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Quelques prolégomènes à l'étude normative  dans l'oeuvre de Marie de France  

Propos introductifs 

Marie de France et son temps de E. A. Francis

Seigneurie, noblesse et chevalerie dans les Lais de Marie de France de Jean Flori

Conclicting Codes of Conduct : Equity in Marie de France's Equitan de Gloria Gilmore 

Courtly Love and the Representation of Women in the "Lais" of Marie de France and the "Coutumes de Beauvaisis" of Phlippe de Beaumanoir de Jerry Root

 

 SEIGNEURIE, NOBLESSE ET CHEVALERIE DANS LES LAIS DE MARIE DE FRANCE *

 

 

Jean Flori

 

 

 

Le milieu aristocratique constitue à n'en pas douter l'arrière-plan, le décor social des aventures mises en scène par Marie de France.

 

Les termes qui désignent les héros et même les seconds rôles ne laissent aucun doute à ce sujet, tout comme les précisions que l'on peut glaner ici ou là concernant l'élévation sociale des personnages(1). Pourtant, ceux-ci se voient attribuer presque systématiquement le titre de chevalier, qui apparaît dans les Lais avec une fréquence relativement élevée(2). Avons-nous là un indice de la fusion qui, selon plusieurs historiens, se serait opérée entre les diverses couches de l'aristocratie, au cours du XIIe siècle, dans le creuset de la chevalerie(3)? Sans aucun doute si l'on entend par là souligner le fait que l'aristocratie, alors, se militarise, adopte plus volontiers et valorise plus systématiquement le comportement des guerriers. Notons qu'elle ne s'en était jamais radicalement écartée : à la tête des escadrons de milites, il y avait toujours eu de nobles personna­ges, leurs chefs, leurs "patrons" ou leurs maîtres.

 

Il n'en reste pas moins vrai que les valeurs chevaleresques se répandent alors dans toute la noblesse. La généralisation de l'adoubement, la diffusion de l'idéologie et du code chevaleresque en sont la preuve.

 

Soulignons cependant que ces trois facteurs de cristallisation des valeurs traditionnelles de la chevalerie ont agi de haut en bas et non de bas en haut, comme on le croit parfois.

 

L'adoubement chevaleresque dérive de la remise de l'épée et du cingulum militiae aux rois (VIIIe-IXe siècles), puis aux princes territo­riaux (Xe siècle) et enfin aux comtes et aux potentats locaux (XIe siècle) avant de devenir la cérémonie caractéristique de l'entrée en chevalerie à la fin du XIe siècle et plus nettement encore au cours du XIIe siècle(4). D'abord signe d'exercice d'une fonction publique, de plus en plus privatisée au cours du XIe siècle elle a changé de sens et surtout de portée en devenant chevaleresque.

 

De même, l'idéologie que l'Église a fini par plaquer sur la chevalerie - protection des églises, des pauperes, des veuves et des orphelins -  au point que de nos jours le chevalier incarne avant tout le défenseur des faibles et des opprimés, dérive de toute évidence des devoirs que la Bible assignait aux rois d'Israël et que l'Église des premiers temps imposait aux chrétiens dans leur ensemble, avant de les concentrer sur la personne des évêques des temps mérovingiens, puis de les faire glisser sur la personne de Charlemagne. Cette idéologie devint ainsi royale, avant de descendre au niveau des milites en tant qu'exécutants de la mission royale d'ordre et de paix : les milites, rappelle fort justement Jean de Salisbury, au milieu du XIIe siècle, sont les mains armées du roi(5).

 

Le code chevaleresque, enfin, fait de prouesse, largesse et courtoi­sie, résulte lui aussi de la fusion de vertus qui ne sont pas toutes issues, il s'en faut de beaucoup, des milieux guerriers : largesse et courtoisie illustrent les aristocraties des cours, où les exercent principalement les grands seigneurs, tenant table ouverte, recevant, donnant largement à ceux qui vivent de ces largesses... essentielle­ ment les chevaliers. Seule la prouesse, parce qu'elle s'attache aux qualités de courage physique et d'audace - tempérée par la sagesse et la mesure - pourrait être directement issue des milieux de la chevalerie proprement dite(6).

 

Ainsi se forme, peu à peu, au sein des classes guerrières, un idéal commun issu, non pas de la petite chevalerie, mais de la "noblesse" qui la mène, et qui y infuse ses propres valeurs. Derrière l'apparente unité des classes aristocratiques - unité que l'on accroît encore de façon factice en la dissimulant derrière le manteau unique de la chevalerie - on discerne des niveaux sociaux nettement différenciés, des modes de vie et des comportements distincts, et parfois même des tensions. La littérature du XIIe siècle révèle-t-elle ces tensions ? E. Köhler le croyait, qui interprétait - non sans excès - la poésie des troubadours, puis l'amour courtois et même les quêtes chevale­resques des romans arthuriens comme l'expression des exaspérations et des impatiences de la petite chevalerie élaborant à partir des notions de fin amors, de courtoisie et d'aventure, un idéal commun à toute la noblesse, à laquelle elle voulait se fondre par assimilation(7). L'amour courtois, dit aussi G. Duby, contribuait ainsi au maintien de l'ordre, parce que c'était un jeu éducatif, destiné en partie à maîtriser le tumulte des iuvenes. Le seigneur acceptait de placer son épouse - la Dame - en position "illusoire, ludique, de primauté et de pouvoir"(8) et, dans l'ombre, tirait en réalité les ficelles, "récupé­rant" en quelque sorte le service des bachelers par le truchement du service d'amour, du vasselage amoureux.

