Quelques prolégomènes à l'étude normative dans l'oeuvre de Marie de France
Marie de France et son temps de E. A. Francis
Conclicting Codes of Conduct : Equity in Marie de France's Equitan de Gloria Gilmore
MARIE DE FRANCE ET SON TEMPS *
E. A. Francis
En dépit du grand nombre d'études concernant directement ou indirectement les œuvres de ce poète, nous ne possédons encore que peu de faits bien établis ; ceux-ci ont, du reste, inspiré des thèses fort diverses. Quelque soit l'ordre dans lequel l'Espurgatoire Seint Patriz, les Fables, les Lais furent écrits(1), ces œuvres nous permettent néanmoins de reconnaitre avec certitude que l'auteur est une femme, qu'elle s'adresse à des protecteurs laïques, et cela très probablement vers la fin du XIIe siècle (comme la similitude de ces œuvres avec la littérature contemporaine nous permet de le supposer)(2). Il n'est pas douteux que Marie ait eu conscience de la réputation littéraire à laquelle elle était en droit de prétendre et qu'elle ait écrit par un public laïc dont les goûts aristocratiques sont indéniables, ainsi qu'en font foi les dédicaces à un roi ou à un comte. Un autre détail qui peut être considéré comme une certitude, c'est que l'auteur se dit originaire d'une région dépendant de la couronne de France. L'épithète "français" appliqué au parler a pu avoir une certaine imprécision dans les Îles Britanniques et l'Europe du XIIe siècle, mais sous un régime féodal les redevances coutumières (reconnues ou contestées) identifient le suzerain, et le fait de passer d'une juridiction à une autre ne pouvait laisser aucun doute dans l'esprit d'un habitant transféré avec la terre ou dans celui d'un émigrant ; aussi est-il improbable qu'au XIIe siècle le roi de France ait pu être confondu avec le roi d'Angleterre. Si le "roi" sans nom, auquel Marie a dédié son œuvre, reste une énigme pour nous, par contre le lieu d'origine doit se trouver dans le royaume de France.
Le terme "Franceis" se trouve trois fois dans les Lais et une fois dans les Fables, le terme "France" une fois dans les Fables :
"Al Munt Seint Michel s'assemblerent,
Normein et Bretun i alerent
E li Flamenc et li Franceis
Mes n'i ot gueres des Engleis." (Milon)
"Il sunt d'autre païs venuz
E li Franceis et li Norman
E li Flemenc e li Breban,
Li Buluneis, li Angevin
E cil ki pres furent veisin." (Chaitivel)
"Gotelef l'apelent en engleis,
Chevrefoil le nument Franceis"
"Li reis Alvrez, que mut l'ama,
Le translata puis en engleis,
E jeo l'ai rimee en franceis [...] "(Fables)
et finalement : "Marie ai nun, si sui de France"..".
Les distinctions régionales sont claires. De même, l'étude linguistique fournit des indications favorables à cette conclusion. H. Suchier était enclin à identifier la langue de Marie avec celle du Vexin et à trouver confirmation de ce fait dans le Lai des Deus Amanz où elle parle de Pitres (qui se trouve dans la partie normande du Vexin) en termes qui font supposer qu'elle connaissait personnellement l'endroit. "La façon dont Marie parle de la région pourrait faire supposer qu'elle y avait été en personne" (Hoepffner ). Longnon souligne le sens de l'unité très marqué dans le Vexin(3).
Les Fables peuvent tout d'abord servir à montrer la nature des rapports entre l'auteur et son public. L'œuvre à traduire avait en effet été choisie par celui qui l'avait commandée. Sans examiner pour le moment les suggestions proposées pour l'identification du "Comte Willame", "le plus vaillant de nul (variante : cest) realme", il est utile de considérer la disposition de l'œuvre. Le texte anglais à traduire(4) (s'il n'était en latin) peut être reconstitué avec assez de précision par comparaison avec les nombreux recueils en latin(5). Un trait caractéristique bien connu des Fables de Marie se trouve dans la fréquente introduction d'une morale finale s'appliquant à la vie sociale contemporaine :
"Pur ceo mustre li sage bien
Que hume ne deüst pur nule rien
Felon hume fere sun seignur
Ne trere le a nul honur :
Ja ne gardera lëauté
Plus a l'estrange que al privé
Si se demeine envers sa gent
Cum fist li lus del serement."
