevalier Talac est prioritaire, ce dernier refusant de devenir son vassal ( "Talac ne-l [sa propriété / sa puissance] volt de moi tenir", v. 105), donc d'abandonner son autonomie. Talac, auquel Yder apporte son soutien par solidarité antimonarchiste, perd le combat et devient le vassal d'Arthur(29), sans cependant recevoir de celui-ci l'aide garantie d'après le droit féodal ("Qu'il le deit soccore al besoing", v. 3407). Yder, par contre, réussit à s'emparer du couteau merveilleux, à la fois symbole sexuel et symbole de pouvoir, puisqu'il représente la clé pour parvenir à Guenloie et en même temps à son royaume. Yder peut bien se passer de Guenièvre, symbole de la puissance d'Arthur, de ses biens que, dans ses fantasmes de jalousie, ce premier voudrait lui disputer.
La jalousie du roi, fondée sur une idée de possession qui détruit l'harmonie, altère dans Yder complètement le projet utopique de la communauté courtoise, sans aucune note comique ou parodique. La jalousie, dont l'effet est néfaste aussi bien dans le domaine individuel que dans le domaine social, nous apparaît comme une perversion qui, parce que pratiquement personnifiée en Arthur même, devient le symbole de la perte de sens et d'importance, de la dévalorisation du collectif courtois de la Table Ronde au profit du héros individuel. En ce sens, Yder est un roman réaliste qui démontre l'impossibilité de la réalisation d'un projet idéal de communauté arthurienne, comme Chrétien l'ait évoqué dans ses romans, et ceci expressément(30) pour le même public de la haute aristocratie auquel s'adressent aussi les romans de Chrétien. On fait comprendre à la noblesse féodale que les temps du roi plutôt passif, qui, malgré toutes ses faiblesses et dans une certaine mesure même grâce à ses faiblesses, crée et garantit l'harmonie et qui soutient les vertus courtoises, sont définitivement révolus : seul aura part au paradis terrestre celui qui est capable de faire front à Arthur, représenté maintenant comme actif et intervenant directement dans le combat pour le pouvoir dans la société de façon égoïste et partiale, et qui, comme Gauvain le reconnaît justement, aime par-dessus tout Keu, le "traitres mortels" (v. 6640). L'autonomie envers le roi est déclarée vertu en soi : autonomie par rapport à sa tendance à la dégénération de la "chevalerie" et de la "courtoisie" ainsi qu'autonomie par rapport à sa tendance à veiller "jalousement "sur son propre pouvoir et à assurer celui-ci par tous les moyens, voire à l'étendre, en général par des "aventures" qu'il "organise" et auxquelles il participe lui-même, lui qui, suivant son identité idéale, ne devrait constituer que leurs points de départ et d'arrivée. Beaucoup d'indices amènent à identifier le Arthur du roman d'Yder, du point de vue de la réception - et non forcément en même temps de celui de la production(31) - au roi Jean sans Terre. Mais vouloir réduire la critique antimonarchiste à ce rapport concret ne serait certainement pas indiqué.
Que, en fait, on ne puisse pas parler d'une critique dont on serait capable de donner ainsi les limites temporelles exactes, est souligné par le fait (auquel, d'après ce que nous voyons, personne n'a jusqu'à présent prêté attention) que le roman d'Yder reprend, malgré toutes les différences génériques, beaucoup de traits structuraux importants du lai de Lanval de Marie de France. Lanval(32) est, tout ainsi que Yder, un chevalier modèle qu'Arthur néglige de récompenser équitablement malgré ses services et son dévouement : "ne l'en sovint" (v. 19)(33). Par cette situation conflictuelle, qui est basée sur le motif du héros oublié, commence aussi bien le "Problemmärchen"(34) que le "roman de quête"(35). L'isolement de Lanval au sein de la Table Ronde correspond à celui d'Yder. L'harmonie est troublée, les tensions de la réalité politique ont pénétré dans l'idéal d'autrefois, le "lieu de la joie, équivalent courtois du bonheur"(36). Dans les deux cas, la communauté arthurienne est troublée par le comportement du suzerain "idéal" lui-même et non par le chevalier courtois qui, au contraire, est transformé, d'une manière critique, en une espèce de correction d'Arthur, en un contre-Arthur. Si Lanval, dans cette situation initiale qui l'éloigne, innocent, de la communauté arthurienne, n'a aucune chance d'y être réintégré, Yder, lui, a au plus la possibilité d'une intégration temporaire qu'il accepte sans grand enthousiasme comme provisoire. Les deux, Yder et Lanval, trouvent leur vrai bonheur ailleurs, se réalisent en dehors du royaume d'Arthur, désillusionnés qu'ils sont de sa réalité. Dans Lanval, c'est l'évasion dans le conte de fées qui apporte le bonheur au protagoniste, dans Yder c'est encore et toujours l'aventure, mais une aventure qui ne le confronte pas véritablement avec des géants apparemment invincibles, mais avec la cour d'Arthur même, car celui-ci essaie d'utiliser cette aventure à ses propres fins, pour l'anéantissement d'Yder. Le monde dont Lanval fait connaissance dans son évasion est conçu aussi clairement comme contre-univers de la cour d'Arthur que celui dont Yder fait la conquête. À la fée de Lanval correspond dans une certaine mesure l'amante d'Yder, Guenloie. Les deux aident - chacune à sa manière - le protagoniste à trouver son bonheur personnel qui n'est pas un bonheur qui se réaliserait dans le cadre de la cour arthurienne. Les deux emmènent à la fin du récit le héros dans leur royaume respectif. Dans les deux cas, on ne peut parler d'une restitution de l'harmonie de la société féodale.