 

Marie de France reflète-t-elle les mêmes tensions ? Peut-on trouver dans les Lais un écho des rivalités internes de l'aristocratie ? Son témoignage sur ce point revêt une particulière importance du fait de sa date relativement haute - les Lais semblent avoir été composés entre 1160 et 1178(9) -, de sa situation intermédiaire - entre les troubadours et l'œuvre romanesque de Chrétien de Troyes - et de sa personnalité unique : seule femme parmi toutes les voix d'hommes qui, en ce temps, chantent l'amour. Les récits de Marie de France racontent avant tout des histoires d'amour contrarié. On y retrouve donc fréquemment - mais pas exclusivement - le trio classique Dame-Seigneur/mari-amant comme dans les plus anciennes œuvres courtoises. Au sein de ce trio, quel est le niveau respectif des trois partenaires ? Quelles "catégories sociales" décèle-t-on dans les lais par l'analyse du vocabulaire relatif aux statuts ? 

 

I - La puissance : seigneurie.

 

Soulignons d'emblée que nous n'avons guère d'exemple, ici, de cas semblables à ceux qu'illustrèrent les troubadours : nul bacheler, nul iuvenis de petite chevalerie courtisant la femme de son seigneur. La situation la plus voisine de celle-ci, dans Milun, met bien en scène un jeune chevalier célibataire dont le niveau social semble en effet insuffisant pour prétendre épouser la femme qu'il aime, et dont il a un fils. Mais cette "Dame" n'est nullement la femme de son seigneur : c'est la fille d'un barun du voisinage. Lui-même n'est désigné que par le terme chevalier (v. 18), et l'auteur souligne qu'il a quitté "sa terre" en tant que mercenaire ; on ne peut savoir avec certitude s'il s'agit de son domaine ou de sa région d'origine, bien que les expressions parallèles fassent pencher pour cette seconde solution(10) :"Milun eissi fors de sa tere /  En soudees pur sun pris quere" (Milun (v. 121-123).

 

Ce chevalier n'en est pas moins "honoré des princes" (v. 18) et, comme Guillaume le Maréchal, très prodigue des biens qu'il gagne aux tournois, pour lesquels il recrute de nombreux "bons cheva­liers" (v. 376-381). Malgré ce train de vie honorable qu'il doit à sa seule vaillance, Milon, incontestablement, incarne assez bien la classe des pauvres bachelers. Il n'y a pas d'autres cas semblables ; dans tous les autres lais, le niveau social des partenaires s'élève bien plus haut et la distorsion sociale entre eux reste faible. Dans Guigemar, par exemple, les trois personnages atteignent le niveau des châtelains, des sires. Le mari est le sire de la principale ville du pays, un noble, un homme puissant. Quant à Guigemar, c'est le fils d'un barun, vassal du roi et proche de celui-ci, sire de Liün. C'est d'ailleurs à la cour du roi que le jeune homme va faire son apprentissage, et c'est le roi lui-même qui l'adoube, avant qu'il n'aille courir les tournois pour chercher la gloire(11). La différence de rang, si elle existe, paraît donc assez faible entre la Dame et l'amant. Dans le Laüstic, les deux rivaux sont rigoureusement de même rang : bien que nommés chevaliers, le mari comme l'amant sont aussi des baruns, demeurant l'un et l'autre dans des maisons fortes citadines, comportant une tour, un donjon(12). Dans Yonec, où l'on retrouve le trinôme Dame-mari-amant, le mari est bien un homme riche et puissant, un seigneur, un avoué, sire du pays, vivant dans un château et entouré de serviteurs. Mais l'amant le dépasse sur ce plan : il est le roi d'une riche région(13). Equitan, enfin, nous fournit un exemple inversé du "modèle courtois" traditionnel puisqu'ici l'amant devient le seigneur du mari : Equitan, un roi puissant et de grand renom, courtise et aime la femme de son propre sénéchal(14).

 