Le caractère même de la fable provoque souvent une addition de ce genre, car le thème, bien qu'applicable aux dirigeants et aux dirigés de tout temps, était déjà présenté dans un cadre féodal : "Li lus ad concilie assemblé, / A ses baruns ad demandé / Que il deit fere par jugement, De celui qui lui triche et ment" (Del lu qui fu reis). Ce genre d'amplification qui se retrouve dans plusieurs Fables pourrait être considéré comme propre à l'auteur du fait que l'on ne possède aucun autre recueil qui montre, sauf exceptionnellement, les problèmes du mal et du bien, de la sagesse et de la folie, en termes applicables à la réalité contemporaine. Mais il est prudent de penser que nous pourrions n'avoir, ici encore, qu'une traduction faite par Marie et que l'innovation en revient au texte original. De toute façon le goût du protecteur et de son milieu n'en est pas moins caractérisé.
Il est d'autre part intéressant de lire les "morales" de ses Fables, en les détachant temporairement de leurs apologues respectifs. Des conclusions qui paraissent fades et banales prennent alors un sens tout particulier. Ainsi, la morale de la fable De l'aigle et de la corneille :
"Nus mustre essample del felun
Que par agueit e par engin
Mescunseille sun bon veisin ;
Tel chose li cunseille a fere
Dunt cil ne peot a nul chief trere ;
E quant unkes sunt meuz asemble,
Par traïsun li tout e emble
L'aveir que cil a purchacié
Par grant travail e guaainié."
prend plus de vie, en tant que commentaire sur la société des chevaliers et des personnes de rang élevé, lorsqu'elle est immédiatement suivie de passages plus explicites :
"Chescun franc hum le deit saver :
Nul hum ne peot aver honur
Ki hunte fet a sun seignur,
Ne li sire tut ensement,
Pur qu'il voille hunir sa gent ;
Si l'un a l'autrë est failliz,
Ambur en erunt maubailliz."
"Autresi est del traïtur
Que meseire vers sun seignur
A ki il deit honur porter
E lëauté e fei garder [...]"
S'honur en pert e sun aveir,
E reprover en unt si heir[...]
Në il ne deit en curt parler(6)."
Vue sous ce nouvel angle la philosophie pratique des Fables devient singulièrement applicable à la société turbulent et artificieuse, où l'infidélité aux bons seigneurs est suivie de repentir, où un "franc hom" doit être fidèle et ne pas écouter les traitres, où le choix d'un mauvais seigneur ne donne que honte, et cruauté et malice, où le "riche" et le "pauvre" ne doivent pas, de compagnie, chercher le "gain". Le "choix" d'un seigneur avait du sens pour ceux qui étaient à même de choisir. Le "pauvre" chevalier risquait, certes, d'avoir un sort funeste en compagnie de riches et ambitieux feudataires. Pour lui, le "sens" et la "cointise" vaudraient mieux que la richesse et le lignage. La fortune vient en s'aidant soi-même et non pas en attendant les dons d'autrui ou en menant une vie insouciante et oisive. Les princes et les souverains ne devraient pas laisser à des hommes cupides le soin de rendre la justice. Il est difficile de présenter une requête à la cour et souvent une bonne cause est perdue faute de conseils éclairés.
"Issi font li riche seignur
Li vescunte e li jugeür,
De ceus qu'il unt en lur justice ;
Faus acheisun par coveitise
Treovent asez pur eus confundre(7)."
La procédure légale au cours du XIIe siècle trouve son développement le plus remarquable dans l'entourage d'Henri II d'Angleterre. Des traités en latin lui sont dédiés sur ce sujet par des personnes de la cour(8) et il est possible que, sous une influence similaire, des questions analogues aient été les sujets essentiels d'ouvrages en langue vulgaire(9).