Mais il existe aussi d'importantes différences entre ces deux refus de l'individu aristocratique envers la communauté arthurienne en tantque projet de communauté devenu illusoire. Le problème de Lanval est résolu par l'évasion, ce "héros" se comporte de manière défensive et passive - et sa seule action "véritable" consiste à sauter sur le cheval de la fée partant au galop. Yder par contre résoud son problème activement. Lui, il n'attend pas une solution quelconque, mais il la conquiert. Il n'a pas besoin d'une fée comme dea ex machina, tout au plus d'une reine qui lui donne une tâche qu'il doit remplir de ses propres forces. Lui-même se bat pour obtenir le "couteau merveilleux" qui n'a dans le fond rien de particulièrement merveilleux, mais qui ne fait plus que le sublimer et qui sert à Yder comme signe extérieur de son exemplarité. Ce n'est pas sans raison que le roman d'Yder est considéré comme un roman où le merveilleux est réduit à des derniers restes symboliques (couteau, géants, lutte contre l'ours)(37). Ce qui, dans Lanval, n'est réalisable que pour un élu particulier dans le royaume du surnaturel et avec l'aide de celui-ci, se réalise dans Yder, potentiellement pour tous les barons, dans la réalité - non pas, comme dans Lanval, à Avalun, île des morts, où sera transporté aussi Arthur après sa mort, lieu de retraite de l'idéal courtois, mais à Karvain (Caerwent en Monmouth), non loin de Carlïon, la résidence d'Arthur (Caerleon en Monmouth). C'est pourquoi il faut considérer Yder comme critique antimonarchiste qui propage plus que Lanval les prétentions de classe de l'aristocratie féodale et son esprit de résistance et qui - en ce qui concerne l'avenir de la noblesse féodale - proclame un plus grand optimisme. Son pessimisme concernant la réalisation en parfaite harmonie du système féodal de conception courtoise est cependant fondamentalement intensifié. Son image négative d'Arthur ne se trouve dans Lanval qu'esquissée.
Et la reine Guenièvre ? Dans Lanval, pour évoquer son identité, l'auteur n'a même pas besoin de lui donner un nom. Elle est la "reine", et cela suffit. Elle correspond encore tout à fait à la tradition - infidèle à Arthur et pendant négatif de la fée de Lanval. L'auteur du roman d'Yder renverse radicalement et consciemment cette position, sans cependant toucher au statut idéal du protagoniste. Yder est, ainsi que Lanval, absolument loyal à son seigneur, il est sans reproche. Mais Guenièvre elle aussi est maintenant sans reproche. La femme folle d'amour qui s'offre à Lanval et - car rejetée - se venge de lui par une fausse accusation(38), est devenue une épouse vertueuse, qui respecte les valeurs courtoises. Et Arthur, à qui dans Lanval on ne peut reprocher qu'une trop grande crédulité envers Guenièvre, s'est transformé par contre en un "vilain" dont la jalousie lui fait croire faussement ce qui ne lui vient même pas à l'esprit dans Lanval. Ce que Arthur ne croit pas dans Lanval bien que ce soit réalité, il le croit dans Yder, bien que ce ne soit pas réalité. Marie de France avait encore, avec l'esquive stratégique dont nous parlions au début, évité une épreuve extrême du roi Arthur. Dans son lai, la jalousie est attribuée à Guenièvre, "jalousie" de la fée adjuvante du protagoniste. L'auteur d'Yder, suivant son message idéologique plus radicalise, abandonne cette stratégie. La jalousie d'Arthur ne connaît pas de limites, elle peut - justement car injustifiée - se déployer entièrement et librement et ceci de façon à ce que le jaloux, dirigé par l'idée de possession, ne peut même pas se réjouir de sa propriété, même si le monde entier lui appartenait :
Se tot li monde estoit soens,
N'avreit gelos un de ses boens... (v. 5161 et suiv.)