Les situations des partenaires dans les autres lais se conforment encore moins au schéma habituel(15). Dans Fresne, l'amant, Gurun, est célibataire comme sa maîtresse, que l'on croit de petite origine, et qui, à ce titre, ne peut prétendre devenir son épouse. Car ce Gurun est un grand seigneur : Sire de Dol, et à ce titre suzerain de l'archevêque qui tient ses terres de lui, on le voit entouré de nombreux vassaux et de chevaliers fieffés. Pour justifier ses fréquen­ tes visites à l'abbaye où l'on élève Fresne, sa maîtresse, il peut se permettre de concéder en fief, à l'abbesse, une partie de ses terres. Seule la pression de ses vassaux le contraint à épouser une autre femme : une fille noble, une gentil femme, fille d'un personnage que l'on présente d'abord comme un chevalier, mais que l'on décrit plus loin comme un sire, un puissant seigneur, ayant à son service des suivantes de franche orine. Bref, un beau parti, même pour le seigneur de Dol(16). Dans Eliduc, le schéma n'est pas plus respecté, puisque c'est le mari qui, cette fois, se trouve partagé entre l'amour de deux femmes : son épouse, noble et sage, et son amie, fille d'un roi anglais. Eliduc l'a connue alors que, tombé en disgrâce auprès du roi son seigneur, il a dû s'exiler, fuir sa terre et se faire engager comme mercenaire à l'étranger. Mais là encore ce personnage qualifié d'emblée de chevalier appartient pour le moins au niveau social des châtelains : Marie de France le nomme ailleurs barun (v. 124) ; il possède des terres et des vassaux auxquels il confie la protection de sa femme, et il emmène avec lui une troupe de dix chevaliers (v. 79) pour se faire recruter par le roi anglais. Le dénouement du conte montre l'ampleur de ses biens : il donne à sa femme une partie de ses terres pour qu'elle y fonde une abbaye où elle se retirera. Plus tard, il en fondera une autre, près du château, pour s'y retirer à son tour(17). On reste donc toujours en milieux aristocratiques de niveau élevé.

 

C'est aussi le cas de deux jouvenceaux amoureux l'un de l'autre dans le lai des Deuz Amanz. Là encore, le schéma n'est pas respecté, puisque la Belle n'est pas mariée. Cette fille de roi, meschine et curteise dameisele, attire bien entendu de puissants prétendants, les riches humes de la contrée (v. 25). Mais elle aime un jeune damisel, un bacheler, mais pas un petit chevalier : un fils de comte, disposant de nombreux vassaux(18). Enfin, les quatre rivaux qui se disputent les faveurs de la Dame dans le Chaitivel sont également appelés chevaliers, peut-être à cause de leur prédilection pour les tournois où trois d'entre eux périssent. Ce n'en sont pas moins, eux aussi, des seigneurs du voisinage, nommés baruns, hommes de grant pris et qui font partie de la noblesse du pays(19).

 

Ainsi, à l'exception peut-être du héros de Milun, et dans une certaine mesure de la femme du sénéchal d'Equitan, dont on ignore le rang, tous les personnages des lais font partie de la haute société aristocratique. Les filles, mariées ou non, sont filles de rois ou decomtes, ou de seigneurs importants.  Les maris et les amants sont euxaussi de puissants personnages, et non de simples chevaliers ou de  pauvres bachelers, iuvenes sans fortune et sans biens.

 

Les Lais de Marie de France, par les situations mêmes qu'ils présentent, ne semblent donc pas pouvoir se prêter à l'interprétation sociologique que l'on donne généralement de l'amour courtois. Il se dégage d'ailleurs de ces Lais une conception de l'amour qui échappe largement au cadre habituel de la courtoisie. C'est l'étude de cette conception qui fournit selon moi, l'interprétation "historico-sociologique" des Lais(20).

 

Comment s'exprime la "puissance effective" des personnages ? En dehors des termes hiérarchiques relevés plus haut (rois, comtes, sires, seigneurs, barons), et des manifestations visibles de cette puissance (possession de terres, de villes, de châteaux, d'abbayes, disposition de vassaux ou de chevaliers fieffés), une expression caractéristique vient régulièrement traduire à la fois le niveau social et la puissance personnelle ou réelle : riche homme. C'est ainsi, en, effet, que Marie nous présente les deux seigneurs voisins, dont l'un était le père de Fresne : "Dui chevalier, veisin esteient. / Riche humme furent e manant / E chevalier pruz e vaillant" (Fresne v. 4-6) (21).

 

Riches hommes, on l'a vu, sont également les prétendants de la jeune fille des Deuz amanz, tandis que sa parente qui, à Salerne, prépare pour son ami la potion magique qui lui donnera des forces surhumaines, reçoit elle aussi le qualificatif Riche femme(22). Rich hum encore le mari jaloux qui séquestre sa femme dans Yonnec et dans Guigemar, ou le seigneur qui épouse l'amie de Milon, elle-même sœur d'une riche dame de Northumbrie(23). Dans tous ces cas, hormis le dernier, l'expression fait nettement référence à l'élévation sociale des personnages ; bien plus qu'à leurs moyens financiers - qui font partie des "qualités requises" mais n'en constituent qu'une des facettes - l'expression désigne clairement l'appartenance à la haute société, celle qui possède les terres et les hommes. C'est un terme de puissance plus que de finance(24).

 

II - La naissance : noblesse.

 

La classe sociale des chevaliers se confond-elle avec la noblesse ? On sait le débat qui, au cours des vingt-cinq dernières années, opposa - entre autres - les deux grands historiens que sont Georges Duby et Leopold Génicot sur l'origine de la noblesse. Le premier, suivant d'abord les thèses de P. Guilhiermoz et de M. Bloch, soulignait pour le Maçonnais l'identité des termes nobilis et miles dès le milieu du XIe siècle et penchait pour la formation d'une noblesse de droit à partir de la "noblesse de fait" qu'aurait constitué la chevalerie dès la fin du XIe siècle(25). Le second soutenait que, dans les régions d'Empire, et même dans beaucoup d'autres régions du nord de la France, la noblesse et la chevalerie avaient été distinctes, dès l'origine, et que la noblesse était plus ancienne que la chevalerie(26). De nombreuses recherches mirent en évidence la permanence des familles princières, ainsi que l'accent mis sur le lignage, sur la descendance, sur l'importance accordée dès les XIe et XIIe siècles à la noble descendance, au sang noble(27).