Les Fables de Marie seraient un de ces derniers ouvrages. C'est cette atmosphère sociale trouvée dans les Fables de Marie qui renforcerait l'hypothèse fréquemment présentée selon Henri II serait le roi auquel sont dédiés les Lais. Le comte William a, tour à cour, été reconnu comme étant Longuespee, William le Maréchal, ou William de Mandeville(10). Cette dernière hypothèse trouve une nouvelle dans les inscriptions au rôle, où "Comes Willelmus" pour Mandeville était une indication claire pour les officiers du fisc, sans désignation de territoire, alors que pour tous les autres comtes l'inscription au même registre est accompagnée de la spécification territoriale(11).
On peut dire que, parmi ces conjectures, le comte auquel Marie fait allusion est vraisemblablement un de ceux que ses fonctions rapprochaient le plus du roi. D'autre part, des évènements tels que les Constitutions de Clarendon (1166), ou les mesures qui suivirent la révolte (1173), pourraient avoir inspiré des changements dans la procédure et l'octroi des charges de juge. En 1173 tous les shérifs furent démis de leurs fonctions, lesquelles furent ensuite rendues à beaucoup d'entre eux. La question qui reste sans réponse est de savoir si le "vescunte" des Fables est un "vicomte" (comme en France) ou un shérif (comme en Angleterre)(12).
Revenant aux Lais on peut voir que, outre les détails du procès de Lanval, les récits contiennent un élément didactique tendant à faire valoir la question de justice sociale, ainsi que le fait remarquer Hoepffner. Les parallèles ne manquent pas non plus entre les "morales" des Fables et certains aspects des récits des Lais ; ce sont peut-être là des réminiscences ou des anticipations(13). Dans le cas des Lais, les indications concernant l'atmosphère sociale sont à la fois plus nombreuses et plus difficiles à interpréter. L'attention doit cependant être attirée sur certains détails qui, rapprochés de ce qui a déjà été indiqué, deviennent plus significatifs.
On peut supposer que les lecteurs auxquels étaient adressés les Lais, avec le roi à leur tête, étaient non seulement du même genre que ceux indiqués précédemment mais que, de plus, ils recherchaient les divertissements et leur intérêt personnel. Les formes concrètes de "gain" et "aveir" (dans les Fables) sont représentées dans les Lais par les "pris" gagnés dans les tournois, les faveurs de la cour, les "riches duns" et les "femmes e terre" dispensés par le roi. On peut, sans aucun doute, dire qu'une des marques caractéristiques de cette société était : la rivalité dans l'avancement. Le nombre d'agents d'Henri II augmentait et, dans bien des cas, ses charges allaient dans les familles des "hommes nouveaux" qui avaient donné leur appui à son grand-père. On considère depuis longtemps que l'origine des Lais doit se trouver non seulement dans l'imagination ou la superstition populaire, mais aussi dans les légendes concernant la dynastie(14). II est certain que l'imagination et la superstition réapparaîtraient encore à la source de ces dernières, et il serait difficile de distinguer une légende familiale réemployée d'une légende familiale inventée de toute pièce. Le phénomène se voit clairement dans les romans du XIIIe siècle. Il est généralement admis que "Guigemar de Leon" (Guigemar) doit être associé au nom héréditaire des vicomtes. A l'autre extrême, un Lai tel que Chevrefoil fait partie des ramifications de l'histoire de Tristan et ne peut avoir qu'une origine littéraire.
Toute la question des noms propres et de la géographie des Lais se rattache à la question plus large de la "matière de Bretagne", dont les interprétations varient sans qu'aucune soit concluante(15). Brugger soutient la thèse d'une origine "bretonne" continentale pour la "matière" (telle qu'elle est contée dans les récits de Marie) , ces contes, pour lesquels on n'a aucune preuve de leur origine "bretonne" (c'est-à-dire les soi-disant Lais "normands" ou "anglo-normands"), étant, à son avis, inspirés par d'autres, de provenance bretonne, mais adaptés et localisés ailleurs.