 

On semblait, depuis quelques années, s'acheminer vers un consensus distinguant la noblesse (l'accent étant mis sur la naissance) et la chevalerie (l'accent étant mis ici sur la condition guerrière), et reconnaissant l'antériorité de la première sur la seconde, ainsi qu'une progressive fusion des deux entités par le moyen de l'idéologie, chevalerie et noblesse se rejoignant à des époques variables selon les régions, à partir du milieu du XIIe siècle, rarement avant, souvent après, parfois très tardivement en terre d'Empire ou dans le Nord. On soulignait, par exemple, que les sources qui attribuaient aux nobiles le terme de miles estimaient nécessaire de lui adjoindre des qualificatifs ou des superlatifs pour les distinguer des milites ordinaires(28).

 

L'ouvrage récent d'A. Barbero vient récemment de rompre ce consensus(29). Il soutient que, jusqu'à la fin du XIIe siècle, l'accent fut moins mis sur la naissance que sur l'appartenance aux milieux des puissants ; était "noble" celui qui pouvait se prévaloir d'alliés, de parents ou d'amis dans la classe de ces puissants. Le mot nobilis lui-même, dit-il (comme le mot français noble) ne fait pas référence au sang, ni à la naissance, mais à la puissance, à la possibilité de se prévaloir d'amis ou de parents haut placés. La noblesse, pour lui, au sens actuel du mot, serait née de la chevalerie, à partir du début du XIIIe siècle. Trouve-t-on dans les Lais de Marie de France quelques arguments pouvant alimenter ce débat ?

 

Notons tout d'abord l'ambiguïté réelle du terme noble. Il est tout à fait clair qu'il ne fait pas référence à la notion d'ancienneté familiale, au sang, à la naissance. On le rencontre une dizaine de fois dans les Lais. Sous la forme noblesse, le terme n'évoque pas principalement la naissance, l'origine, mais plutôt la renommée, la munificence qui souvent accompagnent la puissance et la naissance. C'est ce que semble vouloir souligner la femme du sénéchal lorsque, courtisée par le roi, elle fait ressortir la différence de leurs conditions sociales : "Vus estes reis de grant noblesce ; / Ne sui mie de teu richese" (Equitan v. 121-122). Dans le même lai, le mot apparaît avec un sens plus nettement orienté vers la qualité morale, le comportement caractéristique des "anciens seigneurs" qu'étaient les Bretons, qui, par pruësce, par curteisie et par noblesce composaient des lais pour conserver la mémoire des aventures qui survenaient alors(30).

 

L'adverbe noblement s'attache plus encore à ces aspects de valeur morale, d'attitude louable, de haute tenue. Bisclavret, lorsqu'il n'était pas loup-garou, se conduisait noblement, dit-on. Il n'est pas fait ici référence au rang de ses ancêtres, mais à la valeur de son propre comportement. De même, il ne saurait être question de référence au lignage lorsque l'auteur décrit les soins que la dame du Chaitivel prodigue aux dépouilles mortelles de ses trois amants, morts ensemble dans un tournoi :

"A grant amur e noblement  / Les aturnat e richement (Chaitivel v. 167-168). 

 

Toutes les autres occurrences du mot noble sont des adjectifs qui, eux aussi, soulignent bien plus la valeur morale, la dignité, mais aussi la notoriété et la munificence, toutes vertus qui sont certes distinctes de la "noblesse" au sens actuel du terme, mais que l'on attribue volontiers alors aux familles anciennes et puissantes : l'amie de Lanval, cuinte, noble e fiere étonne la cour d'Arthur par sa beauté, et la munificence de son équipage, et justifie ainsi son amant, accusé d'avoir exagéré sur son compte, comme le rappelle le roi :

 

"Vantez vus estes de folie

Trop par est noble vostre amie

Quant plus est bêle sa meschine

E plus vaillanz que le reïne ! " (Lanval v. 368-371)

 

Or, on ignore tout du "lignage" de cette femme merveilleuse, plus proche de la fée que de la simple mortelle, fût-elle de haute naissance !

 

Lorsqu'Eliduc rencontre pour la première fois la fille du roi anglais qu'il sert comme mercenaire, il se comporte en sa présence d'une manière digne, simple, dénotant sa bonne éducation ... qui peut être liée à sa naissance, mais plus encore à ses propres qualités morales personnelles : "Od mut noble cuntenement / Parla mut afeitieement / E mercïat la dameisele (Eliduc v. 291-293). 

 

C'est ici son comportement que l'on qualifie de noble, et non pas sa personne. En revanche, le même adjectif, appliqué à des personnes, met toujours l'accent sur leur dignité, leur célébrité, l'estime qu'elles  méritent, sans pour autant souligner la "noblesse" de leur origine, même si celle-ci paraît probable(31).

 

Il ne faut donc pas traduire l'ancien français noble par le mot "noble "de notre actuel langage(32). Pas plus qu'il ne faut traduire par ce mot le latin nobilis, surtout lorsqu'il est adjectif, et qu'il conserve encore la signification laudative liée à la célébrité, à la prééminence, dont l'élévation sociale n'est qu'un aspect(33).

 

Cette absence probable, dans le mot noble, de toute référence explicite à la naissance et au lignage  - valeurs fondamentales de la noblesse - autorise-t-elle pour autant à conclure, comme le fait A. Barbero, à l'inexistence de toute notion de "classe" reposant sur ces valeurs ? Je ne le pense pas. Car si le mot "noble" n'a pas encore acquis la valeur "nobiliaire" qui l'emporte presque exclusivement de nos jours, d'autres vocables font en revanche explicitement référence à ces valeurs de naissance, de sang, de filiation. Deux expressions, au moins, s'y réfèrent : gent et parage. Les historiens ont mis en évidence le rôle social que joue le mariage au Moyen Age, particulièrement aux XIe et XII siècles. Toute l'organisation de la société repose sur lui. Par ce moyen, les familles aristocratiques renforcent leurs liens, leur cohésion, leur emprise sur leurs subordonnés. C'est pour cela que les filles "nobles" sont, un peu partout, "distribuées comme des cadeaux", mariées à des fils de "familles" de rang généralement un peu plus modeste(34). On trouve l'écho de ces pratiques dans toute la littérature française du XIIe siècle, et même ici chez Marie de France, par exemple dans Lanval, où l'histoire commence précisément, lors d'une "cour" tenue à la Pentecôte, par le récit de l'injustice commise par le roi Arthur. Celui-ci distribue à tous ses chevaliers de la Table Ronde épouses et terres... oubliant le seul Lanval : "Femmes e teres departi, / Fors a un sul ki l'ot servi : / Ceo fu Lanval (Lanval v. 17-19).

 

Dans de nombreux autres lais, on souligne aussi le rôle purement social du mariage, qui conduit à "livrer" la jeune épouse, de naissance "noble", à des hommes qui ont pour eux leur puissance et leur avoir - les riches hommes dont je viens de parler - mais qui sont souvent d'horribles vieillards jaloux. C'est le cas dans Guigemar, où Marie de France souligne la disharmonie des âges, mais aussi le haut rang aristocratique des époux : le sire est un vieillard, mais il est de haute naissance, et de puissante famille : "Riches hum est, de haut parage, / Mes mut par est de grant eage" (Guigemar, v. 341-342).  Quant à sa femme, elle ne le cède en rien à son mari sur ce plan. Marie de France la décrit :"Une dame de haut parage, / Franche, curteise, bele e sage" (Guigemar, v. 211-212)

 

La dignité et la "noblesse" de son maintien ne peuvent laisser aucun doute : même fugitive, même démunie de tout, elle impressionne le seigneur qui l'a recueillie et qui voit bien qu'elle ne peut être que de grant parage. Il s'agit là d'une qualité que l'on ne peut perdre, même dans l'adversité(35).

 

Dans Yonec, la jeune épouse livrée à son mari est aussi de noble origine :"De haute gent fu la pucele / Sage, curteise e forment bele, / Ki al riche hume fu donee" (Yonec, v. 21-23). Dans Eliduc, le héros quitte pour cause d'exil une épouse de haute naissance, peut-être plus que son mari : Marie de France multiplie, à son égard, les termes aristocratiques : "Femme ot espuse, noble e sage, / De haute gent, de grant parage" (Eliduc, v. 9-10).  II s'agit bien là d'une qualité nobiliaire, liée à la naissance. Lanval la possède, alors même qu'il n'a rien à lui, bacheler étranger à la cour d'Arthur, fils de roi, mais de roi lointain : "Fiz a rei fu, de haut parage, / Mes luin ert de sun heritage" (Lanval, v. 27-28).

 

II ne s'agit donc pas ici de richesse ni de puissance effectives. Certes, le plus souvent, ces qualités vont de pair. Elles sont attribuées aux mêmes personnes, les membres de l'aristocratie. Il y a là une réelle ambiguïté et il peut paraître assez vain de chercher à dissocier les "qualités" qui, chez ces personnages, tous héritiers de puissantes familles, ressortissent à la naissance, à la puissance, à la richesse : toutes sont liées, et c'est en cela que A. Barbero ne peut pas avoir totalement tort, mais ne peut pas non plus avoir pleinement raison. Ces aristocrates sont-ils "nobles" parce qu'ils sont apparentés à des puissants, ou bien au contraire sont-ils puissants parce que de naissance noble, héritiers de très anciennes familles de puissants personnage ? Posée ainsi, l'alternative rejoint l'épineux problème de l'œuf et de la poule !

 

Il y a cependant des indices permettant d'affirmer que, chez Marie de France, la qualité de "naissance" se trouve bien réellement présente. On peut perdre sa puissance et sa richesse, mais on ne perd pas sa qualité nobiliaire. Or, nous l'avons vu, Marie souligne celle-ci chez Lanval, simple bacheler, chevalier de la cour d'Arthur, dépourvu de fiefs, d'épouse et de tout autre bien. Cette qualité transparaît encore en la personne de l'amie de Guigemar, alors même que, fugitive, elle ne possède plus rien. Elle est supposée également, même dans le dénuement, pour la petite fille que l'on nommera Frêne, bébé abandonné, mais dont une pièce de soie et un anneau d'or déposés avec elle à la porte du monastère trahissent la noble origine ; c'est pourquoi on la nomme "l'enfant gentil"(36). Voyant cela, le portier et sa femme ne se trompèrent pas sur son compte : "Bien surent cil a escient / Qu'ele est née de haute gent (Fresne, v. 209-210). 