Gaston Paris penchait naturellement, pour ce recueil des Lais, vers la théorie d'une origine plus "complexe", tandis que M. Hoepffner, le dernier érudit qui ait fait une étude du sujet, y voit plutôt une forte influence delà littérature contemporaine en langue vulgaire ; on ne peut donc, à son avis, faire peu de déductions sans donner la priorité à des ouvrages contemporains : c'est ainsi que le cadre géographique, les noms propres et les descriptions de scènes sont une imitation de Wace. M. L. Foulet a toujours pensé que Marie, après avoir utilisé une ou deux légendes ou contes populaires comme base de, ses "nouvelles", a ensuite créé le reste en modifiant ses thèmes. Cette opinion était partagée par J. Bédier qui pensait que, dans le cas de Chevrefoil en particulier, bien que Marie ait eu quelque connaissance de l'histoire de Tristan, l'exécutionétait en grande pa rtie une adaptation du roman de Thomas(16).
En dépit de ces attitudes divergentes les critiques sont d'accord, dans l'ensemble, sur les points suivants : l'auteur a apporté un grand soin aux "titres" des Lais, considérant qu'ils avaient de l'importance. Guigemar, Eliduc, Yonec, L'Austic (et peut-être Bisclavrel) peuvent servir à prouver que des contes celtiques forment la base des récits. Chevrefoil, Milon, Fresne, Chaitivel, Deus Amanz, Equitan ne peuvent être classés, n'étant pas nécessairement d'origine celtique, ou non celtique. Chevrefoil est dans une catégorie spéciale du tait que la source livresque est indiquée. Deus Amanz doit aussi être mis dans une catégorie spéciale puisque la description détaillée de Pitre (Pont de l'Arche) a justifié, pour de nombreux critiques, la conclusion que Marie parlait d'un endroit qu'elle connaissait ; et à cette conclusion pouvait s'ajouter une forte possibilité (pour certains une conviction) qu'il s'agissait là de son "pays d'origine". Enfin, un dernier point généralement reconnu est que les Lais, par contraste avec le recueil de Fables, ont été composés à des périodes différentes et réunis ensuite : de toute façon, le recueil des Lais diffère des deux autres ouvrages (les Fables et l' Espurgatoire) qui sont des traductions directes d'un sujet identifiable et se disent des traductions.
Le lai de Lanval est spécial à beaucoup de points de vue. Il est le seul qui se place à la cour du roi Arthur à Carlisle, pendant les guerres avec les Pictes et les Scots (tiré de "la Table ronde" et - d'après M. Hoepffner, et aussi M. Foulet - de Wace et de Geoffroy de Monmouth). Ce lai est parmi ceux dans lesquels le récit est largement basé sur des incidents et la description vise à donner un véritable effet de magnificence :
Lanval donout les riches duns,
Lanval aquitoit les prisuns,
Lanval vesteit les jugleurs,
Lanval feseit les granz honurs.
Le départ mystérieux, en silence, pour Avalon, est une fin dramatique qui ne se trouve pas ailleurs. "Lanval" n'est pas reconnu comme ayant une provenance bien celtique. Ceux qui trouvent une explication dans l'imagination de l'auteur voient dans ce nom une modification de "Lancelot". Le récit se place en Angleterre, bien que le héros soit un étranger.
Dans l'ensemble, on tend à attribuer l'origine de ce Lai - de même que celle de Bisclavret, par exemple - à des contes vraisemblablement répandus dans les régions limitrophes de la Normandie, de la Bretagne, et de la France même. Il y a lieu de noter qu'à l'exception de Guigemar les noms des héros des Lais ne sont spécifiquement associés à aucune tradition familiale du XIIe siècle ; Yonec - diminutif breton de Iwon (a. celtique : Esugenus) - et Milon (Miles), non celtique, ne sont que des noms de baptême courants ; Eliduc, Guildeluec, Guilliadon, Equitan et Lanval ne sont pas identifiés(17). Si ces noms peu familiers sont liés aux légendes de "familles" transmises de génération en génération, c'est que les noms portés ont été modifiés avec le temps. Mais les rapprochements littéraires ne manquent pas : Miles le Gaillart joue un rôle dans Gormont et Isembart et Lanval est souvent nommé comme l'un des chevaliers de la Table ronde ; et ceci soulève le problème de l'imitation(18). Bisclavret est un nom commun. Th. Chotzen donne, dans une étude récente, des raisons linguistiques pour associer la forme avec les traditions galloises. Il y ajoute le poids des influences sociales, par exemple le mariage de David ap Owen (1174) avec Emma, demi-soeur d'Henri II. II suggère aussi que le lai de Milon pourrait être un hommage discret au contemporain Miles de Saint-David, un des conquérants de l'Irlande(19).