 

Cette qualité de naissance se laisse évidemment moins bien percevoir chez un guerrier, un chevalier mercenaire, dont le niveau social et l'origine aristocratique ne vont pas de soi, encore, en cette seconde moitié du XIIe siècle. C'est pourquoi la fille du roi anglais éprise d'Eliduc, le capitaine mercenaire au service de son père, s'inquiète du destin de cet amour naissant : n'est-il pas voué à l'échec ? Eliduc est étranger, on ne sait combien de temps il restera, on ignore même de quel lignage il est issu : "Ne sai s'il est de haute gent, / Si s'en irat hastivement / Jeo remeindrai cume dolente" ( Eliduc, v. 389-391). 

 

Une fille de roi, cela va de soi, ne peut pas épouser un homme qui ne soit pas de haute noblesse. Pour la même raison, on l'a vu, le grand seigneur qu'est Gurun n'envisage jamais d'épouser Frêne, sa maîtresse depuis longtemps, et doit céder aux exigences de ses vassaux, de ses chevaliers fieffés, qui veulent de lui un héritier pour assurer la perpétuité du domaine et, par là-même, leur propre avenir. Cela ne se peut que par le mariage de leur seigneur avec une femme noble : 

 

"Soventefeiz a lui parlèrent

Qu'une gentil femme espusat

E de cele se delivrast;

Lié sereient s'il eüst heir

Ki après lui peiist aveir

Sa terë e sun heritage" (Fresne, v. 316-321)

 

On sait comment Gurun parvient tout de même à épouser celle qu'il aime : on découvre que Frêne elle-même est issue de bonne souche, la propre sœur de l'épouse imposée, gentil femme par conséquent, et de haut gent ; comme la dame de Chaitivel, courtisée par ces quatre chevaliers qui font partie des "gentil humme del païs" (Chaitivel, v. 39).

 

Si le mot noble revêt encore, chez Marie de France, une signification sociale peu marquée, il n'en résulte donc pas que la notion actuelle de noblesse, fondée sur la naissance, sur l'origine familiale, fasse pour autant défaut. Elle s'exprime par d'autres termes, mettant l'accent sur les mêmes caractères : parage, gent, gentil. Rien d'étonnant à cela, puisque les mots désignant ce qu'aujourd'hui nous nommons la noblesse n'étaient pas, au XIIIe siècle encore, dérivés de noble, mais de gent : pour désigner un membre de cette aristocratie, on disait alors un gentilhomme ou une gentil femme et non un ou une noble. Et l'état correspondant s'exprimait moins par le terme de noblesse que par celui de "gentillesse"(37).

 

III - La vaillance : chevalerie.

 

Les chevaliers étaient-ils inclus dans cette catégorie ? Étaient-ils perçus, au XIIe siècle, comme faisant partie de cette "noblesse" ? La réponse est évidente, si l'on pose comme principe de base qu'à ce moment la noblesse, fondée sur le sang et le lignage, n'existait pas encore et que la chevalerie tout entière constituait un ensemble cohérent, une noblesse de fait qui se muera, au XIIIe siècle, en noblesse de droit sur les critères de l'adoubement d'abord, puis de la naissance désormais mieux contrôlée(38). Mais il y a là une véritable pétition de principe que les textes ne cautionnent pas. On voit au contraire que, si tous les membres de l'aristocratie sont bien en effet nommés chevaliers (comme l'on nomme aussi miles, de plus en plus souvent dans les chartes et dans les textes latins les membres de l'aristocratie, des châtelains jusqu'aux princes), cette désignation n'implique pas l'assimilation de la chevalerie à la noblesse. Les nobles se disent chevaliers. L'inverse n'est pas vrai.

 

Une telle superposition des termes n'autorise nullement à conclure à l'identité sociale noblesse-chevalerie. Elle atteste, en revanche, la valorisation de cette dernière sur le plan idéologique. Elle montre que, de plus en plus, les nobles, les aristocrates, les princes et même les rois ne dédaignent pas d'adopter ce "titre" qui, pour eux, n'est en rien une désignation de niveau socio-professionnel, mais qui souligne la grande faveur en laquelle on tient le terme même de chevalier, et par conséquent l'activité guerrière que ce mot recouvre. Plus, même, que d'une promotion sociale des chevaliers - au demeurant incontestable - une telle diffusion du titre chevaleresque exprime une promotion idéologique du vocable, traduisant par là-même la promotion idéologique de la fonction guerrière qui lui est liée.

 

Pourquoi cette promotion, et comment se manifeste-t-elle ? Son origine paraît évidente : les invasions, les défaillances du pouvoir central en France et, surtout, les troubles dûs aux guerres privées, entre seigneurs "féodaux", et peut-être plus encore la nécessité des milites pour imposer par la force le nouveau système d'exploitation des hommes dans la seigneurie, ont accru, on le voit de mieux en mieux par l'archéologie, la puissance des pouvoirs locaux appuyés sur la mise en place des châteaux, places fortes, forteresses ou simples postes fortifiés. Dans le même temps, la structure économique se resserre autour du château dont on exploite le domaine. Ce double phénomène, que R. Fossier nomme, d'une formule malencontreuse mais évocatrice, "l'encellulement"(39), conduit tout naturellement les maîtres des domaines, pour la plupart héritiers des anciennes lignées aristocratiques des temps carolingiens ou de leurs mandataires, à s'appuyer sur les forces nouvelles que constituent les garnisons de milites dirigées par les châtelains. Les nouvelles techniques du combat guerrier, en particulier l'adoption, vers le milieu du XIe siècle - et non un siècle plus tard comme on le soutenait encore récemment - de la méthode de charge massive des cavaliers tenant leur lance en position couchée fixe, ont contribué également à hâter la promotion de la chevalerie et plus encore celle du terme "chevalier"(40). Il est tout à fait clair en effet que cette nouvelle technique exigeait tout à la fois des chevaux spécialement dressés et onéreux, un armement plus coûteux encore et des accords conventionnels entre les combattants, ainsi qu'un entraînement spécifique intensif auquel seuls des oisifs ou des professionnels pouvaient se livrer. Il en résulta tout naturellement le resserrement des liens entre les guerriers professionnels d'une part - autrefois recrutés dans les couches sociales diverses et parfois assez humbles - et les chefs de ces milites ou de ces chevaliers d'autre part. Ces derniers, issus des familles nobles, des puissants, des lignages aristocratiques, ne cessent pourtant pas d'être ce qu'ils étaient auparavant. Mais on les voit désormais plus souvent à la tête des escadrons de chevaliers. Comme eux, ils chargent l'ennemi, groupés en "batailles" serrées. Comme eux, ils combattent dans les tournois, là encore en charges collectives. Avec leurs chevaliers, ces nobles se livrent aux activités guerrières que les techniques nouvelles ont rendues spécifiques de ces professionnels de la guerre que sont les chevaliers. Eux aussi, par conséquent, se nomment chevaliers. Ils n'en sont pas moins nobles, sires, comtes, princes ou rois. De même qu'à l'inverse, la fréquentation au sein de la chevalerie des nobles et des princes ne rend pas prince ou noble les chevaliers ordinaires qui forment leur escorte.

 

On trouve les traces, dans les chansons de geste, de ces distinctions parfois mal perçues(41). On en trouve aussi quelques indices dans les Lais de Marie de France. Quelques indices seulement, car, on l'a vu, Marie décrit un milieu résolument aristocratique. Tous les héros, ou presque tous, sont nommés chevaliers dans la mesure où ce terme s'applique désormais à tous ceux qui voyagent ou combattent à cheval. Et bien entendu tous, en ce sens, sont bien des chevaliers. Cependant, aucun d'entre eux - sauf peut-être Milon et les rivaux du Laüstic, encore n'est-ce pas du tout une certitude - n'est à proprement parler un chevalier, au sens social du mot.

 

Ils ne font bien partie de la chevalerie que si l'on entend ce mot dans le sens où j'ai, il y a déjà longtemps, proposé de l'entendre au moins jusqu'à la fin du XIIe siècle : une corporation(42). La plus ancienne et la plus "noble" des corporations, celle des guerriers qui, quel que soit leur rang social, exercent cette profession selon les règles de la corporation, avec ses rites d'entrée (l'adoubement), ses saints patrons (les saints militaires) et qui n'est en rien une classe, ni sociale, ni juridique, ni moins encore égalitaire(43).

 

On aperçoit cependant, rejetés volontairement à l'arrière-plan, mêlés au décor, ces chevaliers ordinaires qui constituaient très probablement la majeure partie de la chevalerie. Dans Eliduc, par exemple. Lorsque ce seigneur, vassal du roi et familier de sa cour, doit s'exiler, par suite d'une  disgrâce, il confie son domaine à sa femme, et celle-ci à la protection de ses vassaux. Puis il part, avec une escorte de dix chevaliers. Ces chevaliers ne sont probablement pas des vassaux fieffés : Eliduc part pour une durée indéterminée, mais qui risque d'être longue (de fait, il restera un an au service du roi étranger) ; les obligations militaires féodales, précises mais variables selon les lieux, n'excédaient pas 40 jours, en moyenne. Il s'agit donc vraisemblablement d'une escorte formée des chevaliers de sa mesnie, de sa familia ; peut-être de ces milites gregarii ou de ces milites plebei que l'on aperçoit quelquefois dans les textes latins, et qui constituent la majeure partie des troupes des milites castri(44).

 

Parvenu en Angleterre, le chevalier-capitaine qu'est Eliduc (bien que fort éloigné des sources de sa puissance et de ses revenus) a conservé assez de prestige et ... de moyens financiers pour recruter des chevaliers, venus grossir sa petite troupe. Il s'assure aisément le service de ces pauvres chevaliers en les invitant à sa table, dans un ostels qu'il loue à un bourgeois de la ville. Signe des temps : les chevaliers au chômage ou désœuvrés sont maintenant, eux aussi, devenus des citadins, comme les deux chevaliers du Laüstic.