Ceci termine l'examen de la documentation disponible concernant les Lais. Mais la question de l'impression laissée par les Fables vaut la peine que l'on y revienne. Si ce qui a déjà été dit à ce sujet peut être pris en considération, il semble justifié de voir la possibilité d'un rapport entre la famille de Lanvalei(20) et le conte de Lanval. "Willelmus de Lanvaleio" est un témoin des chartes d'Henri II, de 1155 à 1179, et faisait partie d'un petit groupe vivant à la cour. Il était présent au Concile de Clarendon (1164) et fut un des juges nommés pour les Iters de 1174 et 1175. Il est à noter, plus particulièrement, qu'il figurait parmi les officiers choisis par Henri II pour la Bretagne (après l'investiture de Geoffroi Plantagenet comme comte de Bretagne du fait de son mariage avec Constance et qu'il était sénéchal de Rennes(21).
Lanvallay, près de Dinan (Côtes-du-Nord), pourrait être l'endroit décrit. On peut aussi songer à Lanvellec (Lannion- Côtes-du-Nord) et à la fameuse région des "landes de Lanvaux" près du Morbihan. F. Lot et J. Loth rejettent l'idée d'un rapport entre le nom de Lanval - dans le lai de Marie - et le nom géographique de Lanvaux(22). Les renseignements concernant la "baronnie de Lanvaux" sont maigres(23). Il existe des références assez nombreuses au Lanvalai "continental"(24). Les documents suggèrent que le juge et sénéchal de la cour venait d'une des familles qui avaient fourni les "hommes nouveaux" d'Henri Ier. Dans ces conditions, la fidélité au petit-fils d'Henri (que ces familles ont dans l'ensemble témoignée) aidait à l'avancement personnel, de même que la protection des lettres qui améliorait les rapports sociaux, ce qui pouvait leur faciliter les choses.
Ainsi qu'il a été signalé récemment, il n'est pas douteux que, pour la classe des barons, le côté social de la "Curia Regis" était au moins aussi important que les travaux des experts parmi eux. Les barons du roi, à quelque race qu'ils appartinssent, étaient sur pied d'égalité à la cour. Leur présence donnait l'occasion de discussions officieuses qui devaient précéder l'établissement de toute règle générale du régime féodal. Pour beaucoup d'entre eux le roi et ses ministres devaient être des visages familiers depuis leur tout jeune âge, car les droits de tutelle du roi amenaient à sa "curia"(25) de jeunes nobles qui apprenaient à le servir.
Si l'on suppose que le lieu nommé dans les Lais n'a pas une origine entièrement livresque, le Mont-Saint-Michel, Saint-Malo, Dol, Nantes et Barbefluet - et même Southampton, Totnes, Exeter ou Carlisle - représenteraient un itinéraire familier à la suite du sénéchal de Bretagne(26). La mention d'Arthur (dans Lanval) peut, avec avantage, prendre place dans un cadre social similaire. A la mort de Geoffroi de Bretagne, son père eut la tutelle de la veuve, Constance, et de sa fille en bas âge, de même que du fils et héritier posthume de Geoffroi. Le grand-père voulut que, comme dans sa propre lignée, l'enfant fût appelé Henri. Le choix d'"Arthur", par Constance, est un détail dans le projet de résistance organisée contre la suzeraineté d'Henri II. Le portrait que fait Marie du roi Arthur diffère de celui de Wace (et de Geoffroi de Monmouth) par le fait qu'il n'est pas sympathique. Ses courtisans, sauf quelques exceptions voulues, sont peints de façon analogue, ce qui fait, ressortir l'injustice des malheurs du héros du Lai. Outre les influences littéraires évidentes, il y aurait lieu de voir là une possibilité d'intérêts de partisans.