 

"Elidus se fist bien servir ;

A sun mangier feseit venir

Les chevaliers mesaeisiez

Ki el bure erent herbergiez". (Eliduc, v. 137-140)

 

Ils sont maintenant vingt-cinq chevaliers sous les ordres d'Eliduc. Vainqueurs, dans une embuscade, de trente chevaliers ennemis, ils se partagent avidement le butin. "Noblement", Eliduc, leur chef, ne garde pour lui que ce qui lui est nécessaire pour ses combats futurs : trois bons chevaux de combat.

 

"As autres depart le herneis.

A sun eos ne retient que treis

Chevals ki li erent loé ;

Tut ad departi e dune

La sue part communement

As prisuns e a l'autre gent." (Eliduc, v. 259-264)

 

Nous ignorons évidemment quel était le niveau social des vingt- quatre guerriers à cheval que commandait Eliduc. Tout porte à croire cependant que ces pauvres chevaliers cherchant l'embauche devaient être au mieux des fils cadets, sans bien ni fortune, de petits lignages chevaleresques. Ils sont placés au même niveau que les chevaliers d'escorte d'Eliduc. Ceux-là sont aussi nommés chevaliers, mais ils le sont à part entière : ils ne sont que chevaliers.

 

On peut aussi, sans doute, apercevoir quelques-uns de ces chevaliers "de classe chevaleresque" dans les tournois que Marie de France décrit avec tant de bonheur, et qui constituent aux XIe et XIIe siècles l'un des meilleurs creusets de l'idéologie "corporative" de la chevalerie(45). Milun en donne un exemple : le fils du héros, gent dameisel (sa mère, ne l'oublions pas, était fille d'un riche humme), a été adoubé par sa tante, elle aussi riche dame de Northumbrie(46).

 

Devenu chevalier, il part à l'aventure. Il a hérité des qualités guerrières de son père et devient même plus célèbre que lui. Il l'emporte dans tous les tournois. Il profite de sa célébrité pour pénétrer, lui, simple chevalier, dans les milieux aristocratiques. Mais il n'oublie pas ses origines. Il aime les pauvres chevaliers, et leur distribue ce qu'il gagne aux dépens des riches. Mieux, il les engage :

 

"As riches hummes s'acuinta. [...] 

Les povres chevaliers amot ;

Ceo que des riches gaainot

Lur donout e sis reteneit

E mut largement despendeit." (Milun, v. 323-328)

 

II n'est pas impossible non plus de voir des chevaliers ordinaires dans l'escorte qui accompagne la reine Guenièvre, et plus encore, peut-être, dans ces chevaliers démunis que Lanval, devenu riche grâce aux dons magiques de sa maîtresse, peut accueillir à son ostel, et qui, eux aussi, vivotaient en ville et avaient bien besoin d'être secourus :

 

"N'ot en la vile chevalier

Ki de surjur ait grant mestier

Que il ne face a lui venir

E richement e bien servir" (Lanval, v. 205-208)

 

Dernier exemple : il est tiré de Fresne, où l'on distingue nettement trois catégories de chevaliers. Au sommet de la corporation, il y a ceux que Marie de France nomme chevaliers mais qui, comme tous ses héros principaux, sont en réalité de nobles sires. Gurun, par exemple. A un niveau inférieur, ses vassaux, ceux qui le pressent dese marier pour assurer sa descendance : les chevaliers fieffés(47), adversaires de Frêne, par intérêt. Au plus bas niveau, il y a enfin ceux qui, vivant dans la maison même du seigneur, constituent sa gent, ses chevaliers domestiques qui, ayant eu l'occasion d'admirer le comportement de Frêne, se désolent de la perdre. Ceux-là sont placés à un rang qui précède immédiatement les serviteurs dont ils ne se distinguent peut-être que par leur genre particulier de service.

 

"Li chevalier de la meisun

E li vadlet e li garçun

Merveillus dol pur li feseient

De ce ke perdre la deveient "(Fresne, v. 355-358).

 

Le vocabulaire employé par Marie de France reflète donc parfaitement bien la situation sociale dans la France de la seconde moitié du XIIe siècle. Dans les milieux aristocratiques où s'élaborent de nouveaux types de comportement dits "courtois", on distingue des stratifications que pourraient masquer aussi bien l'emploi généralisé du terme chevalier pour désigner tous les mâles en âge et en état de porter les armes, que l'adoption par toute la chevalerie de valeurs que l'on croit "chevaleresques". Or, ces valeurs, d'origine incontestablement royale et princière, demeurent encore à cette époque purement aristocratiques et nobiliaires. La chevalerie est en train de s'en emparer peu à peu. Ce sera fait au terme d'une fusion qui est en réalité une confusion : celle qui, grâce à l'utilisation ambiguë du terme chevalier(48) pour les simples guerriers d'élite aussi bien que pour les membres de l'aristocratie, permit à toute la chevalerie de se parer des ornements et des vertus que les plus "nobles" de ses membres avaient transportés avec eux en son sein. L'idéologie "chevaleresque" est ainsi née. Elle n'est rien d'autre que l'ancienne idéologie royale, plus tard aristocratique qui, au XIIIe siècle, aura désormais revêtu sa nouvelle livrée.