Il est aussi probable que, dans le milieu social décrit, le prestige allait plutôt à la génération précédente qu'aux contemporains, et l'on peut suggérer que Miles de Gloucester, le soutien fidèle de Matilda Emperiz, qu'elle fit comte de Herefordshire et dont les terres se trouvaient dans le sud du Pays de Galles, pourrait être un personnage à rapprocher du Milon du sud du Pays de Galles dont parle Marie. Miles de Hereford, qui épousa Sybil, fille de Bernard de Neufmarche, en 1121, fut nommé justicier de la région limitrophe du pays de Galles en 1128. Le comté fut transmis par les héritières à la famille de Bohun qui, du fait qu'elle descendait du grand-père de Miles, Roger "de Pistre" (27), en eut la charge héréditaire. Les descendants directs et indirects de Miles de Hereford auraient très bien pu s'intéresser à un récit concernant Pitre et les "pitrains" du lai de Marie (Deus Amanz). Il devait y avoir, en effet, beaucoup d'intérêts communs dans les réunions d'un baronnage dont les liens par mariage étaient étroits et souvent compliqués, et dont les biens et les domaines, largement disséminés, étaient cependant susceptibles de se trouver à une distance inattendue(28). Même la dispute prolongée - de 1173 à 1199 - au sujet de la suppression de l'archevêché de Dol, pourrait avoir affecté des seigneurs de domaines éloignés. Dans l'histoire de Fresne et Gurun (le seigneur de l'archevêque), la dame, ayant été une enfant trouvée, tire son nom de l'arbre où elle avait été placée(29). Il est à noter que sa soeur jumelle, élevée comme fille unique chez ses parents, est appelée, sans raison, par le nom extraordinaire de "Coudre". Les chevaliers inféodés de Gurun sont ainsi à même, lorsqu'ils sollicitent un mariage désirable avec la fille d'un seigneur voisin, de jouer sur les mots en faisant allusion à la situation(30). C'est essentiellement le nom seul de Fresne qui est à la fois justifié et expliqué dans le lai du Fresne De plus, ce récit est l'un de ceux du recueil de Marie dans lequel l'attention n'est pas saisie par l'élément surnaturel ; dans ce genre réaliste (tel qu'Equitan ou Chaitivel) le titre se trouve, par analogie, mis en valeur. Je suggérerais donc qu'ici encore cet épisode, façonné par Marie, concernant une nouvelle Cendrillon, paraîtrait susceptible de divertir les maisons portant le même nom. Parmi les nombreux seigneurs de Fresnes et Fresneys(31), les voisins de ceux de la dynastie de Pistre pouvaient justifier une attention spéciale. Ceci s'applique aux membres de la famille inféodée d'Adam de Port (1166), sur le fief que l'on disait venir de Sybil, veuve de Miles de Gloucester, et fille de Bernard Neufmarche (de Brecknock)(32). La Borderie, dans sa courte appréciation des "lais bretons" tels qu'ils sont représentés dans le recueil de Marie, choisit seulement celui-ci pour faire une remarque :
« Or, dans la paroisse de Saint-Méloir des Ondes existe encore un gros village de ce nom (La Coudre), fief noble au moyen âge et seigneurie à juridiction. L'héroïne était donc une fille du seigneur de la Coudre, et l'intervention de l'archevêque est toute naturelle, car Saint-Méloirs touche Dol, à peine à deux lieues l'un de l'autre. C'est donc ici simplement une aventure domestique d'une famille du pays de Dol, dont on a fait un lai. »
J'étais parvenue à mes propres conclusions avant de lire cette remarque, et je considère toujours le titre du Lai comme ayant le sens principal. Il devient vraiment difficile d'ignorer des détails qui, pour une raison ou une autre, se rapportent à ce voisinage : Dol (Fresne), Mont-Saint-Michel (Milon), Saint-Malo (Laustic). On peut ajouter, à la mention faite par La Borderie concernant La Coudre (carte de Bretagne : Dinan), Lanvallei et La Fresnais, également près de Dinan. Les cousins, Roland et Olivier, chefs des deux branches de la seigneurie de Dinan, s'étaient d'abord révoltés contre Henri II, puis réconciliés avec lui, Roland étant assigné comme sénéchal au jeune comte Geoffroi. Mais Geoffroi s'offensa de ce contrôle et, en rétablissant la discipline, Henri envoya à sa place un agent en contact plus étroit avec la cour - et probablement un officier plus capable - William de Lanvallei. Les Assises de Geoffroi, avec leurs définitions importantes de l'héritage féodal, et les questions légales qui en découlent, appartiennent aussi à cette période. Des voisins - et peut-être des parents - des Lanvallays en Angleterre sont les familles de Plugney et de Dinant (du château de Ludlow). Joce de Dinan tint Ludlow pour l'impératrice(33).
En rapprochant ces faits historiques et géographiques, on ne peut qu'indiquer comment des éléments, qui ont formé la base de récits tels que ceux des Lais de Marie, ont pu se propager dans le sillage des familles nobles. Vers le milieu et la fin du règne d'Henri II les terres de familles pour la plupart établies depuis la Conquête s'étendaient de la côte orientale de l'Angleterre jusqu'aux abords du pays de Galles. L'histoire de la baronnie de Lanvallei, dont le siège était à Walkern, Hertfordshire, résume les tendances de l'histoire sociale lorsque les Lais furent composés. Le William (I), témoin des chartes d'Henri, a atteint son rang par son mariage avec l'héritière des Saint-Clair d'Essex. Bien qu'il ait une fois été associé, comme chef de justice ("justice in eyre") avec un membre d'une famille distinguée de juges, les Basset, lui-même et son fils, William II (l'un des vingt-cinq barons choisis pour contrôler l'application de la Grande Charte) semblent avoir appartenu plutôt à des familles "féodales" qu'à des familles "de légistes". La maison passe à une héritière dont la tutelle est achetée par le dernier "Justicier", Hubert de Burgh, en vue de l'établissement de son fils, John. Les origines de Hubert restent obscures pour les historiens. La façon dont il acquit des terres dans cette région rappelle "une certaine clique de l'échiquier" associée aux comtés orientaux(34). Ce sont aussi les régions (Est Anglie, Comté de Lincoln et les Midlands) desquelles il a été dit : "There is, in fact, hardly any county in which this Breton element is not found, and in some counties its influence was deep and permanent"(35). On peut trouver les origines de cette influence dans la Conquête, mais aussi dans la période pendant laquelle Henri Ier, à son avènement au trône, fut suivi par des hommes provenant de sa seigneurie précédente.
Les suggestions faites jusqu'ici, quelque provisoires qu'en soient les arguments, trouvent leur justification dans l'intérêt qu'il y a à replacer l'œuvre de Marie dans l'atmosphère de son temps pour en saisir le sens avec quelque chance de vérité. Son œuvre était destinée à des patrons qui devaient certainement appartenir a la société représentée ici ; leurs mœurs, leurs préoccupations, ont dû être identiques. Quelques-uns devaient dépendre du roi beaucoup plus que d'autres - les serviteurs à la cour et ceux qui n'étaient pas des "héritiers". William (I) de Lanvallei se trouve souvent associé avec Henry d'Oilly (un fils naturel d'Henry Ier) : leur situation et leurs intérêts sont analogues à beaucoup de points de vue. Dans le Lai intitulé Lanval, lorsque l'attention se détache du héros et de la fée, le personnage qui attire le respect - tandis que Gauvain et Ivain forcent l'admiration - c'est le duc de Cornwall. Pour les Lanvaleys et d'Oillys, dans la vie réelle, c'était Reginald, comte de Cornwall, qui veillait aux intérêts d'un roi (et neveu), comme médiateur prudent et expérimenté. Il était le chef naturel de tels éléments à la cour. Peut-être n'est-ce pas par accident que le seul lien entre nous et l'auteur des Lais existe à l'endroit où se trouvait, au XIIe siècle, un centre principal de l'activité sociale d'Est Anglie et des Midlands, à Bury-St-Edmunds. C'est là que s'élevait la grande et riche abbaye, l'autel du "patron de l'Angleterre". Son abbé, "éloquent en français et en latin", qui "haïssait les menteurs et les grands parleurs", était un contemporain de Denis Piramus qui, vraisemblablement, a écrit en français sa vie du saint à l'abbaye. Dans son prologue bien connu, Denis, qui était l'auteur de poèmes profanes, choisit comme exposeurs de mensonge "Cil ki Partenopé trova" et l'auteur des Lais :
"E si en est ele mult loee
E la rime par tut àmee,
Kar mult l'aiment, si l'unt mult cher
Cunte, baron e chivaler,
E si enaiment mult l'escrit
Elire le funt, si unt délit,
E si les funt sovent retreire.
Les lais soient as dames pleire
De joie les oient e de gré
Qu'il sunt sulum lur volenté.
Li rei, li prince et licourtur,
Cunte, barun e vavasur
Aiment cuntes, chanceuns e fables...
Jeo vus dirrai par dreite fei
Un déduit [...]
E plus delitable a oïr."
On a souvent prétendu que le choix de Partenopé et des Lais est dû à l'élément fantastique dans ces deux ouvrages. La description de l'œuvre de Marie occupe plus de place, soit (comme on le dit généralement) du fait de leur plus grande popularité auprès des personnes de la cour, soit parce que l'auteur était mieux connu du lecteur pour lequel Denis écrivait. Denis a employé pour son "récit vrai" ("bien le virent postre ancestre" et "nus en apres d'eir en eir", comme bien des miracles l'ont montré) Geoffroi de Monmouth. L'Estoire des Engleis de Gaimar, qui est aussi basée sur les mêmes éléments, fut écrite parce que "Dame Custance le fist translater". Il y a certainement lieu de penser que "Dame Marie ki fist [...] les vers de lais" pourrait très bien être du même rang social et avoir les mêmes intérêts. Ses Lais sont en effet présentés comme faits historiques et, dans son propre prologue, elle dit qu'elle renonce au projet "d'aukune bone estoire faire, e de latin en romaunz traire" ; et qu'elle le remplace par une série de récits que "Cil ki primes les comencierent [...] pur remembrance firent". Denis suivait le Liber de miraculis d'Hermann, lorsque notre exemplaire incomplet de son poème se termine. Dans la partie perdue on peut supposer que l'on aurait trouvé une reproduction du miracle de Wulmar qui, entré en transe :
videt in somnis, ac si visibilibus oculis, hostio suae domus aperto, intus advolare columbam nivei candoris, assidentem supra sedili domus, quo jacentis lectulus capite erat adnixus. Quae columbina simplicitas versa versus infirmum, prout sibi fuerat visum, subito mutatur in cujusdam venusti hominis vultum, sedensque respicit ad aegrotum misericordissime. O nova et inaudita metamorphosis ! Satis altera quam pandat quivis liber Nasonis. Haec spiritualis et homini proficua, illae vero corporales ad risum moventia. Surgit a sedili talis ac celestis vir metamorphosicus.
Lorsque Denis, vieux et repentant, lisait ce passage, peut-être évoquait-il ses souvenirs mondains en ces vers :
"Quant ele ot faite pleinte issi,
L'umbre d'un grant oisel choisi
Par mi une estreite fenestre.
Ele ne seit quei ceo pout estre.
En la chambre volant entra
Gez ot as piez, ostur sembla,
De cinc mues fu u de sis.
Il est devant la dame asis.
Quant il ot un poi esté
E ele l'ot bien esgardé,
Chevaler bel e gent devint.
La dame a merveille le tint ;
Li sans li remut e fremi,
Grant poür ot, sun chief covri."